Faire famille, pas sans amour ni désir particularisé

« Mais le Père en a tant et tant qu’il n’y en a pas Un qui lui convienne, sinon le Nom de Nom de Nom. Pas de Nom qui soit son Nom-Propre, sinon le Nom comme ex-sistence. Soit le semblant par excellence. »
Jacques Lacan, « Préface à L’Éveil du printemps »

 

« À presque 16 ans, j’avais déjà porté quatre noms de famille, vécu dans trois foyers sociaux, deux États américains, de Salt Lake City à Page.[1]» L’entame du livre nous accroche : le signifiant « famille » est taillé en pièces dès les premières lignes. La répétition empêche une inscription qui ordonnerait, et les rencontres invitent à une déviation vers une trouvaille subjective. 

Dans cet ouvrage, Marie Colot donne la plume à Eden, seize ans, qui vient d’arriver en foyer après avoir été abandonnée par sa dernière famille d’adoption. Les énoncés font la peau aux semblants et le style nous embarque.

C’est le documentaire de 2018, États-Unis, enfants jetables[2], traitant des pratiques de réadoption (rehoming) qui a inspiré M. Colot pour son livre. Ce documentaire, au-delà du pathos, a l’intérêt de mettre en lumière ce qui serait un paradigme de l’enfant zéro défaut, et donc tout aussi bien déchet, en position d’objet et donc d’agent qui compose, recompose ou décompose le « faire famille ».

Eden est une de ces enfants en « délicatesse[3]» avec le signifiant famille. Elle nous parle du vide et de sa solitude, d’une rencontre qui n’a pas eu lieu et de ses conséquences dans ce que le langage a de plus vif, lorsque le terme famille « lacère l’estomac[4]» : « Ces absents n’étaient que des carcasses vides, des inconscients qui m’avaient conçue par accident et laissé sur la bande d’arrêt d’urgence. À cause d’eux, j’avais démarré dans l’existence avec les pneus crevés, le moteur qui cale et un coffre vide. Aucun passager, pas de bagages. Juste une route déserte à pleurer pour un road-trip en solo. Dès ma naissance, j’avais expérimenté la solitude et elle ne m’avait plus quittée. Elle avait persisté, coriace et violente, même lorsque j’avais cru trouver ma place[5]».

Certes, les amitiés l’arrêtent un temps, l’arriment un peu, mais la mort n’est jamais très loin, sur les rives du lac d’à côté. Le laisser-en-plan qui se répète est élevé au rang de règle du jeu, la place de l’éducateur insère un Et si

Eden nous amène à côtoyer les éclats du quotidien qui font la vie en foyer, là où le semblable fixe le rejet, quitte à s’en prendre au corps de l’autre ou à y trouver appui. Elle décrit sa lutte contre les dupes, ceux qui sont amoureux, ceux qui y croient. Elle s’en défend, mais la contingence tire le fil de ce qui fait sa survie.

Il y a Clyde, son meilleur ami qui « avait choisi d’espérer[6]» ; ils sont « inséparables[7]» contre les attentes de l’institution. Cette rencontre se fait sur une invitation où il n’y a rien à perdre : une virée nocturne ? « Et alors ? On risque quoi ?[8] »

Mais vient l’aspiration à y croire, malgré tout, à ce qui fait signe d’un faire famille, des parents, un foyer qui ne serait pas du côté de l’anonymat, et les épreuves à traverser pour y accéder : la petite annonce sur un catalogue, le défilé sur le tapis rouge, le tout orchestré par des entreprises s’étant spécialisées dans ce commerce : « Elle a sorti le classeur “Programme Deuxième chance” de l’étagère. Les dossiers de première adoption y étaient alignés par ordre alphabétique tandis que les cas particuliers dans mon genre étaient regroupés, inclassables parce qu’ils n’arrêtaient pas de changer de nom de famille[9]».

Eden est invitée à trouver une phrase « choc » pour convaincre ceux qui veulent adopter, que c’est elle et pas un autre enfant qu’il leur faut, visant l’être tout en voilant paradoxalement l’innommable en jeu.

C’est le défilé : « Petits ou grands, Noirs ou Blancs, ils étaient sur leur trente et un : tenue impeccable, coiffure sophistiquée, parfum et poudre même pour les garçons, histoire d’embellir leur teint et de couvrir les imperfections. Figés par le trac, on aurait dit des figurines sous vide, tout juste sorties d’un monde merveilleux en lequel la majorité d’entre eux ne croyait plus.[10]»

Les parents acheteurs s’y rendent, l’évènement a de quoi attirer : petits fours et boissons sucrées pour briser la glace lors de cet étrange speed-dating. Dans le documentaire, le malentendu se filme : un homme s’avance en tant que père potentiel, « n’ayant rien à perdre à venir voir », et de l’autre côté de la scène, derrière les rideaux, un jeune garçon se prépare, tourné vers l’espoir d’attraper, par le style de sa démarche, un désir qui ne soit pas anonyme.

Si « ça colle », une période d’essai est lancée, ce qui laisse le temps aux parents d’évaluer si l’enfant leur convient ou non, auquel cas, il sera ramené au foyer.

Eden traverse cela, accompagnée d’une révolte soucieuse de ne pas trop entamer cette nouvelle chance de « trouver une famille ». À ce moment délicat qu’est pour elle l’éveil du printemps[11], c’est une rencontre éphémère, mais sérieuse qui l’emmène sur les traces d’une solution mettant un terme à la répétition.

Le garçon monte dans le bus après lui avoir dévoilé son histoire, point de mystère jusqu’alors pour Eden. Alors qu’elle s’apprête à lui rendre la confidence, les portes du bus se referment. À travers la vitre, il lui envoie un baiser de la main. À partir des mots qui n’ont pas pu être prononcés, adresse certaine d’un amour d’été, Eden invente de nouvelles règles du jeu : « Je savais désormais ce que je voulais. Les garder dans ma vie sans qu’ils deviennent officiellement mes parents. Créer une famille, au-delà des formulaires, des tampons et des signatures. Avec eux et les personnes que je choisirais, sans contrat, sans promesse, mais pour longtemps. Les aimer chacune à ma manière, mal peut-être, et du mieux que je pouvais.[12]»

Pour Eden, la possibilité d’habiter une famille se fait par l’amour permettant à « la jouissance de condescendre au désir[13] », établissant ainsi un chemin entre la souffrance de l’être et une accroche à la vie par l’entremise d’une parole qui a pu trouver adresse.

[1] Colot M., Eden, fille de personne, Paris, Actes Sud Junior, 2021, p. 9.

[2] Przychodny S., États-Unis, enfants jetables », film documentaire, 2018, disponible sur internet.

[3] Roy D., « Parents exaspérés – Enfants terribles », texte d’orientation de la JIE7, disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien.

[4] Colot M., Eden, fille de personne, op. cit., p. 24.

[5] Ibid., p. 143.

[6] Ibid., p. 10.

[7] Ibid., p. 11.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 28-29.

[10] Ibid., p. 55.

[11] Cf. Wedekind F., L’Éveil du printemps. Tragédie enfantine, Paris, Gallimard, 1983 ; et Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 561-563.

[12] Colot M., Eden, fille de personne, op. cit., p. 224.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 209.