L’insupportable de la classe

Ayant assisté à l’une des réunions du CIEN à Bordeaux, la principale d’un collège me téléphonait deux jours après pour me dire qu’elle m’avait vu dans le ciel et souhaitait m’inviter à rencontrer les enseignants d’une classe en grande difficulté. Son lapsus cien/ciel m’ouvrait la voie d’une autre scène pour m’introduire au sein de ce collège de Jésuites. Je proposai d’abord une conversation avec les professeurs, puis quatre conversations avec les élèves durant leur heure de vie de classe.

La visée des conversations à plusieurs avec des élèves, n’est pas d’écouter chaque sujet, mais d’obtenir que ceux-ci s’entendent parler seuls et entre eux.

Je vous propose donc un exemple de cette pratique du langage au cours d’une conversation dans cette classe de quatrième du collège où nous avions été invités (le CIEN) à intervenir pour régler un problème de refus scolaire lié à certaines difficultés rendant la vie de la classe insupportable. Ces adolescents refusaient tout et usaient de violences verbales à l’égard des professeurs. Nous avions alors proposé quatre conversations avec l’ensemble des élèves et une au départ avec les professeurs concernés, c’est-à-dire les plus exaspérés ! Cette classe regroupait tous les élèves de quatrième présentant des problèmes scolaires ; la principale reconnaissait d’ailleurs là son erreur, tout en ne supportant plus l’impasse des sanctions.

Nous proposons dans ces conversations la création d’un lieu d’adresse pour ce qui est en souffrance pour chacun, mettant en tension le vivre ensemble au sein du groupe. C’est, de façon paradoxale, quand on n’entend pas ce que l’on dit en présence d’un Autre dans l’espace singulier ouvert par ces conversations, que quelque chose surgit. La défaillance d’un sens, voire le hors-sens produit comme effet du signifiant, laissent exister un réel qui fait effraction et renvoie le sujet qui parle à ce qui se révèle à lui par surprise. Pour nous, ce hors-sens n’est justement pas du tout ce qui va faire disparaître le réel, mais au contraire, il en ouvre la voie d’accès pour chacun.

Nous avons accordé la plus grande attention à ce que chacun, épinglé par ses difficultés l’ayant conduit dans cette classe « à problèmes », et se vivant vis-à-vis des autres du collège comme élève terrible, mais surtout « mongols », puisse prendre point d'appui de son insupportable pour réinventer, grâce à sa prise de parole, sa place dans l'Autre. Cette conversation a montré un style qui ne suppose plus l'Autre comme lieu du principe et du pouvoir de la réponse. Le ton est grave souvent, mais jamais pathétique. C'est un ton que l’on peut situer entre la poésie et l'étude qui fait ce style de « petites personnes » appliquées au sérieux et à la peur du ridicule. À la fin de notre rencontre, une élève se demanda ainsi comment la conversation avait pu passer de la question du respect et de l’autorité à celle de la sexualité et de la masturbation.

Quel avait été l’événement imprévisible qui avait surgi dans la conversation et permis de sortir de la répétition du même ? Comment était-on passé du registre de l’idéal à celui de l’objet pulsionnel – juste enjeu du pari de la conversation ? Un événement écrit nulle part, hors programme et qui pourtant est venu infléchir la conversation. C’est la liberté de la parole qui est le nom de cette imprévisible nouveauté, ce qui est venu échapper à tout déterminisme, qui survient soudainement et parvient à exister, chez ces adolescents trop pressés. C’est Rimbaud et sa poésie Vagabonds, dans laquelle il donne la formule paradigmatique de l’adolescent : « moi, pressé de trouver le lieu et la formule[1]», qui guide nos conversations.

C’est par la mise en place d’un lieu et d’un discours particulier visant à libérer la parole, que se mobilise la réalité de l’inconscient inhérente à la structure du langage. Cette réalité de l’inconscient étant sexuelle, il y a donc dans ce lieu de construction de la vie que peut-être l’école, ainsi offert, une mise en jeu de la pulsion et du sexuel, qui les pressait trop, voire les poussait à « la souffrance moderne[2]». Ce que Freud nomme, dans « Les métamorphoses de la puberté[3]», l’exigence pulsionnelle qui agite les adolescents. C’est ce que ces sujets ont révélé avec leurs mots en créant leurs formules : « ça nous travaille », ont dit les garçons, « c’est leur perturbation essentielle », ont ajouté les filles. C’est cette scansion sexuelle qui permit, dans cette classe, de mettre fin au problème de violence scolaire à l’égard des professeurs. Ainsi, le Witz saisissant de Jérémy : « Nous voulons du physique à la place de la physique ». Ou encore, ce dire de Camille pour caractériser les garçons et leur sexualité : « Eux, ils sont directement branchés sur la chose ». Chacun a pu, dans ce lieu de parole, trouver la formule de sa sexuation. Les garçons s’étant rangés sous la formule « ça nous travaille » sont passés à se mettre au travail. Les filles s’étant rangées de l’autre côté, ont identifié le lieu de la perturbation du côté des garçons, se situant du côté de la belle âme.

