La famille : Un état des lieux
Cet article est initialement paru dans la revue Tresses, « Familles complexes », n°59, juin 2022.
La famille, lieu de nouvelles configurations, de changements, d’inventions, fût dans les décennies passées le théâtre de crises, mais aussi de combats entre les nostalgiques tournés vers le passé et les modernes qui défendaient les transformations et dénonçaient les gardiens d’un ordre familial dépassé. La psychanalyse s’est parfois trouvée au cœur de cette polémique, accusée par certains de défendre « le dogme paternel[1]». De nouvelles nominations – familles recomposées, monoparentales – accompagnaient ces transformations. Avec l’accès revendiqué à une procréation choisie, un nouveau terme apparaissait, celui de « parentalité », qui allait de pair avec l’idée que c’est désormais l’enfant qui fait la famille.
Il n’est pas possible aujourd’hui de parler de la famille sans faire référence aux travaux des psychanalystes qui, dans le cadre de l’École de la Cause freudienne et du Champ freudien, ont éclairé les questions soulevées par ces transformations. Les textes de Jacques-Alain Miller et d’Éric Laurent auxquels je me réfèrerai ici donnent les vecteurs qui orienteront mon propos.
Comment ne pas remarquer par ailleurs que les deux textes fondamentaux de Jacques Lacan relatifs à la famille font écho à deux moments de crise que celle-ci traverse. Dans les « Complexes familiaux[2]», Lacan évoque dès 1938 le déclin du père et, dans sa « Note sur l’enfant[3]», écrite en 1969, il souligne l’impasse des militants qui cherchaient à échapper à l’ordre familial dans des expériences communautaires.
La famille moderne complexe
Le texte des « Complexes familiaux » est très enseignant, car Lacan y fait valoir que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le groupe réduit que forme la famille dans ces années du début du siècle n’est pas à rapporter à une simplification, mais plutôt à une contraction de l’institution familiale. Et cela ne veut pas dire que sa structure soit devenue simple. Bien au contraire, cela indique que, plus le groupe familial est réduit, plus sa structure est complexe. Les familles monoparentales illustrent tout spécialement la structure de la famille moderne complexe qu’É. Laurent propose de considérer comme « holophrastique », car l’holophrase peut « nous faire apercevoir ce qu’est la condensation de fonctions complexes en un seul élément qui peut avoir l’air simple […]. Là où il n’y a plus de famille, elle subsiste malgré tout ; c’est la famille à un tout seul[4]».
En 1938, Lacan attribue les remaniements de la famille à l’influence du mariage – sans confondre institution de la famille et institution du mariage – il souligne « l’excellence du terme “famille conjugale”, par lequel Durkheim la désigne[5]». Au fond, ce n’est pas tant le mariage en tant qu’institution qui retient l’intérêt de Lacan, mais bien plutôt le conjugo, le fait conjugal en tant qu’il renvoie à l’union d’un homme et d’une femme. C‘est d’ailleurs ce terme que Lacan reprendra dans sa « Note sur l’enfant ». Ceci peut nous conduire à nous interroger : lorsque le couple parental est disjoint du couple conjugal, quelles sont les incidences cliniques pour l’enfant ?
Transmission
Lacan établit la famille comme « une institution[6]», ce qui fait dire à É. Laurent qu’il n’y a pas d’enfant sans institution, il y a la famille ou ce qui vient à la place. Déjà en 1938, Lacan évoque le rôle prévalent de la famille dans la transmission, ce qu’il reprendra dans sa « Note sur l’enfant ». Ici, il s’agit de la transmission de la culture, c’est-à-dire que Lacan souligne le rôle de la famille dans la transmission du symbolique. Plus précisément, il définit la famille comme l’institution qui prévaut « dans la première éducation, la répression des instincts, l’acquisition de la langue justement nommée maternelle[7]». On peut rapprocher cela de ce que Lacan précise plus tard dans son enseignement comme la fonction de « toute formation [qui] a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance[8]». La famille a une fonction régulatrice sur la jouissance qu’elle tempère, produisant par là un effet de castration. En ce qui concerne « l’acquisition de la langue maternelle », J.-A. Miller fait valoir l’apport fondamental de Lacan : « Le point de départ en est que la langue parlée par chacun est une affaire de famille et que la famille dans l’inconscient est primordialement le lieu où l’on apprend la langue maternelle. […] Le lieu de la famille reste lié à la langue que l’on parle, c’est-à-dire que parler, parler dans une langue, est déjà témoigner du lien avec la famille[9]».
Trente ans plus tard, Lacan reprend, comme il l’avait déjà évoqué dans les « Complexes familiaux », le rôle central de la transmission dont il indique le caractère irréductible : « la famille conjugale […] met en valeur l’irréductible d’une transmission[10]». La transmission permet à l’enfant de se constituer comme sujet dans « la relation à un désir qui ne soit pas anonyme[11]».
