Une musicienne à Gion

par Karim Bordeau

Dans son séminaire Encore Lacan définit topologiquement l’être sexué côté féminin de la façon suivante : « L’être sexué de ces femmes pas-toutes ne passe pas par le corps, mais par ce qui résulte d’une exigence logique dans la parole. [1] » Ce n’est ni par le discours de la  biologie, ni par une recension des caractères sexuels dits secondaires attribués à l’occasion à la mère, que l’Autre sexe vient à s’incarner : « En effet, la logique, la cohérence inscrite dans le fait qu’existe le langage et qu’il est hors des corps qui en sont agités, bref l’Autre qui s’incarne, si l’on peut dire, comme être sexué, exige cet une par une. [2] »

La logique des ensembles de Cantor servira à Lacan à situer une jouissance que la jouissance phallique n’épuise pas comme telle : « Quand je dis que la femme n’est pas-toute et que c’est pour cela que je ne peux pas dire la femme, c’est précisément parce que je mets en question une jouissance qui au regard de tout ce qui se sert dans la fonction de Φx est de l’ordre de l’infini. »[3] La théorie cantorienne des transfinis  révèle  ainsi la faille inhérente à l’être sexué et corrélativement une jouissance "non-unifiante", pas-toute, échappant au discours[4].

Dans cet esprit topologique j’invoquerai ici un artiste d’une tablature hors du commun :  Kenji Mizoguchi, cinéaste remarquable à bien des égards. Usant à sa façon de la calligraphie, du théâtre Nô ou du Kabuki, Mizoguchi esquisse tout au long de son immense œuvre cinématographique des portraits de femmes insaisissables.

Les Musiciens de Gion, sorti en 1953, est à cet effet paradigmatique. Ce film génial nous conte les mésaventures d’une maison de prostitution raffinée, tenue par la gracieuse Miyoharu (Michiyo Kogure) et située dans le fameux quartier de Gion à Kyoto, ville préservée des ravages de la Seconde Guerre mondiale. Eiko (Ayako Wakao), une jeune fille à la dérive, veut devenir geisha comme sa défunte mère, pour le compte de Miyoharu. Après quelques réticences, celle-ci accepte d’initier l’adolescente en tant que maiko aux arts difficiles que les geishas doivent maîtriser : des séquences sensationnelles nous montrent ces étranges et fascinantes pratiques artistiques où se mêlent poésie, chant, danse et musique.

N’étant pas une enfant très docile, Eiko résiste farouchement aux respects des semblants que son statut de maiko impose. Cependant un lien amoureux singulier se tisse peu à peu entre celle-ci et Miyoharu : les étoffes et les tissus, dont sont confectionnés les magnifiques kimonos portés par les geishas, ont en effet un rôle singulier, semblant métaphoriser d’une façon subtile ce qui lie mystérieusement les deux femmes. D’où se module, tout au long du film, un jeu de résonances et d’équivoques renversant, faisant écho aux modalités du tissage... Un véritable plaisir pour les yeux et les oreilles...

Miyoharu apprendra peu à peu à Eiko, alors encore adolescente, à s’envelopper en quelque sorte de son kimono, à faire un nœud avec son être sexué de femme ; cette dimension est déployée par Mizoguchi avec des nuances indescriptibles, jouant sur des effets de contingences remarquables.

Pour payer ses dettes et assurer ainsi la survie de sa maison, Miyoharu décide, non sans réluctance, d’emprunter de l’argent à Okimi (Chieko Naniwa), femme d’affaire redoutable et sans scrupules. Celle-ci lui propose en effet un odieux marché : contre l’argent prêté Miyoharu doit céder aux avances d’un jeune politicien nommé Kansaki, — qui la veut pour objet sexuel —, afin que celui-ci fournisse à un riche industriel, Kusuda, un contrat juteux.  Miyoharu n’entend pas se laisser impressionner, et décide dans un premier temps de ne pas céder à ce marchandage. Okimi fera alors tout ce qui est en son pouvoir pour détourner les clients de la réputée Maison de Gion. Commence alors pour Eiko et Miyoharu une série de déboires et de quiproquos assez savoureux... L’intrigue ne manque pas en effet de séquences drôles, piquantes et enjouées, comme celle où la jeune Eiko, convoitée par l’affreux Kusuda, lui mord la langue afin d’échapper à une tentative d’attentat.

Le film se boucle sur ce dont il était parti : les choses s’arrangeront plus ou moins bien, l’enfant perdue qu’était Eiko devenant une femme faisant avec sa solitude, exilée du rapport sexuel, dans un monde où les ravages du capitalisme moderne commencent à se faire sentir. C’est ce que lui aura appris Miyoharu...

Entre comédie et tragédie Les Musiciens de Gion nous montre ainsi des femmes dont l’opacité reste irréductible : à aucun moment nous ne saurons quelles sont les "profondes" intentions d’Eiko ou de Miyoharu. Pas une once de psychologie décelable, mais des femmes que l’on ne peut cerner, classer — échappant à elles-mêmes quant à leur jouissance. Nous ne sommes à aucun degré dans la dialectique du sens et du vrai : chaque plan a son brin d’érotisme ; chaque mot est porté à une incandescence pour laquelle les corps parlants deviennent comme la surface d’inscription. Le film est d’une certaine façon construit comme une calligraphie, dont on sait par ailleurs que Mizoguchi avait la pratique ; c’est une constante dans la filmographie du cinéaste : nous montrer des êtres parlants faits comme des poèmes, que l’on ne peut saisir dans une entièreté, résistant subtilement à la puissance égalisatrice des discours établis. Bref, des femmes pas-toutes. Suivant ce fil, Mizoguchi use d’ellipses, d’élisions, de coupures, qui font que son film nous laisse, non pas perplexes, mais comme inter-dits. C’est l’indicible d’une jouissance qui ne rentre pas dans la dialectique de l’aveu d’une vérité.

[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, texte établi par Jacques-Alain Miller, p.15.

[2] Ibid., p.15.

[3] Lacan J., op.cit., p.94.

[4] Ibid., p.34.