Porno ou freudo ?

Par Jean-Noël Donnart

En interrogeant « La différence sexuelle comme idéologie socialement dépassée » ou encore « la fluidité des genres » ou « le flottement », Laura Sokolowsky et Hervé Damase [1] mettent en lumière que l’abord de la sexuation des enfants nécessite, pour trouver sa logique, d’aller avec Lacan au-delà « du sujet de la parole » et de sa sémantique : « on est obligé de mettre le corps dans le coup [2]», comme l’indique Jacques-Alain Miller. Aller au-delà du sujet de la parole c’est, en d’autres termes, aller au-delà du champ de la dialectique, au sens où « tout dans la jouissance n’obéit pas aux schémas freudo-hégéliens [3] » que décrypte J.-A. Miller dans son dernier cours – au même titre que le sexuel aujourd’hui ne répond plus à des normes fixées par la « la vulgate d’un standard œdipien ».

Le flottement contemporain à l’égard des normes conduit à ne pas s’arrêter – certes en bon chemin – dans l’abord de ces questions de sexuation, à l’assomption du manque ou du « rien » qui fait le dernier mot de La direction de la cure, ou encore à l’index de la jouissance qu’est l’objet a, mais de tenter de tenir compte de ce que la passe peut enseigner de la place du corps.

De ce point de vue, J.-A. Miller donne une indication précise dans son cours sur le corps dans son articulation avec la jouissance : « le corps dont il s’agit, dit-il, […] Lacan l’introduit non pas comme un corps qui jouit – le corps qui jouit, c’est pour le porno, là nous sommes dans le freudo –, il s’agit du corps en tant qu’il se jouit. C’est la traduction lacanienne de ce que Freud appelle l’autoérotisme. Et le dit de Lacan Il n’y a pas de rapport sexuel ne fait que répercuter ce primat de l’autoérotisme. […] à la racine des symptômes freudiens qui parlent si bien et qui se déchiffrent dans l’analyse, qui font sens, à la racine de cette sémantique, il y a un pur événement de corps [4]».

Corps qui jouit ou se jouit, la nuance peut paraître subtile ou ténue. Elle implique de saisir comment Lacan interprète l’autoérotisme freudien, au fil des avancées de son enseignement. À suivre la lecture et la logique du cours cité, ce gap du jouit/se jouit, du porno au freudo, apparait pourtant fondamental. Quelques lignes plus loin, J.-A. Miller éclaire la chose : « Lacan trace des voies. Quand il dit Il n’y a pas de rapport sexuel, cela est dit au niveau du réel, pas au niveau de l’être. Au niveau de l’être, il y a du rapport sexuel en veux-tu, en voilà. Ce dit est dit au niveau du réel et formule que l’inexistence du rapport sexuel, ce n’est pas un refoulement.[5] »

Interroger cette question de la sexuation des enfants est une invitation à tenir compte de cette jouissance muette qui se caractérise par son effraction hors sens [6]. Cela peut s’entendre comme une invitation à situer avec davantage de précision les symptômes liés à « la conjonction de ce que [Lacan appelle] ce parasite, qui est le petit bout de queue en question, avec la fonction de la parole [7]». Le corps visé dans cette définition se situe au niveau de l’existence [8], il s’écrit donc plus qu’il ne se dit, et n’est pas celui du stade du miroir, qui se définit par sa forme imaginaire, souvent prévalent dans la clinique avec les enfants. La répétition autoérotique s’interprète moins comme « faute » ou « culpabilité [9]» (Freud) que comme présence d’une « jouissance opaque au sens [10]». Peut-être ce point – ardu – peut-il éclairer ce passage, ardu tout autant, du Séminaire XXIII où Lacan distingue jouissance pénienne et jouissance phallique, indiquant que « le petit bout de queue » en question peut s’attraper de différentes façons (sic) suivant les registres en jeu – le diable se cachant toujours dans les détails ! – : « La jouissance dite phallique n’est certes pas en elle-même la jouissance pénienne. La jouissance pénienne advient au regard de l’imaginaire, c’est à dire de la jouissance du double, de l’image spéculaire, de la jouissance du corps. Elle constitue proprement les différents objets qui occupent les béances dont le corps est le support imaginaire. En revanche, la jouissance phallique se situe à la conjonction du symbolique avec le réel. [11]» Cette distinction confirme d’une autre façon encore que l’anatomie n’est décidément pas le destin.

 

[1] Damase H., Sokolowsky L., argument de la 6e journée de l’Institut de l’Enfant, disponible sur internet : https://institut-enfant.fr/zappeur-jie6/argument-2/

[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 30 mars 2011, inédit.

[3] Ibid., cours du 2 mars 2011.

[4] Ibid., cours du 30 mars 2011.

[5] Ibid., cours du 30 mars 2011.

[6] Ibid., cours du 23 mars 2011.

[7] Lacan, J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 15.

[8] Miller J.-A., op.cit., cours du 23 mars 2011.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 56.