La famille résidu
É. Laurent fait valoir que le point de départ de Lacan n’est pas de consacrer la réussite, le succès de la famille nucléaire, mais de partir de l’échec de toutes les tentatives d’y échapper. Sa « Note » commence par une réflexion sur l’état actuel de la famille à partir de la constatation de « l’échec des utopies communautaires[12]». C’est au regard de ces échecs que Lacan peut mettre en valeur, non pas la famille comme socle, mais comme fonction de résidu. Comment comprendre ce terme de résidu qui nous fait saisir d’une façon très condensée la fonction de la famille ? Avec ce terme, Lacan introduit la famille comme reste, objet a produit par l’histoire. En effet « partout où l’on a cru pouvoir la remplacer par des systèmes communautaires, cela s’est soldé par un échec[13]». Cette famille comme résidu s’appuie sur les fonctions « de la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques[14]». La voie du manque, ce n’est pas celle de l’idéal, pas de mère idéale, mais une mère qui ouvre la voie au désir particularisé pour l’enfant. Et « du père : en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir[15]». En ce qui concerne le père, c’est aussi la voie du désir qui permet que la loi ne soit pas une loi folle, une loi réduite à un idéal. Que le père incarne la loi dans le désir va à l’encontre des utopies dont Lacan avait fait valoir les impasses lorsque se produisait « un virage utopique des idéaux d’une culture ». Le père humanise le désir, comme il pourra l’évoquer dans son écrit sur Gide. J.-A. Miller à ce propos parle de fonction heureuse de la paternité qui « réalise[…] une médiation entre, d’une part, les exigences abstraites de l’ordre, le désir anonyme du discours universel et, d’autre part, ce qui s’ensuit pour l’enfant du particulier du désir de la mère[16]».
Le « famil » et « l’objet a libéré »
Revenons au « résidu ». É. Laurent rapproche ce terme de ce que Lacan développe la même année lors d’une séance du séminaire D’un Autre à l’autre. Lacan interroge l’idéal de la famille à partir du manque dans l’Autre et situe l’enjeu du drame familial dans ce qu’il nomme : « l’objet a en tant que libéré[17]». L’enfant peut occuper cette place d’objet. Il peut devenir « l’“objet” de la mère, et […] réalise la présence de […] l’objet a dans le fantasme[18]». É. Laurent fait valoir que, dans de nombreux cas, la famille se structure non plus à partir de la métaphore paternelle et de la valeur phallique de l’enfant, mais à partir de la place de l’enfant comme objet a, « dans la façon dont l’enfant est l’objet de jouissance de la famille, pas seulement de la mère, mais de la famille[19]». On retrouve l’objet a lorsque Lacan introduit le néologisme de « famil » : « Ce famil […] paraît nous montrer […] ce qu’il en est de la fonction métaphorique de la famille[20]». Plus loin, il poursuit : « le famil n’est-il pas notable à l’horizon du champ de la névrose, – ce quelque chose qui est un Il quelque part, mais dont le Je est véritablement l’enjeu de ce dont il s’agit dans le drame familial ? C’est l’objet a en tant que libéré. […] C’est lui avec lequel il faut, au niveau de la névrose, en finir, pour que la structure se révèle de ce qu’il s’agit de résoudre, à savoir, le signifiant de A barré, la structure tout court[21]». Le famil désigne ce qui est au cœur de la névrose, un nouage du Je et du a, que Lacan désigne aussi comme « le savoir, la jouissance et l’objet a[22]». C’est cela que la famille, dans sa fonction de métaphore, habille. C’est aussi ce que Lacan appelle le drame familial, c’est-à-dire les signifiants familiaux articulés dans une histoire. Mais le drame familial peut se refermer sur « la place de ce bouchon que révèle l’objet a “libéré” par le signifiant de A barré[23]».
La biographie première infantile
Quelques semaines plus tard, lors du séminaire, Lacan indique que le ressort de « la biographie […] première, dite infantile [est] dans la façon dont se sont présentés les désirs chez le père et chez la mère, c’est-à-dire dont ils ont effectivement offert au sujet le savoir, la jouissance et l’objet a[24]». Lacan donne des indications précises sur ce que le psychanalyste qui accueille un enfant peut explorer, « pas seulement l’histoire du sujet, mais le mode de présence sous lequel lui a été présenté chacun de ces trois termes ». Le psychanalyste qui reçoit un enfant peut s’orienter sur ces « relations primordiales », c’est-à-dire le savoir qui s’inscrit dans les chaînes signifiantes qu’il isole, l’objet qui est mis en jeu dans le transfert, la jouissance qui insiste et se répète. Daniel Roy met en valeur, dans la clinique avec l’enfant, le « temps logique de la mise en place de la fonction métaphorique de la famille […]et le tact nécessaire pour ne pas y faire obstacle, ou trouver les solutions pour y parer[25]».
