Sexuation sous transfert

par Michel Héraud

 

Le travail pour la bibliographie de la prochaine journée de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant m’a amené à relire le cas Robert, cet enfant psychotique que Rosine Lefort présente au Séminaire de Jacques Lacan en 1954[1]. Je m’oriente pour approcher ce terme de « sexuation » de cet énoncé très précis de Lacan dans la « Conférence à Genève sur le symptôme » : « Si vous étudiez de près le cas du petit Hans, vous verrez que ce qui s’y manifeste, c’est que ce qu’il appelle son Wiwimacher, parce qu’il ne sait pas comment l’appeler autrement, s’est introduit dans son circuit. En d’autres termes, pour appeler les choses tranquillement par leur nom, il a eu ses premières érections. Ce premier jouir se manifeste, on pourrait dire, chez quiconque. »[2]

Ces premières manifestations de jouissance qui déclenchent angoisse et questions témoignent d’une tentative pour cerner le caractère énigmatique de la sexualité qui s’impose dans le corps. La sexuation viendra désigner comment le sujet traitera cet effet de la jouissance dans le corps : va-t-il la subjectiver ou demeure-t-elle un réel non assimilable ?

Pour Hans, la menace de castration, la peur de perdre son organe surgit très rapidement dans la suite des remarques que lui fait sa mère en le voyant se toucher le sexe, ce qui témoigne d’une manifestation de jouissance dans son corps.

Dès le début du traitement, Robert tente de se couper le pénis avec un ciseau en celluloïd. Pour lui ce n’est pas la crainte de le perdre mais plutôt celle de le posséder qui domine. Le pénis est en trop. Il s’agira pour cet enfant qu’il ne soit pas obligé de le restituer à l’Autre.

L’intérêt de relire ce travail, c’est de suivre l’élaboration qui va se produire dans le transfert. Les interprétations de R. Lefort permettent à l’enfant de s’extraire du rapport surmoïque dans lequel il vivait, qui le poussait à agresser les autres, à se séparer des contenus de son corps pour satisfaire la jouissance de l’Autre, à détruire tout en se détruisant. Tout se vit dans le réel pour cet enfant. R. Lefort ne cesse pas de le dire.

La clinique du cas repose sur l’enjeu qu’il y a entre l’objet oral, le lait, son contenant, le biberon et une équivalence, dit R. Lefort, avec le pénis en tant que de celui-ci s’écoule l’urine, ce qui fait confusion avec le lait qui sort du biberon. La relation sein-pénis est au centre de tout ce qui se passe du fait d’un lien ravageant de Robert à sa mère et d’un traumatisme à l’âge de six mois.

Au cours du traitement surgira un étonnant auto-baptême par lequel le sujet pourra modifier le rapport qu’il avait à son pénis : il pourra le posséder plutôt que le donner à l’Autre en se mutilant. Cette inversion est le fruit d’une construction du corps : un corps qui devient de surface, alors qu’auparavant il n’y avait qu’une dialectique de contenant-contenu dont les contenus étaient possiblement dus à l’Autre surmoïque.

La sexuation de cet enfant est liée à la construction du corps : la cure l’amène à se dégager d’un « se faire fille ». À de nombreuses reprises, l’analyste intervient pour tenter de contrer le « se faire fille » qui revient dès que Robert « doit » donner ou recevoir quelque chose de R. Lefort ou qu’il se heurte à ce qu’il interprète comme un refus.

Cette mutation passe par une série de moments cruciaux, entre ce qu’il peut absorber, le lait, et ce qui sort de son corps, le pipi, où dans un fantasme se conjugue l’enjeu principal du rapport confus, non dialectique qui se déroule entre l’objet oral et le pénis.

Le maniement par R. Lefort du signifiant « le loup ! » proféré par cet enfant est déterminant dans l’avènement de ce corps de surface. L’analyste se fera support d’une agressivité croissante à son égard : « Robert n’est plus “le loup”, c’est moi qui le suis »[3], dit-elle. C’est dans le transfert que le sujet va trouver une issue à ce qui le ravage sans cesse.

