D’un travail possible en institution auprès de jeunes terribles. L’exaspération du désir

« On déteste ce qui nous est semblable, et nos propres défauts, vus du dehors nous exaspèrent »[1].

« Ce n’est jamais (…) par l’excès de quelqu’un d’autre que l’on se montre (…) excédé. C’est toujours parce que cet excès vient coïncider avec un excès à vous »[2].

 

Exaspérée, je l’étais bien ce jour-là. Rendue quelque peu âpre par des conditions matérielles de travail qui ne sont pas toujours comme on les aimerait ? Situer là la cause de cette exaspération équivaut au refus de savoir, et barre tout accès à la joie dans ce qui fait notre travail[3].

Ce matin-là, au Centre de Jour de l’institution, à 9 heures, je vois débarquer en trombe 24 jeunes ; pour 2 intervenants et 2 toutes nouvelles stagiaires. Cris puissants, rires stridents, voix qui hurlent des mots peu amicaux. Des disputes entre des jeunes éclatent rapidement. Ajoutons que chacun des jeunes se ballade avec son téléphone à plein volume : rap, live Tiktok, rock métal. Les locaux du Centre de Jour consistent en deux petites pièces exiguës et un minuscule espace cuisine. Indiquer aux jeunes que « comme ça, ce n’est pas possible » et leur rappeler la règle qui préconise l’usage d’écouteurs ne me vaut comme réponse que protestations virulentes, voire montée du volume. Gardant le calme, je vais vers la cuisine préparer le café et le chocolat qui pourraient apaiser l’ambiance. Isolée, esseulée dans cette petite enceinte de la cuisine, le volume sonore de la pièce voisine est intenable ; je fais couler le café et je me découvre en train de faire le geste d’allumer mon téléphone pour ouvrir mon Spotify pour mettre ma musique – qui me permettrait de me tenir protégée, séparée, loin de leurs bruits, cris et jouissances disparates, insupportables. Mon geste ne me passe pas inaperçu . Je l’interroge, fugitivement, mais juste le nécessaire pour l’arrêter avant de l’achever : je n’allume donc pas ma musique. Les breuvages prêts et servis, je me dirige vers une toute petite pièce inutilisée, qui n’est plus investie depuis quelques années. Elle sert de débarras, mais ce ramassis d’objets hétéroclites me la rend charmante. J’installe une vieille nappe sur la table ronde, choisis une belle tasse ancienne, dispose papier et crayons gris et j’allume, cette fois, tout doucement, ma musique. À la cantonade, j’annonce aux jeunes, haut et fort : « J’ouvre la petite pièce à musiques ! ». Je viens de baptiser cet espace. Je m’y installe, bois le café, dessine ; j’écoute Chopin. Dans l’encadrement de la porte ne tarde pas à surgir la silhouette de Laura, jeune fille d’habitude bruyante, proférant sans cesse cris ou invectives et qui ne peut jamais répondre à la moindre de nos demandes car « j’peux pas ! j’suis en live !! » Cette fois, avec cette grimace de curiosité méfiante qui la caractérise, elle dit : « C’est quoi ta petite boite à musique ? » Heureuse trouvaille de Laura. Elle s’y installe. À ma surprise, elle dit : « Mais tu écoutes quoi ?! C’est ma musique préférée ; je l’adore ! » et elle se précipite à me montrer sur son téléphone la version de ce morceau qu’elle écoute. La conversation s’installe. « Ah ?! Frédéric ?! comme mon père ! » ; puis elle est accablée lorsque Jim, un jeune qui est venu se joindre à nous, lui annonce : « Mais il est mort Chopin ». Laura, de fil en aiguille, me conduit à ses vidéos Tiktok où elle fait des playbacks avec une mimique surprenante de beauté. Je découvre une autre facette de Laura. Laura, Jim, Léa, Tom… « Ma » « petite boîte à musique » est remplie de jeunes et l’atmosphère est vivante. Laura me demande très timidement si elle pourrait essayer de chanter. Elle se fait d’une docilité surprenante à mes indications quant au travail de la voix. Les autres jeunes écoutent attentifs et chacun trouve à inscrire sa place dans ce lieu.

Depuis, chaque jour où je travaille au Centre de Jour, « Ma boîte à musique » accueille des jeunes, sans programme préétabli. Tom y trouve refuge pour venir dire son désaccord de devoir se lever tôt pour « venir au Centre de Jour ; c’est nul » ; et il peut déployer ce qui le préoccupe, comme ce qui l’intéresse. Rémy y trouve abri pour parler de la belle robe qu’il porte, cachée, sous ses vêtements « masculins », pour demander notre avis quant à la couleur de vernis qu’il a choisi pour ses ongles. Elian, terrorisé par la présence des autres jeunes, attend avec impatience l’ouverture de la pièce à musiques pour « chanter et écrire tous les mots que j’ai là et là », dit-il en se frappant la poitrine et la tête ; ces mots terribles qui l’envahissent. Eva vient pour se maquiller ; Léo vient juste s’asseoir ; et, ainsi de suite. Mais dans cette pièce, ni objets ni personnes ne font une suite. Nous sommes des épars, désassortis[4], dans des tentatives plus ou moins désespérées de rendre vivable l’existence. Chacun trouve à inscrire sa place dans un discours qui contient désormais ce signifiant nouveau « la pièce à musique » / « ta boîte à musique », signifiant que j’ai pu offrir dans l’urgence de ce qui a été exaspéré au plus intime de moi-même comme parlêtre.

Jeunes terribles ?

Il n’y a de terrible que cette « place d’où se vocifère que l’univers est un défaut dans la pureté du Non-être »[5]. Rester éveillée à l’exaspération du manque qui me concerne m’a permis, dans l’urgence et dans un éclair non prémédité, de faire place, sous une forme vivante, à la dimension pulsionnelle en jeu. Pour chacun de ces jeunes, dans un éclair, cette part opaque à chacun, a trouvé à se dire et à se partager.

La « petite pièce à musique » est devenue, depuis, une routine pour chacun de ces jeunes, une routine qui reste toujours vivante et commémore cet éclair dans lequel, dans l’urgence et l’imprévu, chacun a pu faire trouvaille de ce qui lui permet d’être moins à vif avec l’existence.

Cette petite vignette de mon travail en institution auprès de ces jeunes « terribles » est ma façon de répondre quant à la joie dans ce qui fait notre travail : ne pas reculer devant l’exaspération du désir.

 

[1] Proust M., À la recherche du temps perdu, XI « La prisonnière », Première partie, p.213.

[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, p.10.

[3] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Seuil, p.369.

[4] Cf. Lacan J., Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI, Autres écrits, Paris, Seuil, p. 573.

[5] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, Paris, p.819.