Sauver le père ?
Nous le disions dans les dernières décennies qui ont vu les transformations dans la famille, la psychanalyse a essuyé des critiques, et principalement le reproche de vouloir sauver le père ou de vouloir restaurer l’ancien ordre par la solution paternelle. Ce faisant, les détracteurs de la psychanalyse ignoraient l’élaboration de Lacan des années soixante-dix. Dans ce contexte, parmi les nombreux travaux des psychanalystes du Champ freudien, j’ai retenu deux textes de Serge Cottet publiés à la suite des journées du cereda sous le titre « Les paris de la famille[26]». Ces textes sont riches d’enseignements pour s’orienter aujourd’hui. S. Cottet y souligne qu’il existe pour l’enfant « une tension entre les pères de substitution, beaux-pères, compagnons, amants d’une part et la fiction d’un père dont la jouissance fait question[27]». Mais les enfants ont les ressources de la voie symptomatique. « Comme le Petit Hans, […] ils peuplent le monde de créatures mythologiques, d’animaux féroces, de sorciers, de géants, de bêtes fauves qu’ils s’emploient à domestiquer[28]». Les enfants usent « d’une variété de stratégies utilisées pour échapper à une voracité localisée en général dans l’Autre maternel, à inventer des familles fictives où la scène primitive vient mettre du sens là où ça manquait[29]». Cette journée a mis en valeur que « le père, pour Lacan, est finalement un symptôme […]. C’est dire la multiplicité des signifiants qui peuvent opérer à sa place : ravalé à une fonction d’ustensile[30]». Serge Cottet se réfère ici à J.-A. Miller dans sa préface aux Noms-du-père : « la mise en question des limites du complexe œdipien et du mythe paternel n’en continua pas moins de courir à travers séminaires et écrits, jusqu’au ravalement du Nom-du-Père au rang de symptôme et d’ustensile[31]».
Perspectives
L’Institut psychanalytique de l’enfant, sous le thème Parents exaspérés – Enfants terribles, ouvre un champ de recherche qui met l’évolution de la famille et les symptômes des enfants qui y répondent au cœur des travaux à venir.
- Roy[32] bat en brèche les idées reçues en mettant la crise au fondement-même de la famille postmoderne. Là où l’inscription symbolique de la famille postmoderne vacille, nous aurons à explorer comment cette inscription revient à chaque parlêtre. Nous pourrons suivre comment le praticien proche de la position de l’enfant peut apprendre à connaître la famille, « les rites qui y sont célébrés, les petits dieux qui y règnent [et peut] rendre à chacun la part qui lui revient[33]». Mais nous sommes aussi invités à explorer comment ceux qui sont en délicatesse avec leur famille ou s’estiment « sans famille » trouvent d’autres bricolages en suivant la voie du symptôme.
[1] Tort M., Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, 2005.
[2] Cf. Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.60.
[3] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.373.
[4] Laurent É., « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution », Les Feuillets du Courtil, no4, p.9.
[5] Lacan J., « Les complexes familiaux… », op. cit., p.27.
[6] Ibid., p.24.
[7] Lacan J., « Les complexes familiaux… », op. cit., p.25.
[8] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.364.
[9] Miller J.-A., « Affaires de famille dans l’inconscient », Lettre Mensuelle, no250, 07/2006, p. 9.
[10] Lacan J., « Note sur l’enfant », op. cit., p.373.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne, no60, p.139.
[14] Lacan J., « Note sur l’enfant », op. cit., p.373.
[15] Ibid.
[16] Jacques-Alain Miller, « L’enfant et l’objet », La petite Girafe no18, p.10.
[17] Lacan J., Le Séminaire, Livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p.293.
[18] Lacan J., « Note sur l’enfant », op.cit., p.373.
[19] Laurent É, « Les nouvelles inscriptions de la souffrance de l’enfant », La petite Girafe, no24, p.94.
[20] Lacan J., Le Séminaire, Livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p.293.
[21] Ibid.
[22] Ibid., p.332.
[23] Laurent É., « L’Enfant à l’envers des familles », La Cause freudienne, no65, p.53.
[24] Lacan J., op. cit., p.332.
[25] Roy D., « La Famille : ses dangers, ses ressources », La petite Girafe, no24, p.57
[26] La journée du Centre d’Étude et de Recherche sur l’Enfant dans le Discours Analytique s’est tenue le 10 juin 2006
[27]Cottet S., « Le roman familial des parents », La Cause freudienne, no65, p.43.
[28] Cottet S., « Le père éclaté », La petite Girafe, no24, p.50.
[29] Ibid.
[30] Ibid., p.51.
[31] Lacan J., Des Noms-Du-Père, Paris, Seuil, 2005, p.8.
[32] Roy D., « Parents exaspérés, enfants terribles », Argument de la 7è journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant, disponible en ligne.
[33] Ibid.