La famille humaine : un collectif sans mode d’emploi

La coupure effectuée par Lacan entre la famille humaine et la « relation biologique[1]» passe avant tout par une déconnexion d’avec l’idée d’instinct : « Une économie paradoxale des instincts qui s’y montrent essentiellement susceptibles de conversion et d’inversion et n’ont plus d’effet isolable que de façon sporadique[2]». Exilée de la nature, la famille est un collectif devant s’avancer sans le prétendu GPS inné de l’instinct : « Des comportements adaptatifs d’une variété infinie sont ainsi permis. Leur conservation et leur progrès, pour dépendre de leur communication, sont avant tout œuvre collective et constituent la culture ; celle-ci introduit une nouvelle dimension dans la réalité sociale et dans la vie psychique. Cette dimension spécifie la famille humaine comme, du reste, tous les phénomènes sociaux chez l’homme[3]».

La famille : une structure, mais complexe

Offshore de la nature, la famille parlante trouve-t-elle dans l’ordre symbolique un appui plus sûr pour savoir comment s’y prendre avec sa progéniture ? Sur ce registre les choses ne sont pas moins brouillées. « Institution », « groupe réduit », la famille est une « structure complexe[4]». Ses modes sophistiqués d’organisation ne lui octroient pas davantage de visibilité concernant les liens qui se tissent en son for que de lisibilité quant aux gaps qui se creusent, inévitablement, entre chacune des générations.

L’appareillage symbolique dont s’habille « la structure culturelle de la famille humaine[5]» est certes déterminant et constitutif, mais, loin de délivrer une boussole, il densifie, voire embrouille de toute sa complexité, les relations subjectives qui se jouent en son sein : « Les modes d’organisation de [l’]autorité familiale, les lois de sa transmission, les concepts de la descendance et de la parenté qui lui sont joints, les lois de l’héritage et de la succession qui s’y combinent, enfin ses rapports intimes avec les lois du mariage – obscurcissent en les enchevêtrant les relations psychologiques[6]».

C’est dans cette famille dénaturée et enchevêtrée que les liens parents-enfants se tressent. Dépourvue des codes de l’inné, munie de la cartographie trouée du symbolique, chaque famille se trouve affronter le réel qui lui est propre, notamment celui du symptôme, sans l’appui d’un discours pouvant lui indiquer avec certitude le nord. Dès lors, est-ce en pariant sur le dialogue que les parents parviennent à y voir plus clair ? « Le dialogue est rare. Pour ce qui est de la production d’un corps nouveau de parlant, il est si rare qu’il est absent de fait. Il ne l’est pas de principe, mais le principe ne s’inscrit que dans le symbolique. C’est le cas du principe dit de la famille, par exemple[7]».

Si l’être humain jouit, parmi les vivants, du privilège exclusif de la parole, celle-ci ne lui assure qu’une seule garantie : l’accès illimité aux voies du malentendu. D’où le comble : chaque famille de parlants, confrontée à la tâche de savoir s’y prendre avec les objets qu’elle fait venir au monde, doit se démêler avec un trou dans le savoir qui, tout en la chassant de la nature, l’arrime à la nécessité de trouver un savoir y faire singulier.

Côté transmission, nulle garantie non plus. C’est ce que Lacan avance à propos d’eux, ces deux sexués, quels qu’ils soient, qui constituent la lignée qui donne la vie[8] : « Le parlêtre en question se répartit en deux parlants. Deux parlants qui ne parlent pas la même langue. Deux qui ne s’entendent pas parler. Deux qui ne s’entendent pas tout court. Deux qui se conjurent pour la reproduction, mais d’un malentendu accompli, que votre corps véhiculera avec ladite reproduction[9]».

Le corps terriblement pulsionnel de l’enfant

Depuis les Trois essais sur la théorie sexuelle, se repère que l’enfant est par excellence un parlêtre excédé, travaillé par les démangeaisons provoquées dans sa chair par le ruissellement de lalangue. Il apprend très tôt combien la traversée de l’existence avec ce corps qui lui échappe, vivifié et mortifié à la fois par la motérialité signifiante, est tout sauf un fleuve tranquille. En faisant de l’enfant un corps parlant agité par un triumvirat terrible qui ne lui octroie aucune trêve, Freud a fendu le mirage de l’enfance pépère et assagie, vouée à s’évanouir dans le brouillard de l’amnésie. Vivre, c’est avoir affaire aux tours de la pulsion, aux rets de la demande, aux circuits du désir. Contour infini de n’importe quel objet[10], la pulsion est l’élément « irrépressible[11]»  qui ne connaît de repos ni le jour ni la nuit. Dérive permanente, la demande est torrent métonymique qui boude tous les objets, car seul lui importe de pouvoir continuer à… demander. Furet hyperactif et indestructible, courant entre les lignes, le désir est vertige, « articulé mais pas articulable », jouant sans relâche aux devinettes du Che vuoi ?, soulevées, dès l’aube de la vie, par l’opacité de ces premières figures de l’Autre que sont les parents.

Freud a instauré le statut terrible de chaque enfant en tant qu’être pulsionnel dont une partie reste inéducable. Il l’a fait en rappelant combien le fameux détournement du but sexuel de la pulsion, via la sublimation, est « un idéal d’éducation, dont le développement individuel s’écarte le plus souvent à un moment quelconque et souvent de façon considérable[12]». Même pendant ladite « latence » la pulsion ne laisse pas de repos à l’enfant. Freud va encore plus loin : les éducateurs agissent comme s’ils « savaient que l’activité sexuelle rend l’enfant inéducable, car ils poursuivent comme “vices” toutes les manifestations sexuelles de l’enfant, sans pouvoir faire grand-chose contre elles[13]». Nous tenons ici un dernier élément structurel à ne pas négliger à l’heure d’approcher ce qui exaspère les parents et ce qui excède le corps parlant des enfants d’aujourd’hui.

[1]Lacan J. « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 23.

[2]Ibid.

[3]Ibid.

[4]Ibid., p. 24.

[5]Ibid.

[6]Ibid.

[7]Lacan J., Le Séminaire, Dissolution, in Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, 2021, p. 76.

[8]Ibid., p. 74-75.

[9]Ibid., p. 75.

[10]Lacan J. Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 153.

[11]Ibid., p. 148.

[12]Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 101.

[13]Ibid., p. 102.