Sexuation et deuil de l’objet a

Par Hélène Bonnaud*

Lacan, dans le Séminaire Le sinthome, donne une version inattendue du couple homme/femme. Il introduit « la notion de couple colorié » qui indique que « dans le sexe, il n’y a rien de plus que l’être de la couleur, ce qui suggère en soi qu’il peut y avoir femme couleur d’homme, ou homme couleur de femme [1] ». « La couleur n’a aucun sens », précise-t-il, ce qui ouvre à tous les possibles. Mais cela n’exclut pas l’importance, dans l’affaire, du signifiant phallus en tant qu’il est le support de la fonction du signifiant.

Je partirais donc de ces deux facteurs que sont, d’un côté, le sexe en tant qu’être de couleur, et, d’un autre côté, le sexe en tant que phallus, support de la fonction du signifiant. Il semble qu’aujourd’hui, la primauté de la binarité sexuelle – ou garçon ou fille –, si elle est contestée, reste une constante dans les discours. Ainsi, le mouvement LGBT se construit-il sur la binarité pour en contester la structure fermée et faire entendre les minorités qui s’organisent autour de ce fait de discours. Un seul point me paraît important, car il semble relever de l’infini, c’est le signe + qui s’écrit après le sigle LGBT pour indiquer qu’il y a une infinité de possibles dans la sexuation. En cela, grâce à ce signe +, le mouvement LGBT et la version lacanienne de la couleur comme mode de lecture de la sexuation, se rejoignent, sauf que, dans le mouvement LGBT, le + indique des nominations supplémentaires cherchant à désigner des modes d’identités multiples alors que, pour Lacan, la sexuation s’inscrit dans l’infinité des nuances de couleurs tout en restant bornées par les signifiants homme et femme. Au-delà de ce couple, il n’y a pas de signifiant pour dire la sexuation. Seule la jouissance dite féminine, est hors sens, et donc hors du cadre de la binarité sexuelle et c’est pour cela qu’on ne peut rien en dire. Sans doute le mouvement LGBT+ se cogne-t-il à ce réel de la jouissance féminine supplémentaire, cherchant à nommer cet impossible pour en border le trou.

Je vous propose de mettre au travail cette question de la binarité pour répondre à la délicate question de la sexuation des enfants, en faisant l’hypothèse d’un effet de réel possible chez certains parlêtres, d’un insymbolisable concernant la sexuation du bébé attendu pendant la grossesse.

Le vel d’aliénation et ses conséquences

Aujourd’hui, lorsque naît un enfant, les parents savent déjà, le plus souvent, de quel sexe il est. Ils le connaissent par voie d’échographie, et donc par l’image qu’ils ont vue marquant la présence ou pas de l’organe mâle. Ainsi, le bébé est sexué dès le quatrième ou cinquième mois de grossesse. Les mères savent qu’elles portent une fille ou un garçon, choix binaire comme on le sait, et, à partir de là, elles ont à faire le deuil de l’enfant porteur du sexe opposé, et cela, de façon le plus souvent indicible. Il s’agit d’une forme de deuil particulier, puisqu’en réalité, ce qui est perdu est purement insymbolisable. C’est un réel qui peut certes s’imaginariser, se fantasmer, mais qui reste de l’ordre d’un impossible. C’est en cela que parler de deuil est abusif car le deuil touche à une perte d’objet symbolisé. Gardons pourtant ce terme, car je n’en trouve pas d’autre, même si je me suis demandée si on ne pouvait pas référer cette perte à une castration, et posons-nous la question de pourquoi la future mère doit faire le deuil de l’enfant du sexe opposé à celui qui lui est annoncé. Elle perd le choix, c’est-à-dire qu’elle perd la fille si c’est un garçon qui est annoncé, et le garçon quand c’est une fille. On reconnaît là l’opération d’aliénation telle que Lacan en rend compte dans les Écrits [2]. L’aliénation s’écrit à partir de la réunion conduisant alors à un choix forcé, le sexe mâle ou le sexe femelle et, dans notre exemple, ce choix entraîne une perte forcée, là où l’opération de la séparation s’écrit à partir de l’intersection – les éléments communs aux deux entrent dans l’intersection –, mais il n’existe pas de signifiant commun aux deux sexes. Les deux signifiants auxquels nous avons à faire, c’est garçon ou fille. Ce qu’il y a de commun aux deux, c’est le phallus, mais il ne s’écrit pas dans l’opération. C’est pour cela que seule l’aliénation fonctionne, c’est le vel de l’aliénation – ou l’un ou l'autre –, avec son reste comme choix forcé. Quand on annonce une fille ou un garçon, il s’agit de signifiants et, comme on l’a vu, si on en garde un, on perd l’autre.