Cette ironie donne la raison d’une aliénation qui caractérise notre époque : la passion du sens. Il y a sa face sombre qui conduit à l’impasse comme version de l’insupportable produit par le discours dudit sens commun. Il y a sa face éclairée, là où se dégage la place de ce qui reste irréductible à un discours, l’insubstituable, ce qui peut faire insupportable pour un sujet, voire le conduire à l’errance scolaire ou au vagabondage. Ce qui se dit dans ces conversations tombe davantage sous le coup de l’exception que du phénomène qui, lui, intéresse les sciences humaines. Le lycée ou le collège sont dénoncés comme ce qui « ne laisse pas sa place à la vie ». Pour Augustin, « la vie, elle se passe dehors, ailleurs que dans les exercices ». Au long du texte des conversations, la vraie vie est « ailleurs », « ailleurs qu’au lycée » mais cet « à côté du collège », c’est aussi bien la voie de l’insupportable version : « je reste chez moi et je m’ennuie ». En définitive, cet ailleurs n’est pas un autre lieu, une autre société, une autre vie, une autre ville, il est plutôt hors toutes références concrètes : l'Autre du monde, de la société, de la ville. C'est une place vide, aveugle, qui délimite en creux l'Autre de la vie. D’ailleurs Rimbaud l’avait dit : « La vraie vie » n’est pas ailleurs elle « est absente[4]». Lacan isole le rapport à l’Autre chose comme le fondement même de la vie des masses, désir d'Autre chose présent dans l'expérience subjective du temps logique de l’adolescence. L'ennui ou la révolte sont présents dans le texte des conversations comme autant d’affects qui témoignent de cette dimension, dont Lacan fait le principe permanent des organisations collectives. La vie du sujet n’est pas situable en dehors d’une extraction de jouissance, d’où l’appel à l’Autre qui laisse le sujet séparé de sa jouissance toujours déjà perdue. Ces sujets se disent « sur la défensive » : « On est trop près, trop semblables ». Appel constant et nécessaire à un point d’altérité. Là est le fil de la conversation. Filer le malentendu jusqu’à ce que le lien avec l’inconscient apparaisse et qu’en émerge bien au-delà de l’insupportable, un savoir nouveau, comme si les sujets eux-mêmes étaient les produits de cette conversation inédite dans un tel lieu. Par ce biais l’école peut ne plus revendiquer pour elle « le côté impitoyable de la vie, elle n’a le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie[5]», pour reprendre le terme de Freud.

L’école peut alors revendiquer la responsabilité d’avoir introduit du « jeu de vie », soit du jeu de vie dans la vie de l’esprit, qui n’est pas ailleurs, mais bien là en présence ; elle peut ainsi ne pas oublier que les élèves, auxquels elle a la charge de transmettre un savoir, sont avant tout des êtres vivants et sexués, ayant droit au peu réjouissant qui est leur symptôme et qu’elle a vocation à accompagner chacun dans sa tâche de se faire responsable de jouissance. À cette fin, l’école se doit de prendre appui sur la présence des enseignants sensibles à l’insupportable du symptôme, qui ont là fonction d’exception et de modèle pour la transmission de l’amour du savoir qui met l’insupportable à sa juste place.

[1] Rimbaud A., « Vagabonds », Œuvre-vie, Paris, Édition du centenaire établie par Alain Borer, Arléa, 1991, p. 349.

 

[2] Rimbaud A., « Déserts de l’amour », Œuvre-Vie, op. cit., p. 175.

[3] Freud S., « Les métamorphoses de la puberté », Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962, p. 123.

[4] Rimbaud A., « Une saison en enfer - Délires I - Vierge folle », Œuvre-Vie, op. cit., p. 488.

[5] Lacadée P., « Pour une discussion sur le suicide », La vraie vie à l’école, Paris, Michèle, 2013.