Origines de la pudeur

Par Morgane Léger

 

Peut-on parler d’une émergence de la pudeur chez le sujet ? D’où s’origine la pudeur ?

Jacques Lacan, dans le Séminaire « RSI », évoque un film apporté par Jenny Aubry qui illustre le concept de stade du miroir. Il s’intéresse au geste de l’enfant face au miroir qui passe sa main devant le « phallus, ou peut-être son absence [1]», geste qui produit une élision. « Il y a là quelque chose dont le lien est en quelque sorte primordial par rapport à ceci qui s’appellera plus tard la pudeur, mais dont il serait excessif de faire état à l’étape dite « du miroir [2]».

Lacan évoque déjà ce geste, prélude à la pudeur, dans son Séminaire L’angoisse : « S’il y a quelque chose qui concrétise cette référence au non spécularisable [...], c’est bien le geste de cette petite fille, sa main passant rapidement sur le gamma de la jonction du ventre et des deux cuisses, comme en un moment de vertige devant ce qu’elle voit [3]». La pudeur, comme voile posé sur le phallus ou son absence, trouve son origine dans ce vertige et ce mouvement d’élision qui vient faire trou dans l’image jubilatoire du miroir.

Quelques mois plus tard, un affect différent de la jubilation commence à être éprouvé par l’enfant. Vers deux ans et demi, trois ans, celui-ci devient sensible au regard de l’Autre, à sa présence, à une remarque qu’il peut faire. L’enfant peut rougir, témoigner d’un embarras, vouloir se cacher. Le leurre phallique commence à se mettre en place.

Ce nouvel affect semble concomitant de l’émergence du langage articulé et de l’usage du « je ». L’enfant commence à éprouver « la dimension de la honte [4]» comme « trou d’où jaillit le signifiant-maître [5]». En créant le néologisme d’ « hontologie [6]», Lacan nous indique que l’être et la honte ne vont pas l’un sans l’autre. Si la honte est première – honte d’être fondamentale –la pudeur vient, en second, corporiser la honte en la localisant sur le phallus qu’il s’agira de voiler.

Les romains distinguaient la pudeur du corps (pudor) et la pudeur du sentiment (pudicitia). Pudor et pudicitia s’articulent l’une à l’autre. La pudeur n’est pas seulement pudeur du corps, voile qui cache le phallus en même temps qu’il phallicise le corps. La pudeur concerne également la parole, son efficience amène le sujet à ne pas dire tout ce qui lui passe par la tête. Il s’agit à la fois d’un effet du refoulement et d’un semblant adopté par la société dont le sujet accepte ou non de se faire la dupe.

Au contraire du pousse-à-dire surmoïque contemporain, que Jacques-Alain Miller a épinglé sous le terme de « complexe du tout-dire [7]», la pudeur se situe du côté du bien-dire, compte tenu du fait qu’il n’y a pas de rapport entre les sexes qui puisse se dire. La pudeur est un voile posé sur un impossible à dire réel.

Intervenant en crèche, j’ai été témoin de l’embarras d’une petite fille de trois ans. Grande sœur depuis peu d’un bébé allaité par sa mère, cette petite fille jouait sur la section avec un poupon à qui elle faisait discrètement semblant de donner le sein. Une auxiliaire de puériculture s’adresse à elle : « je t’ai vu donner le sein à ton bébé ». La petite fille arrête aussitôt son jeu et va se cacher. L’énoncé de l’adulte produit la honte en dévoilant le lieu secret que cette petite fille commençait à élaborer pour cheminer sur les questions ayant trait au sexuel, à la naissance d’un bébé, au désir maternel...

Dans le Séminaire, Le désir et son interprétation, Lacan revient sur la constitution du sujet de l’inconscient comme corrélative de la distinction du je de l’énoncé et du je de l’énonciation : « Le sujet l’éprouve [la dimension du n’en rien savoir] sur fond de ce que l’Autre sait tout de ses pensées, puisque ses pensées sont à l’origine, par nature et structuralement, le discours de cet Autre. La découverte que, c’est un fait, l’Autre n’en sait rien, de ses pensées, inaugure la voie par où le sujet va développer l’exigence contradictoire que recèle le non-dit. De là, il aura à trouver le chemin difficile par où il aura à effectuer ce non-dit dans son être, jusqu’à devenir cette sorte d’être auquel nous avons affaire, c’est-à-dire un sujet qui a la dimension de l’inconscient. [8]»

Ces trois temps logiques se retrouvent chez le jeune enfant : 1) L’enfant a l’idée que l’Autre sait tout de ses pensées. 2) La contingence l’amène à découvrir qu’il n’en est rien et que l’Autre ignore le contenu de ses pensées. C’est là que vont émerger les premiers non-dits, « mensonges » et précieux secrets. On est aux prémices de la pudeur. 3) Par ce que Lacan nomme un tour de passe-passe difficile, le jeune enfant va avoir à faire passer le non-dit, l’espace secret à l’inconscient. C’est l’étape où se fait la distinction entre le je de l’énoncé et le je de l’inconscient, soit l’avènement du refoulement et la mise en place de la pudeur.

Lacan indique dans cette séance : « L’objet est ce quelque chose qui supporte le sujet au moment précisément où celui-ci a à faire face, si l’on peut dire, à son existence. C’est ce quelque chose qui supporte le sujet dans son existence au sens le plus radical, à savoir, au sens justement où il existe dans le langage. […] ce qui est supporté par cet objet, c’est justement ce que le sujet ne peut dévoiler, fût-ce à lui-même [9]».

Peut-on faire l’hypothèse que les menus objets dont le jeune enfant vers trois quatre ans remplit ses poches en secret sont une tentative pour lui de supporter son être dans ce qu’il a de plus intime ?

Les prémices de la pudeur sont chez l’enfant le secret et la cachette, mais aussi l’élection de petits objets, précieux pour l’enfant, jugés parfois incongrus par l’adulte : ce sont autant de façons, pour le jeune enfant, de se construire peu à peu son espace privé qui passera plus tard à l’inconscient. Il revient à l’adulte d’en accuser réception, en respectant l’intimité de l’enfant et en ne dévaluant pas la dimension précieuse de ce petit rien voilé.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars, 1975, inédit.

[2] Ibid.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, Paris, 2004, p. 235.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 1991, p. 218.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 209.

[7] Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », Quarto, n°78, février 2003, p. 11.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 2013, p. 107.

[9] Ibid, p. 108-109.