Interview de Jean-Pierre Rouillon, David Briard et Dominique Carpentier

L’équipe de diffusion a interviewé Jean-Pierre Rouillon, directeur du Centre thérapeutique et de recherche de Nonette, David Briard, pédiatre à Rennes et Dominique Carpentier, directrice du CPCT parents-enfants de Rennes. 

Maria Torres Ausejo – Que vous inspire le titre de la JIE7 « Parents exaspérés – enfants terribles » ?

Jean-Pierre Rouillon – Ce titre est d’abord surprenant, il dérange, il a une fonction de réveil. C’est un titre avec des piquants. Il nous conduit à réinterroger à nouveaux frais, la question cent fois rebattue du rapport entre l’enfant et sa famille. Il redonne vie à la fonction du symptôme de l’enfant en lien avec le couple familial. Le trait d’union entre « parents exaspérés » et « enfants terribles » y apparaît plus comme une barre, comme une séparation, que comme un lien, une relation. Des deux côtés de cette barre, c’est l’excès qui surgit, l’envahissement, le sans-limites. Cela permet donc de poser d’une façon radicalement nouvelle la question de la jouissance qui est au fondement de l’institution familiale. La jouissance se situe, se localise, peut se condenser des deux côtés de la barre. Un réel est présent des deux côtés également. Qu’est-ce qui peut réfréner la jouissance aujourd’hui où pour reprendre l’expression de Jacques Lacan à la suite d’André Malraux, il n’y a plus de grandes personnes ? 

Il s’agit de prendre au sérieux aussi bien l’exaspération des parents que la figure aussi bien redoutée qu’attendrissante de l’enfant terrible. Ce n’est qu’en serrant, qu’en cernant au plus près le réel en jeu pour chacun qu’une tempérance de l’excès peut advenir ouvrant la voie à de nouveaux modes de transmission dans la famille. Il s’agit alors aussi de s’interroger sur la joie que l’on peut trouver dans la famille. 

M. T. A. – Quel statut a la parole dans l’institution où vous travaillez ?

J.-P. R. – Nous recevons des sujets enfants et adultes qui pour la plupart ne disposent pas de l’usage de la parole à des fins de communication. Ce qui ne les empêchent pas d’être, de fait, dans la parole et d’être des parlêtres. Ce mutisme ou cette verbosité, qui peuvent occuper la fonction de défense contre le réel et contre l’impact du signifiant sur le corps, nous conduisent à être attentifs justement aux ravages que peuvent provoquer les paroles des uns et des autres autour de l’enfant. L’exaspération se traduit souvent par des paroles terribles, des phrases définitives qui réduisent l’enfant insupportable à un statut de déchet. La raison, le raisonnement sont de peu de poids lorsque l’excès rend sourd à tout dialogue. Il faut alors prendre au sérieux l’exaspération, en mesurer le poids d’insupportable, y consentir pour qu’un retournement puisse s’opérer face à l’horreur de la chose. Quant à l’enfant terrible, c’est en se plaçant de son côté face au réel auquel il se confronte, qu’une lecture peut s’opérer venant dissoudre la figure de l’enfant terrible. Ces opérations ne peuvent se réaliser sans la prise en compte du statut de la parole, cette dernière n’interdit plus la jouissance, mais se présente comme un de ses moyens. Il y a lieu alors de traiter le signifiant dans sa matérialité, en ouvrant la voie à de l’altérité au lieu même de la réitération du signifiant tout seul. Ce qui invite à ne pas reculer devant l’usage résonné de la parole hors sens aussi bien avec les parents qu’avec l’enfant.    

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Nathalie Dahier – Que vous inspire le titre de la JIE7 « Parents exaspérés – enfants terribles » ?