L’identification symbolique et l’identification à l’objet a, réel de la différence sexuelle

La deuxième opération liée au choix forcé du sexe, c’est l’identification. Dès lors que la mère connaît le sexe de son enfant, elle peut s’identifier à l’enfant, selon son sexe biologique bien sûr, mais aussi selon son désir inconscient. Il n’y a pas de limite à l’imaginarisation de l’image du bébé qu’on attend. Tout cela, nous le savons, est plutôt une expérience dont on ne peut pas parler en général, mais qui peut s’entendre dans les analyses. Cette perte de l’enfant qu’on n’aura pas est le plus souvent traversée sans que le sujet soit évoqué car l’annonce de la présence d’un enfant sexué renvoie chacun et chacune, père et mère, à trouver dans le sexe de son futur enfant, satisfaction et réponse à son désir. L’idéal prévaut sur le réel et la nomination symbolique prévaut sur le réel. L’enfant de l’autre sexe reste objet chu, objet a, déchet de la grossesse.

Le réel de l’altérité – ou l’un, ou l’autre –, se joue déjà in utero, qu’on n’en veuille rien savoir étant le plus souvent la règle. Il s’agit d’un choix forcé. Voici ce que nous dit Jacques-Alain Miller sur cette question dans son cours 1, 2, 3, 4 : « À cet égard, nous pouvons faire se recouvrir le rapport du vivant et de l’Autre en mettant cette fois-ci à l’intersection une perte de vie cause de la sexuation [3] ».

C’est en cela que je dirais qu’il y a séparation, si on considère que l’objet a, l’enfant du sexe perdu, est à l’intersection du vivant et de l’Autre, ce qui représente une perte de vie cause de la sexuation. Cela fait résonner mon hypothèse sur la question de l’objet sexué perdu. J.-A. Miller indique comment les formules de la sexuation de Lacan écrivent un rapport non pas à l’autre sexe, mais au phallus. C’est en quoi l’écriture des formules de la sexuation de Lacan nous indique qu’elles « écrivent quelque chose du sexe sous la forme logique d’une fonction [représentée par la fonction] phallique. [Elles] n’inscrivent donc pas le rapport à l’Autre sexe. Elles inscrivent seulement que chaque sexe se pose d’un rapport au phallus, où chaque sujet se pose d’une inscription comme variable. Ça donne deux formules de la sexuation, et ça n’inscrit nullement le rapport d’un sexe à l’Autre sexe. Réservons, là, le fantasme, où il peut paraître, au niveau imaginaire, que le sexe se pose d’un rapport à l’Autre sexe. Mais, au niveau réel, non. Non puisque c’est d’un rapport à l’objet a que nous l’écrivons, à l’objet a comme asexué [4] ».

Il y a donc bien une écriture d’un rapport au phallus pour écrire les deux formules de la sexuation, et non d’un sexe à l’autre, sauf dans le fantasme où peut s’écrire le rapport d’un sexe à l’autre. Sinon, le réel de l’objet a, nous l’écrivons comme asexué. C’est le phallus qui symbolise la sexuation, côté fille comme côté garçon. Cela me permet de dire que la question du choix du sexe avant la naissance fait surgir l’objet a comme reste de l’opération de la sexuation, objet asexué et totalement chu, réel sans nom.

