Formes plates de la parenté

Dans son argument, Valeria Sommer-Dupont nous invite à « désaplatir la parenté[1]» et, comme l’indiquait le Dr Lacan, à ne pas s’en tenir à l’histoire familiale en ce qui concerne l’étiologie des symptômes d’un enfant, afin qu’en psychanalyse, tout ne s’engloutisse pas « dans la parenté la plus plate[2]». Ainsi, s’orienter de la psychanalyse lacanienne au sein du conglomérat « Parents exaspérés – Enfants terribles », c’est tenir compte des aspérités de lalangue singulière qui se parle dans une famille, et de la façon dont chacun de ses membres en est percuté, s’en saisit et la réinvente.

Ceci est d’autant plus d’actualité qu’aujourd’hui une platitude plus radicale pourrait tendre à engloutir la parenté : celle par laquelle la causalité psychique n’aurait plus sa place, et où parler de l’histoire familiale serait une pure perte de temps, aucunement considérée comme le support d’une prise de parole singulière. C’est là le propre de l’idéologie du tout-neuro[3].

Cette idéologie s’est assortie d’un moyen qui ne cesse de prendre de l’essor dans le champ de l’enfance et le domaine médico-social : les plateformes. Oui, c’est dit. Et en effet, une fois qu’il y sera embarqué, c’est bien à sa forme la plus plate que l’être parlant sera tenu, ainsi que ce qui a trait à sa parenté.

Ces plateformes sont presque systématiquement fondées sur un diagnostic soutenu par le discours neuro, assorti de protocoles de rééducations, stimulations, et autres réhabilitations à durée courte. L’Éducation nationale notamment en est devenue très friande. Il arrive bien sûr que des troubles neurologiques soient avérés, auxquels cas il est heureux que la science puisse y répondre. Mais en ce qui concerne « Parents exaspérés – Enfants terribles », le neuro ne peut pas répondre à tout. Or, la tendance est tout de même à la systématisation de rencontres techniques, dont la dimension de la parole et celle du transfert sont exclues. Ainsi, les psychanalystes et praticiens orientés par la psychanalyse accueillent régulièrement des êtres parlants perdus, à plat, rebus de ces circuits modernes.

Prenons acte de ceci que la plateforme, si elle n’a pas encore de définition juridique, répond structurellement et est syntone avec une part de ce qui constitue notre époque, que Jacques-Alain Miller avait formulé ainsi : « Nous sommes en phase de sortie de l’âge du Père. Un autre discours est en voie de supplanter l’ancien. L’innovation à la place de la tradition. Plutôt que la hiérarchie, le réseau[4]». Nulle nostalgie n’est donc de mise, mais nous pouvons tâcher d’en saisir la logique afin de pouvoir s’en passer, voire s’en servir à l’occasion.

Ces nouvelles formes organisationnelles issues du commerce ont commencé à se développer dans les années 2010 en Californie, avec par exemple Uber, Doctolib, Airbnb, etc. Facilitant la mise en relations de différents agents économiques (vendeurs et acheteurs, médecins et patients, hôtes et voyageurs), et réduisant les coûts de transaction par le peu d’infrastructures qu’elles nécessitent, elles ont installé de nouveaux usages commerciaux. Cependant, si elles ont acquis un pouvoir de marché très conséquent, ces plateformes n’ont pas pour autant totalement supplanté les organisations et institutions précédemment en place (taxis conventionnés, hôtels, secrétariats médicaux et paramédicaux, etc.).

La plateforme, dans sa structure en réseau, ouvre à une modalité d’innovation séduisante pour les organisations et institutions diverses. Cependant, son application comme solution unique dans le domaine médico-social et dans le champ de l’enfance est de l’ordre de l’idéologie car les symptômes d’un être parlant, ceux d’un enfant, ne sont pas un produit dont il s’agirait d’optimiser les coûts et le flux. Pour ne pas répéter à l’identique les dégâts déjà occasionnés par ce discours capitaliste radical dans le domaine hospitalier, il y aura à tenir compte du réel que recèle le symptôme, qui n’a pas une forme plate.

Depuis 2013, les plateformes sont prônées dans le champ du handicap, par un protocole sur « Le parcours résidentiel des adultes handicapés dans le cadre de leur parcours de vie », repris et entériné par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA)[5]. La vague est puissante, car il n’est actuellement plus guère de textes officiels concernant l’action médico-sociale qui ne sollicitent les plateformes, associées aux mots d’ordre « inclusion » et « parcours ». Aussi, nombre d’institutions se transforment en plateforme, convaincues, ou contraintes par les autorités de financement. Le mot d’ordre est clair : « répondre à la demande d’offre de service émanant des clients et consommateurs, [c’est] la client-centered-approach[6]».

C’est d’une infiltration en profondeur dont il s’agit, jusque dans les pratiques cliniques et dans les formations officielles, où la « coordination de parcours » prend le pas sur l’accueil d’une parole adressée. Un des écueils qui apparaît d’ores et déjà est la multiplication des « coordinateurs », avec des enfants qui peuvent avoir un enseignant référent, un coordinateur de santé, un référent ASE, un mandataire judiciaire, etc.[7] Ceci pendant que se raréfie la possibilité de trouver un adulte à qui parler…

Le discours psychanalytique est une alternative à l’errance sur les plateformes issues de l’alliance de l’idéologie du tout-neuro et du discours capitaliste. À la marge de cette spire de notre époque, chaque psychanalyste, chaque praticien mordu par l’éthique psychanalytique, est en demeure d’inventer un lieu où « Parents exaspérés » et « Enfants terribles » pourront trouver à déployer lalangue qui effectivement aliène, mais qui est aussi l’outil incontournable pour se séparer. C’est ainsi que la psychanalyse pourra contribuer à ce que, en matière de parenté, ce qui s’invente ne soit pas d’une radicale platitude, mais plutôt de l’ordre du féminin.

Pour cela, posons en logique, avec Daniel Roy, qu’il n’existe pas d’être parlant qui ne soit pas d’une famille[8] – pas d’être parlant qui ne soit pas issu d’un mode de parler qui lui ait été instillé. Posons aussi que celui-ci n’y est pas-tout soumis, et qu’à en explorer les différentes facettes, il pourra en tirer les conséquences et inventer sa voie.

Enfin, suivons l’indication du Dr Lacan concernant la fonction subversive d’une famille dans ce qu’elle a d’unique : elle « s’oppose, nous dit-il, depuis toujours à la polis (au sens de cité)[9]». Il pourrait s’en déduire une modalité de subversion lacanienne du parcours moderne et de sa forme plate.

[1] Sommer-Dupont V., « Des parents en question », argument de la 7e Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, disponible sur internet.

[2] Lacan J., cité par Sommer-Dupont V., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, inédit.

[3] Cf. à propos de l’idéologie du tout-neuro : Castanet H., Neurologie versus Psychanalyse, Paris, Navarin, 2022.

[4] Miller J.-A., Quatrième de couverture du Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, de J. Lacan, La Martinière/Champ Freudien, 2013.

[5] Loubat J.-R., Hardy J.-P., Bloch M.A., Concevoir des plateformes de services en action sociale et médico-sociale, Dunod, Paris, 2022.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Roy D., « Parents exaspérés – Enfants terribles », textes d’orientation vers la 7e Journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant du Champ freudien, disponible sur internet (institut-enfant.fr).

[9] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines » (1975), Scilicet, n°6-7, Paris, Seuil, 1976.