David Briard – Ce titre fait écho à la clinique actuelle rencontrée dans un service de médecine pédiatrique. Soigner les enfants met l’accent de manière de plus en plus accrue sur le malade et ses parents, et non plus la maladie à soigner en tant que telle. Les difficultés dans le soin prennent de multiples formes tel un refus, le déni, l’absence de parole, une passivité extrême, la colère, la tyrannie… Nous voyons aussi apparaître une démultiplication de croyances qui prennent la forme de certitudes avec lesquelles il est de plus en plus difficile de composer. En quoi l’exaspération ne pourrait-elle pas atteindre les soignants à se croire plus forts que les parents ou leur enfant ? À se focaliser sur le problème à éduquer, le comportement à rééduquer, n’y a-t-il pas un risque de basculer dans un jugement des parents et des enfants, jugement univoque, voire interprétatif ? Ainsi par exemple : un jeune garçon refuse de manière véhémente la prise de sa tension artérielle. L’infirmière, de proposer : « Veux-tu que je mesure tes muscles ? » Surpris, l’enfant consent à cet examen, mais le père ajoute : « Tu vas voir qui commande ici » obligeant la soignante à demander au père de la laisser faire. Cette petite séquence révèlerait-elle une sorte de rivalité imaginaire entre père et fils ? Elle nous donne certaines indications à partir desquelles un travail pourrait se faire. Le terrible des parents et enfants, éclairés par le malentendu inhérent du fait de parler trouve à se lire d’une autre manière.

N. D. – Comment qualifier la nature du lien parent-enfant ? Comment le décliner ?

D. B. – Le lien parent-enfant est une question difficile de prime abord. Il nous semble que, dans le service hospitalier en pédiatrie, nous ne pouvons faire que le constat d’une accélération de l’altération d’un lien que je qualifierais de social, et ce depuis deux ans maintenant. Nous voyons arriver à l’hôpital les effets du discours de la science. Des sujets se présentent, me semble-t-il, esseulés et en difficulté dans le lien. Pour autant, l’hôpital fait abri à cette clinique extrême où parents et enfants font un à deux, quand ils sont pris dans une relation que l’on dit fusionnelle. Celle-ci est extrême dans certaines atteintes somatiques du corps comme Lacan l’évoque dans la Note sur l’enfant. Dans certains de ces cas, il s’agit davantage d’une disparition du lien enfant-parent. Un parent et un enfant en lien, ce sont des uns séparés qui doivent faire avec leur propre objet, ce dernier est un fait de langage. Chaque un se voit par le prisme d’un désir particularisé. Dans ces cas extrêmes, l’hospitalisation n’opère plus en tant que séparation, comme une possibilité de respiration langagière. Les soignants introduisent, de par leurs interventions quotidiennes naturelles des soins somatiques, des avis, des battements, de petits écarts, des extractions dans une salle à manger, un atelier, soit de petites séparations qui feront peut-être expériences langagières, peut être rencontre avec un Autre, espace de « langage » où le lien entre parents et enfants va pouvoir se réinventer au-delà du besoin. Ce n’est pas séparer pour séparer ; il n'est pas question de laisser parent et enfant chacun avec sa perplexité. C’est la création langagière qui pourra faire séparation ou accroche autour d’un désir particularisé. Par exemple, le père d’un enfant hospitalisé décide d’arrêter de jouer à ses propres jeux vidéo mettant en scène des zombies quand il découvre que son fils les regardait en cachette, fasciné par ces personnages revenant du monde des morts. Cet acte fut un acte important aux yeux du père, mais quelle fonction a-t-il réellement pour l’enfant qui se montre beaucoup plus difficile depuis cet arrêt ? 

N. D. – Comment les praticiens s’arrangent-ils des dits troubles du comportement ?

D. B. – Le plus difficile dans le monde hospitalier est peut-être d’accepter que le discours médical avec sa nécessaire maîtrise puisse être un échec et que le praticien consente à ce que ce qui est du sujet lui échappe. Il me vient deux exemples.