Être un garçon ou une fille

La question clinique qui sous-tend cette hypothèse, c’est celle de la sexuation des enfants et plus particulièrement, la façon dont certains sujets refusent le sexe dont ils sont porteurs en indiquant qu’ils se sentent garçons dans un corps de fille, ou filles dans un corps de garçon. Cette formulation est très troublante. Comment un enfant peut-il se sentir garçon dans un corps de fille ou l’inverse ? Qu’est-ce qui serait insupportable pour lui si ce n’est d’habiter un corps qui ne correspond pas au sentiment subjectif d’être un homme en devenir ou une femme en devenir ? L’erreur dont certains parlent concernant la sexuation de leur corps, oblige à se poser la question de leur identification au féminin ou au masculin. Il s’agit d’une identification symbolique à leur mère ou à leur père, car c’est elle qui commande dès le plus jeune âge. La petite fille s’identifie très précocement à sa mère, et le petit garçon à son père. Cela se construit, bien sûr, de façon tout à fait imaginaire dans un premier temps, symbolique dans un deuxième temps. C’est l’identification à un signifiant homme ou femme, ou plutôt père ou mère, dans un premier temps.

Quand un enfant dit ne pas se reconnaître dans son sexe, il cherche alors à s’identifier au sexe qu’il n’a pas ou au sexe du parent de sexe opposé. Fille au père, garçon à la mère, renvoyant souvent à la question de l’homosexualité, avec une forme de position en miroir où l’identification est inversée. Mais, quand il y a échec de ces identifications primordiales, d’autres mécanismes sont en jeu, et notamment celui de la forclusion. Certains enfants, en effet, refusent toute inscription symbolique comme garçon ou fille, et revendiquent n’appartenir ni à l’un ni à l’autre, refusant la symbolisation sexuée, marquant l’impossible de l’inscription sexuée pour eux, à partir d’un rejet au sens de la forclusion du sexe défini à la naissance. Dans ces cas, le discours actuel sur les identités vient loger leur être dans une nomination qui vient border la question de la sexuation comme erreur, sans impliquer le corps en tant que corps jouissant.

L’appropriation de l’autre sexe, celui qui serait le bon ou d’un autre signifiant venant nommer les autres possibles, vaut comme solution à l’identification qui n’a pas opéré du fait de la psychose. Le discours LGBT + vient faire écho à ces positions de rejet du sexe et positive un choix impossible.

Entre cette solution et la voie des identifications classiques, peut se tracer une voie autre, qui se situe du côté du réel de l’objet a. Mon hypothèse serait alors qu’il y a identification à l’objet a, chu de la grossesse, l’enfant sexué comme objet aperdu. Il y a alors pour lui, ou pour elle, appel à interroger l’équation binaire du choix forcé, ce choix forcé qui impose le ou l’un ou l’autre de la sexuation. Ne peut-on se demander si certains enfants ne posent pas la question de leur sexuation à leurs parents pour interroger leur désir indicible ? S’ils sont si insatisfaits de leur sexuation, n’est-ce pas qu’il y a pour eux un réel rencontré dans le désir de l’Autre dont ils font symptôme ? Ne sont-ils pas réponses du réel de la sexuation, à lire comme restes d’une perte jamais symbolisée ?

*Extrait de l’intervention de l’auteure à la 2ème soirée du séminaire de l’atelier d’étude de l’Institut de l’enfant tenue par visio-confèrence. Le mercredi 2 décembre 2020.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 116.

[2] Lacan J., « Position de l'inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 841.

[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, 1,2,3,4 », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 5 décembre 1984, inédit.

[4] Ibid., cours du 23 janvier 1985, inédit.