Retour sur la petite différence.

par Laurent Dupont

 

On peut observer ici ou là, au mieux une légère critique ou une douce ironie face à la multiplication des lettres, LGBTQIA+ [1]… lettres recouvrant des signifiants qui tentent pourtant de dire ce qui pour Lacan ne peut se dire : le rapport sexuel. Cette critique me semble dommage et stérile car chacun est à la recherche d’un signifiant qui viendrait dire le non-rapport et, face à cet impossible à dire, face à ce réel, chacun invente. Fille ou garçon étant des signifiants, n’en déplaise à la petite différence [2].

Voyons tout de même que de la petite différence, on a fait un monde et parfois on en fait tout un monde. Cela fait couler de l’encre dans le meilleur des cas, parfois du sang, cela fait écrire, peindre, et même renverser des papes pour instaurer une nouvelle religion, voir ce bon Henry VIII : « Le roi d'Angleterre, Henri VIII, jusque-là soutien sans faille de la papauté, avait épousé en 1509 Catherine d'Aragon. Sans héritier mâle, et par ailleurs épris de sa maîtresse Anne Boleyn, il fait parvenir au pape en 1527 une demande d'annulation de son mariage. Ayant essuyé en 1530 un refus définitif de Clément VII pour des raisons politiques, il se proclame l'année suivante alors « Chef Suprême de l'Église et du Clergé d'Angleterre » et rompt toute relation diplomatique avec Rome [3]». Bien sûr il existe d’autres considérations à cette décision d’Henry VIII, mais arrêtons-nous sur celles-là un instant : enfant mâle, femme, maîtresse, amour… et on se retrouve avec une nouvelle religion : l’anglicanisme. Nous voyons bien que la nature n’a rien à voir là-dedans, mais bien plutôt, ça ressort de ce qui rate, de ce qui ne fonctionne pas : une femme stérile (selon Henry VIII), un pape obtus (selon Henry VIII), une maîtresse ravissante (selon Henry VIII) et il faut alors changer le monde, pour que le désir trouve à se satisfaire. Ainsi, de la petite différence, on en fait toute une histoire avec un petit ou un grand H, et ce depuis très longtemps. La nature, ça ne rate pas, c’est ce qui revient toujours à la même place, le non-rapport sexuel c’est ce qui rate de structure.

Lacan ne tergiverse pas sur la petite différence : « un organe n’est instrument que par le truchement de ceci, dont tout instrument se fonde, c’est que c’est un signifiant [4]». La petite différence ne tient sa différence qu’en regard d’une construction, une machinerie signifiante qui permet à l’indicible de croire pouvoir se dire. Quand Freud énonce : l’anatomie c’est le destin, il ne l’impose pas, il le constate. Il faudra du temps avant que la science ne lui donne tort. Je remarque juste que Freud n’a pas dit Garçon-Fille c’est le destin, il a dit l’anatomie. Il est donc clair que si à l’époque de Freud, l’anatomie c’est le destin, tout son travail sur le choix d’objet, le destin de la pulsion, les pulsions partielles, surmoi, Idéal, sublimation, identification… vise à faire entendre que la sexuation, elle, ce n’est pas le destin. D’une certaine façon, les lettres : LGBTQIA+… sont très freudienne puisqu’elles désignent : soit le choix d’objet, soit un mode de destin de la pulsion.

Et, aujourd’hui, même l’anatomie est prise dans cette dynamique, la génétique est venue mettre du signifiant sur le destin. Est-ce que ça change fondamentalement ? Au lieu de dire « elle a les yeux bleus de sa mère », ou « il a le sourire de son grand père », on dira peut-être : « elle a les gènes récessifs yeux bleus de sa mère qui ont rencontré les gènes bleus masqués par le gène dominant yeux marrons de son père » et « la composition génomique de la béatitude du grand-père a sauté une génération ». Bref, penché sur le berceau on continuera à mettre du signifiant, du S1 venant représenter le sujet pour un autre signifiant et nous continuerons à s’inscrire dans une chaine signifiante (S1-S2) et l’enfant devenu grand continuera de se plaindre en analyse des signifiants qui l’auront assigné à une place dont il ne voulait absolument pas et, en poursuivant son travail d’analyse, il s’apercevra peut-être de la jouissance qu’il éprouve à cette plainte et de la place qu’il y joue.

En attendant, le psychanalyste entend les conséquences des discours qui tentent de dire, de palier le non-rapport. Lacan de ce point de vue avait tout à fait anticipé les enjeux de la sexuation, le signifiant pour dire viendra toujours à manquer, il est à inventer au un par un, renvoyant chacun à sa singularité propre. Garçon-fille, ça ne suffit plus, la pluralisation des Noms-du-Père fait surgir la pluralisation des identités. Il y en aura toujours plus, sans doute. Peut-être que finalement, faisant là encore écho à Lacan, nous ne sommes pas poètes mais poèmes[5], alors le seul moyen de dire ce qui ne peut se dire, serait d’entendre le poème que chaque sujet est, au-delà des signifiants dont il s’habille. La sexuation serait alors un poème qui ne peut se dire mais seulement se lire.

 

[1] LGBTTQQIAP : lesbian, gay, bisexual, transgender, transexual, queer, questioning (des personnes qui se questionnent sur leur sexualité), intersex, asexual, allies (les alliés hétérosexuels de la cause), pansexuels (qui revendiquent une attirance pour n'importe quel genre) in https://www.liberation.fr/france/2018/01/25/mais-ca-veut-dire-quoi lgbtqia_1625090#:~:text=Aux%20Etats%2DUnis%2C%20le%20sigle,n'importe%20quel%20genre)

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 11 et suivantes.

[3] Cf. Wikipédia.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, op. cit., p. 17.

[5] Cf. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 572.