Prendre son pied

Édito

Par Valeria Sommer Dupont

 

L’image est éloquente, un enfant en boule prend son pied, de soi à soi, dans une solitude auto-érotique. « Comme il est mignon ! », s’écrit celui qui contemple la scène. L’enfant tout mignon qui prend son pied, ne le prend pas hors civilisation, hors langage. Il le prend sous le regard de l’Autre qui, en plus le prend en photo et partage son image dans les réseaux. Et « que je te mange ton pied, happ ! », et « que je te fais des guilis » et que je te dis « berk ça sent le fromage ton petit pied tout mignon qu’il est ! ». L’Autre vient prendre son pied au petit bébé en boule. « À qui est ce p’tit peton que je mange tout cru ?! ». Et voilà les embrouilles de l’assignation : « c’est à moi », mais « c’est qui moi ? ».

« Pourquoi l’infans prend son pied ? » À l’instar d’une blague populaire on pourrait répliquer « Parce qu’il peut ! ». Pourquoi s’arrêterait-il ? Que l’enfant se laisse croquer par l’Autre du langage, que la jouissance de l’Un soit attrapée dans les filets de l’Autre, est une possibilité comme une autre. Cela peut ne pas arriver. Lorsque ça arrive, lorsque l’enfant bichito bolita[1] rentre dans la dialectique de l’Autre, nous dirons que c’est le temps de l’Œdipe en tant que mise en scène de la castration, d’une inter-diction : « la jouissance doit être refusée pour être atteinte sur l’échelle inversée de la loi du désir [2]». Une fois la jouissance autistique entamée, surgira celle de la joui-sens articulée au signifiant, inter-dite. Mais il se peut aussi que l’enfant cesse de « prendre son pied » tout simplement parce qu’il perd la plasticité corporelle dont il bénéficie, ce n’est pas le signifiant qui l’arrêterait alors, mais le réel de son propre corps. Or pourquoi accepterait-il les « limites » que le corps impose par sa consistance ? Il peut toujours devenir contorsionniste, travaillant durement son corps pour gagner en souplesse ! Cela va avec des torsions et contorsions, à l’occasion douloureuses. Il se peut aussi que l’enfant perde le goût de cette pratique après avoir trouvé une satisfaction non pas substitutive au sens signifiant, au sens métaphorique, mais une satisfaction autre qui viendrait faire de l’ombre à la « première ». L’enfant peut aussi rester toujours fixé à cette satisfaction inaugurale, voire se vouer à un « Prends ton pied ! » comme formule d’une jouissance articulée au surmoi (qui a bien un pied dans le ça). La clinique nous démontre que les destins sont variés et que rien n’est écrit au préalable : embrasser les pieds du lépreux, acheter des chaussures de manière compulsive, faire des talons aiguilles une condition érotique, ne pas pouvoir tenir debout dans la vie – je pense ici au « Allein stehen » d’Elisabeth Von R dont l'équivoque signifiant a été analysé par Freud.

Il y a dans le fait de « prendre son pied », une histoire sans queue ni tête. Un point qui échappe au phallus et à la raison. Ça ne s’explique pas, ni par l’anatomie, ni par la génétique, ni par la culture, ni par le genre, même pas par Œdipe dont le pied était bien enflé.

C’est du corps dont il s’agit, du corps bien avant que l’infans ne s’approprie le langage, et pas avant dans un sens « évolutif » mais, ce qui du corps est toujours autre au signifiant articulé. La raison court après, elle n’arrive pas à rendre compte « du prendre son pied » qui se joue dans le corps. Le que se jouit ? n’a pas un corrélât dans un que suis-je ? Une disjonction est là de structure qui fait qu’en quelque sorte nous sommes toujours à côté de nos pompes, en mal d’identité, dans l’impossibilité d’identifier clairement et distinctement, avec un mot du langage commun, l’être et la jouissance. « Garçon », « fille », « bi », « non-bi », « trans », « cis », « corps »… la valeur d’usage de ces mots par un parlêtre échappera toujours au dictionnaire.

D’ici deux jours, nous mettrons enfin les pieds dans le plat ! La 6e Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant dirigée par Laura Sokolowsky et Hervé Damase aura lieu. On a hâte d’entendre ce que de la sexuation ne s’enseigne pas mais peut se transmettre.

Je remercie au formidable équipe du Zappeur: Silvana Belmudes, Aurélie Charpentier-Libert, Marion Figarol, Alexandre Gouthière, Zoubida Hammoudi, Anne-Cécile Le Cornec, Christophe Le Pöec, Fanny Levin, Aurélie-Flore Pascal et Camille Schuffenecker, qui on fait des pieds et des mains pour que le Zappeur vous parvienne tout beau les jeudis à 9 h du matin ! Edition, vérification de citations, chasse aux coquilles, mise en images, mise en ligne, tout ça au pied levé. 

Merci  à Damien Guyonnet, Angèle Terrier et Christophe Le Pöec, pour la coordination des Zappeurs Spéciaux de luxe. Et aussi à Adela Alcantud et Morgane Léger, avec qui nous avons concocté les suppléments Manga.

Merci enfin au comité d’incitative, Daniel Roy, Jean-Robert Rabanel et Alexandre Stevens ; à Laura Sokolowsky et Hervé Damase, directeurs de la journée ; et à tous les nombreux contributeurs qui nous ont fait penser avec nos pieds, comme a pu dire Lacan qu’il faisait lui-même lors de sa conférence au MIT. Penser en cheminant, seule manière de trouver quelque chose de dur dans son parcours. Quel pied!

Á samedi !

Valeria Sommer Dupont

Responsable du Zappeur et du blog de la JIE6

 

[1] Cloporte en espagnol, plus littéralement p'tite bête en forme de p'tite boule.

[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 827.