Lors d’une séance, cinq mois après le début du traitement, après avoir bu du lait sur les genoux de R. Lefort, Robert dit « encore ... lo »[4]. Il conduit l’analyste dans les wc pour faire couler de l’eau en insistant pour que sa main ne lâche pas le robinet pendant que l’eau coule. Il met son doigt dans le tuyau en disant « lo » comme si du lait allait sortir du tuyau. Manifestant sa déception, il s’agite et enferme l’analyste dans les wc en disant « le loup ! ». Il revient et constate que le robinet ne donne toujours pas de lait. À la fin, il s’allonge à plat ventre sur le palier, en pleine détresse. Ce sera la dernière fois qu’il dira « le loup ! » en séance.

Ce qui se déroule-là est capital. Il y a une décision du sujet : il enferme l’analyste dans les wc, se servant de la défense qui s’est élaborée dans le transfert : l’analyste est devenue le loup !

Après l’avoir enfermée, il revient « espérant que le robinet donnera du lait. »[5] L’idée qui a présidé à cette action perdure, c’est ce qui est important. Ce mouvement de retour atteste de sa permanence, indiquant un point de condensation de la jouissance là où avant le sujet était constamment soumis à l’Autre du surmoi envahissant. Il est déçu mais montre qu’il a de la suite dans les idées. Il y reviendra dans les séances qui suivent.

Le débat entre l’objet oral et la possession du pénis peut se poursuivre après cette mise à distance du surmoi.

Comme il l’avait initié lors des séances précédentes, il va de plus en plus souvent verser de l’eau et du lait sur le sol. La plupart du temps, tout nu, il va s’allonger sur le sol et barboter dans ce liquide, le buvant parfois. Il n’est plus question d’une dialectique contenant-contenu, un autre rapport au corps se manifeste.

Dans les séances qui suivront, Robert, tout nu, fera plusieurs fois l’expérience de faire couler du lait sur son corps : « Il jouit de ce lait qui coule le long de la surface de son corps jusqu’à son pénis où il s’égoutte, ce qu’il regarde avec un grand intérêt. Heureux, il en verse ensuite avec la cuillère sur ses jambes. Quand il a épuisé tout le lait et qu’il se trouve assis dans cette flaque de lait, il se relève pour se tapoter le corps avec satisfaction en disant : “Robert”, ayant pris conscience, dans ce bain de lait que son existence corporelle lui donnait du plaisir. J’ai appelé cette scène un baptême. »[6]

Cet auto-baptême se produit après ce moment fécond où pour Robert se modifie son rapport au corps : « Ce trait de lait rattache son pénis à son corps, lui fait perdre son caractère d’objet détachable. »[7]

À la fin de l’ouvrage, R. Lefort écrira : « avoir un pénis n’est évidemment pas suffisant pour que Robert atteigne à une dialectique phallique. [...] l’analyse a permis à Robert, par la surface de corps, d’avoir un pénis à lui et de ne pas avoir à le restituer à l’Autre, comme l’objet en trop du début. »[8]

Comme nous l’a indiqué Jean-Robert Rabanel lors du premier séminaire de l’Atelier de l’Institut de l’Enfant, je dirai que ce trajet qui conduit Robert jusqu’à cet auto-baptême se présente comme une solution quant à la sexuation : « ce qui m’intéresse tout spécialement ce sont les inventions que des sujets qui n’en passent pas par le phallus, ni par l’Autre comme moyen de défense contre la jouissance, nous donnent de recevoir. »[9]

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 105-123.

[2] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 13.

[3] Lefort R. et R., Les Structures de la psychose, Paris, Seuil, p. 364.

[4] Ibid., p. 365.

[5] Ibid., p. 355.

[6] Ibid., p. 407.

[7] Ibid., p. 611.

[8] Ibid., p. 621.

[9] Rabanel J.-R., « Qu’en est-il du complexe de castration à l’époque de l’Autre qui n’existe pas ? », exposé fait au 1er Séminaire de l’Atelier de l’Institut de l’Enfant, « Le complexe de castration est-il encore utile ? » avec les interventions d’Hélène Deltombe et de Serena Guttadauro, le 14 octobre 2020, inédit.