Ivan le Terrible, enfant du réel

Le terrible de l’enfant 

Que sait-on d’Ivan enfant ? Selon Troyat, un de ses biographes, le jeune Ivan « se complaît à des jeux sanguinaires […] il arrache les plumes des oiseaux, leur crève les yeux, les éventre avec un couteau, se délecte à suivre les phases d’agonie »1. Selon Hélène Bonnaud, « l’enfant terrible effraie son entourage […] et surtout il n’a peur de personne. Il est sans loi. C’est un enfant hors sens »2. Si Ivan est un enfant terrible, à quel Autre a-t-il eu affaire ? L’enfance d’Ivan ne rime pas avec félicité mais avec atrocité. Dès son plus jeune âge, cet enfant est confronté à l’horreur de la mort. Il a trois ans quand son père, Vassili III, meurt d’infection ; huit ans, en 1538, quand sa mère meurt d’empoisonnement, dans une ambiance de suspicions, d’intrigues et de meurtres. Aussi, « L’enfant vit dans la crainte d’être assassiné »3Ces années sont marquées par la terreur, « ces souffrances indicibles, vraiment indicibles, que j’ai endurées dans ma jeunesse »4, écrit Ivan qui précise : « j’avais huit ans à cette époque, d’un trouble à l’autre, je flottais, j’ai tout observé, tout, de mon coin j’ai tout vu ! »5 et ajoute : « on était élevés dans la honte et la misère […] j’ai vu la haine, je connais la faim ! »6. Ivan raconte comment : « les esclaves qui devaient me servir, moi, encore petit, moi, leur tsar béni par le Dieu […], s’enragent contre leur maître, ne le reconnaissent plus, se jettent sur lui »7 et résume : « quel moment désespéré on a vécu, Russie et moi-même ! nous, les enfants perdus dans toutes ces guerres, les complots de partout […] quelle époque horrible et pour nous et pour les terres russes… »8. Ainsi, « L’enfant terrible épouvante, mais il est lui aussi bien souvent épouvanté par l’Autre auquel il a affaire »9.

Le réel de la terreur

Face à cet Autre terrible, l’enfant « n’a d’autre recours que de manifester sa présence par une décharge de violence qui le submerge. N’ayant pas symbolisé le manque, il est alors agi par la pulsion »10. Premier Tsar de Russie, Ivan IV Vassiliévitch, surnommé au XVIII° siècle Ivan le Terrible, a laissé dans l’histoire la trace de la terreur. Ce despote tyrannique et cruel a instauré un régime de troubles entre exécutions et décapitations, massacres et supplices. Pourrait-on lire cette irruption du réel dans ce dire d’Ivan : « je suis en guerre […] et la guerre est en moi. Oui, moi qui voulais toujours la paix - je suis la paix en guerre ! »11 ? Il se nomme ainsi au Prince Kourbski, son ami devenu ennemi « le traitre aux mains sales »12 . Après la mort de son père : « les guerres sont venues, de tous côtés, les nations qui nous haïssaient peureusement, tel coq hait le renard - là, elles se sont déchainées, crêtes rabattues, becs ouverts ! elles stockaient leur haine des siècles et là - tout est devenu permis, tout ! »13. Dans cet épître, il confie « la mélancolie vient, ami …de loin […], elle me torture cette tristesse et je me sens près d’une fosse, elle est pleine de ténèbres »14.

Cet épître est publié en 1951 par l’Académie des sciences de Moscou et traduit en français par le romancier russe Dimitri Bortnikov. Au sujet de la nomination « Ivan le Terrible », Bortnikov15 explique que « La traduction n’est pas correcte […], il ne s’agira pas de réhabiliter Ivan, oh non, mais de le déterribiliser. […] Ivan Grozny en russe ne donnera pas en français ”Ivan le Terrible” mais Ivan le Sévère »16.

Traiter la terreur

En 1547, avec le couronnement impérial, Ivan est sacré premier tsar russe, en assumant l’héritage de l’Église orthodoxe, il est investi d’une mission divine. À trois ans, il avait assisté à l’agonie de son père qui dans un dernier souffle demande à être consacré moine17. Il raconte comment, au moment de la mort de sa mère, il instaure un rapport à Dieu : « notre seul refuge était la miséricorde de Dieu, oui, on était à lui, on s’est blottis contre lui, mon frère George et moi, deux orphelins »18

Ayant appris à lire et écrire le slavon russe, langue liturgique, Ivan adresse des épîtres aussi bien à la reine d’Angleterre, Elisabeth I, à qui il demande sa main, qu’au Prince André Kourbski ou à l’abbé Cosima. Il développe une foi ardente : « J’ai appris de l’Écriture divine qu’il faut obéir »19, élu de Dieu, il dialogue avec le légal pontifical et confie : « mais qui je suis, frères, pour fouler ces terres de la grâce ? Mes traces seront rouge et vermeil. Sang, je suis. Sanguinaire, je salis tout ce que je touche ! »20 et il ajoute « mon âme est tordue »21. Il adresse alors une demande : « pas digne je suis d’être appelé, mais je souhaite m’inscrire, à l’alliance de l’Évangile, oui, considérez-moi comme l’un de vos auxiliaires »22

Comme le formule Daniel Roy : « Au cœur […] de la terreur des enfants terribles se loge une « jouissance illisible » qui ne peut que rester « lettre voilée »23. Est-ce avec la voie mystique qu’Ivan le Terrible tente de voiler le déchaînement de la pulsion de mort ?

 

1Troyat H., Ivan le Terrible, biographie, Paris, Flammarion, 2007, p. 20.

2Bonnaud H., « L’enfant terrible est sans loi », Zappeur, n°, 5 octobre 2022, disponible en ligne. 

3Troyat H., Ivan le Terrible, op.cit. p. 22.

4 Ivan le Sévère, dit Ivan le Terrible, Je suis la guerre en paix, Paris, Allia, 2012, p. 

Ibid., p. 36.

Ibid., p. 38.

7 Ibid., p. 36.

8Ibid., p. 35. 

9 Bonnaud H., « L’enfant terrible est sans loi », op. cit. 

10 Ibidem. 

11 Bonnaud H., « L’enfant terrible est sans loi », op. cit. 

12 Ibid. p 15. 

13 Ibid. p.34.

14 Ibidem. 

15 Dimitri Bortnikov reçoit le Booker Prize russe et le prix du Best-seller national en 2002 pour son premier roman. 

16  Bortnikov D., « Les tombeaux ouverts », Ivan le Sévère, dit Ivan le Terrible, Je suis la guerre en paix, trad. Paris, Allia, 2012, p. 119. 

17  Troyat H., Ivan le Terrible, biographie, op. cit., p. 16. 

18 Ivan dit le Sévère, op.cit. p. 36. 

19  Ibid.,  p. 46. 

20  Ibid.,  p. 71. 

21 Ibidem. 

22 Ibidem. 

23  Roy D., texte d’orientation « Parents exaspérés-enfants terribles » , disponibles sur le net.