Cet enfant se nomme en disant qu’il a « un trouble de l’oralité », sorte de discours contemporain, qu’il a prélevé au décours d’une consultation, dans le discours de la science en quelque sorte. C’est à une secrétaire, à l’hôpital de jour, qu’il se confie ; il lui fait part de ce qui, pour lui, fait difficulté dans son lien avec des personnes auxquelles il tient : Ainsi, perdu dans les cadeaux qu’il veut offrir à quelqu’un qu’il apprécie, il dira : « J’ai un trouble de l’oralité amoureuse. » Jolie façon de subvertir le réel du produit de la science, introduisant l’amour dans la question du « faire lien social ». 

Le deuxième exemple est celui d’une enfant présentant des troubles du comportement alimentaire. Nous découvrons dans les derniers jours d’hospitalisation qu’elle a écrit un journal intime tout au long de son séjour. Ce journal, ne serait-ce pas une belle trouvaille langagière qui permette à cette jeune de se mettre à l’abri du regard, celui de ses parents, des soignants, d’échapper ainsi aux poids des « diagnostics les plus plats » et même de les subvertir, et ce grâce à l’existence d’une place vide ?

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Nathalie Dahier – Que vous inspire le titre de la JIE7 « Parents exaspérés – enfants terribles » ?

Dominique Carpentier – Ce titre permet d’appréhender, à l’heure révolue du délitement de la famille nucléaire, ce qui décidément ne fait pas rapport entre parents et enfants. Le lien à l’enfant interroge la parenté, et dans le même mouvement ce qui fait autorité pour le sujet et le situe dans ce qui « fait famille ». Les fonctions paternelle et maternelle se sont mélangées dans le terme « parent », co-parent, ou encore parent 1 et/ou parent 2, ce qui signe l’effort d’une non-différenciation des sexes. C’est un trait de notre modernité. Partenaire de l’enfant, indifférencié donc, le parent se réduit à une fonction souhaitée transparente, sans reste. Pourtant, les réseaux sociaux se font l’écho des manquements et autres ratages de la parentalité, le blog « parent épuisé » allant jusqu’à vanter – mais, est-ce si drôle –, des kits de survie, voyage, apéro, etc., de parents encombrés, donc, de leurs enfants. « Qu’avez-vous donc fait au Bon Dieu pour avoir des enfants pareils ? » est la question que l’on doit poser, pour reprendre à nouveaux frais ce qui préside à l’arrivée d’un petit d’homme dans le monde. De quel désir est-il né ? Qu’est-ce qui alimente culpabilité ou angoisse dans la rencontre avec lui ? Si l’enfant est une énigme, le parent l’est malgré lui devenu, opacifiant plus encore ce qu’il est en droit d’attendre de cette fonction qu’il endosse de « donner la vie ». Il peut aussi le regretter, ce qui interroge en effet sur sa responsabilité. Sur mesure ou hors gabarit, l’enfant se fait terrible de ne pas correspondre à l’idéal, et par conséquent, joue sa partie en réponse à ce qu’il rencontre d’énervement chez son parent. L’exaspération peut tout autant se renverser et rendre les parents terribles. 

N. D. – Comment faire famille à l’heure actuelle ?

D. C. – C’est l’enfant qui fonde la famille, qui n’existe qu’en crise, comme le soulignait Daniel Roy dans le texte d’orientation de la journée. Le « modèle familial » standard, comme toute fiction, a trouvé un terme à son usage dès le milieu du XXe siècle. Le déclin du Nom-du-Père, de sa fonction dévoilée par sa fiction a provoqué la nécessité d’une invention qui prenne en charge l’Autre qui n’existe pas. Cela offre alors « la possibilité d’une île », soit dit autrement, de nouveaux arrangements symptomatiques dans le lien social, que l’on ne dissociera pas de celui dit des « liens familiaux ». Comment faire avec les modes de jouissance différents de sujets qui vivent ensemble ? La question posée par Lacan [1] épingle l’échec des utopies communautaires. La manière dont les répondants dans le groupe familial transmettent leur façon de savoir-faire avec le désir, la jouissance et l’amour, comme le précise Lacan, reste opérant, pour peu que s’y inscrive le ratage de structure, que se dégage un désir particularisé pour l’enfant en question [2]. Quelque chose excède le fantasme à propos de l’enfant, objet de jouissance et de rejet, jamais conforme à l’idéal que l’on s’était forgé. Il y a le réel de la jouissance, et celle-ci n’est pas toute résorbable dans le fantasme. Valeria Sommer Dupont propose dans l’argument #1 [3] d’interroger à quel apparentement poétique chaque enfant est poème. C’est, dans le meilleur des cas, la possibilité pour l’enfant de se compter dans un groupe qui se nommera « sa » famille. Éric Laurent indique dans le texte « Institution du fantasme, fantasme de l’institution [4] » que l’enfant se construit « son » institution à travers les rencontres qu’il fait, ce qui aujourd’hui est peut-être moins vrai quand l’enfant « placé » est régulièrement déplacé de famille d’accueil en famille d’accueil, de référent en référent. L’enfant confié à l’ASE peut avoir chance, par la grâce du transfert, de créer son institution, singulière et unique, en faisant le pari qu’il se loge dans une langue qu’il fera sienne. 

N. D. – Comment résonne le mot exaspération en rapport avec le thème ? En quoi les cliniciens trouvent-ils à le subvertir ? 

D. C. – Au CPCT Parents (Rennes), l’exaspération des parents à l’égard de leurs enfants fait parfois « raison » de la demande de consultation. Cette colère, cette déception, cet énervement muent le plus souvent en question, quand s’opère au sein même du dispositif du CPCT, une séparation dans le couple parental pour offrir un accueil différencié à chacun. Cela ouvre un nouveau champ d’exploration d’une cause, un passage de l’énigme à la question, qui touche ces adultes concernés par ce qui se passe avec l’enfant. Le père, le beau-père, le compagnon, comme la mère, la belle-mère, l’autre intéressé par cet enfant-là, accueillent alors dans le déroulé du traitement leur propre rapport à leurs parents, offrant par cette exploration, une nouvelle dimension à la plainte qu’ils apportaient. L’orientation régulièrement proposée vers un tiers quand est entendu que le « terrible de l’enfant » exige un traitement hors la famille, dégage la place nécessaire pour déposer ce qu’a été pour cette mère, ce père, le point d’achoppement qui a déclenché la demande de consultation. Subvertir le mot exaspération, c’est entendre dans le même terme l’exacerbation des sens, des sentiments – comme le propose le dictionnaire Le Grand Robert –, soit un « trop » qui concerne l’objet enfant, et accueillir la jouissance logée dans l’agacement, l’énervement et le désordre que provoque ce même enfant ; tenter de dégager le trait retrouvé dans l’enfant qui touche si bien sa cible chez le père, la mère. Prendre le temps d’accueillir ce qui dans le discours de chacun à l’égard de l’enfant vise le fantasme, ou au contraire percute l’objet qu’il représente comme « mauvais », comme réel. L’offre de traitement au CPCT s’adosse à la question du ratage de toute éducation, pour accueillir, autant que faire se peut, les solutions de chaque sujet, père, mère, dans l’écart entre l’enfant rêvé et celui du réel de leurs rencontres. Ce qu’il nous faut pouvoir faire exister, un écart qui assouplisse le lien entretenu entre les parents et l’enfant. 

[1] Lacan J., « Discours de clôture des journées sur les psychoses chez l’enfant », 22 octobre 1967, inédit.

[2] Ibid.

[3] Sommer Dupont V., « Des parents en question ! », Argument #1, septembre 2022, disponible sur le blog de la JIE7.

[4] Laurent É., « Fantasme de l’institution, institution du fantasme », 2003, disponible sur internet.

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