Que veut l’enfant terrible ?

Partons d’une évidence : par définition, l’enfant est terrible, car il est aux prises avec des pulsions qui le taraudent. La pulsion orale, par exemple, ne se contente pas de soustraire l’enfant à son rapport à l’Autre par une satisfaction auto-érotique, dans la mesure où elle est aussi « cannibale », poussant l’enfant à « rechercher, dès le début, d’autres personnes comme objet sexuel[1]», personnes envers lesquelles s’exercent tour à tour pulsion orale, pulsion sadique, voyeurisme, exhibitionnisme[2]. Dans ses investigations, la douleur que l’enfant inflige aux autres ne fait pas limite pour lui, « la cruauté est un facteur de la composante sexuelle[3]», une source de jouissance. Autrement dit, la douleur n’impose pas de borne à l’avidité pulsionnelle, bien au contraire.

De plus, la découverte de la différence sexuelle fait passer chaque enfant « par de graves luttes intérieures (complexe de castration). [Ses] efforts en vue de trouver un équivalent au pénis perdu de la femme jouent un grand rôle dans la genèse de perversions multiples[4]». Dans les affres de cette recherche, il est confronté à un « premier jouir » qui lui est étranger, la jouissance phallique, « il en a la trouille », ce qui le rend ombrageux ou violent, d’autant qu’il n’a à sa disposition que des « débris » de langage « grâce à quoi il va faire la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage »[5]. L’impuissance à dire n’a pour relais que des manifestations corporelles bruyantes qui demandent à être déchiffrées.

À ceux qui croient que l’éducation – ravalée au rang de diverses modalités contraignantes et normatives – peut venir à bout des exigences libidinales de l’enfant, Lacan répond avec Freud qu’en voulant les faire taire, elle en accentue au contraire le poids : « Freud écrit le Malaise dans la civilisation pour nous dire que tout ce qui est viré de la jouissance à l’interdiction va dans le sens d’un renforcement toujours croissant de l’interdiction. Quiconque s’applique à se soumettre à la loi morale voit toujours se renforcer les exigences toujours plus minutieuses, plus cruelles, de son surmoi[6]». À la jouissance de l’objet se substitue la jouissance du surmoi, un surmoi féroce qui rend l’enfant insupportable, creuse son envie d’obtenir plus de jouissance et le plonge dans une confusion croissante : il s’agite, crie, vocifère, veut toujours autre chose que ce qu’on lui donne, ne veut pas ce que pourtant il réclamait (ce n’est jamais ça), il fait des caprices, des colères, ne sait plus ce qu’il dit, ni ce qu’il veut.

Alors, quel appui apporter à l’enfant ? Comment s’orienter face à ce débordement pulsionnel, sachant qu’il n’y a ni objet adéquat à la libido, ni solution harmonieuse aux « origines paradoxales du désir[7]» ? Plutôt que de « décomposer jusqu’à la niaiserie tout dramatisme de la vie humaine[8]» en voulant faire entrer l’enfant dans un processus de normalisation, il s’agit de lui permettre d’exercer sa « pulsion de savoir[9]» – syntagme freudien que Lacan traduit par une formulation qui s’approche du réel avec bonheur : « l’avidité curieuse[10]». La psychanalyse nous permet de ne pas perdre de vue le fait que la dimension pulsionnelle de l’existence de l’enfant est la source même de son éveil : « L’enfant, écrit Freud, s’attache aux problèmes sexuels avec une intensité imprévue et l’on peut même dire que ce sont là les problèmes éveillant son intelligence[11]».

Ainsi est-ce une éthique que Freud apporte et non pas « une théorie de l’adaptation de la conduite[12]». Et même, insiste-t-il, toute tentative d’intimidation de l’enfant « n’est pas sans faire un tort durable à sa pulsion de savoir[13]». Dès lors, l’enfant se sent « étranger aux personnes de son entourage, qui jusque-là avaient eu sa pleine confiance[14]», et il se peut alors que « la curiosité intellectuelle partage le sort de la sexualité, demeure dès lors inhibée, et le libre exercice de l’intelligence en est pour la vie entravé[15]».

D’ailleurs, ajoute Lacan, tout ce registre éducatif, « c’est là quelque chose à quoi nous nous référons d’autant moins que l’articulation de l’analyse s’inscrit dans des termes tout différents – les traumas et leur persistance[16]». L’enfant est dans une recherche effrénée de l’objet pour calmer l’angoisse qui en résulte, c’est ce qui fonde le principe de répétition. Et fondamentalement, cet objet est « das Ding, en tant qu’Autre absolu du sujet, qu’il s’agit de retrouver[17]». Si l’enfant, dans son cheminement pour atteindre das Ding, parvient à approcher « ses coordonnées de plaisir[18]», il ne peut pas le trouver, car « c’est de sa nature que l’objet est perdu comme tel[19]». Cependant, le sujet, débordé par ses pulsions, veut das Ding comme son bien. Lacan indique comment cela se présente sur le plan clinique : « Tout le développement de la psychanalyse […] confirme [le] caractère essentiel de la chose maternelle, de la mère, en tant qu’elle occupe la place de cette chose, de das Ding. Tout le monde sait que le corrélatif en est ce désir de l’inceste qui est la grande trouvaille de Freud. […] C’est là le désir essentiel. […] Freud désigne dans l’interdiction de l’inceste le principe de la loi primordiale[20]» articulé comme le fondement de la morale. Ce qui agite l’enfant, n’est-ce pas d’être pris entre ce désir essentiel – le désir de l’inceste, qui le fait sortir de toutes les limites – et la loi fondamentale d’interdiction de l’inceste qui pose que le « désir pour la mère ne saurait être satisfait parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la demande, qui est celui qui structure le plus profondément l’inconscient de l’homme[21]». L’enfant est tendu vers ce qui ne peut s’atteindre, il le manifeste en mettant à tout instant ses dires et son corps en jeu, sans pouvoir s’expliquer sur ce qui lui arrive. Cette quête, qui l’affole, ne lui facilite pas l’entrée dans le langage par la parole qui consiste à nommer les objets au lieu de s’en saisir. Faute de trouver les mots pour dire son désarroi et pour nommer sa recherche – ce qui entraînerait inéluctablement une perte de jouissance –, « [il] fait des symptômes[22]» qui exaspèrent ses parents du fait de leur caractère inéducable. Le symptôme est un réel qui insiste, c’est « quelque chose qui avant tout ne cesse pas de s’écrire du réel[23]» et nul appel aux normes éducatives ne peut le faire taire. « Le symptôme serait le signe et le substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu[24]» et qui cherche à se faire valoir de façon détournée.

Le symptôme dont l’enfant souffre n’est pas toujours celui que ses parents ont identifié et vient dire quelque chose d’énigmatique pour l’enfant lui-même. Son symptôme recèle une part de jouissance qui entrave son processus de subjectivation, car il tient à cette jouissance qu’il a dû refouler et dont les significations, dès lors, lui échappent.

La psychanalyse est l’offre faite au sujet de cerner ce qui fait symptôme pour lui, pour s’alléger de la jouissance qui l’encombre et obtenir un gain de savoir sur la part de vérité qui lui échappe.

C’est dans la rencontre avec l’analyste que l’enfant peut déchiffrer « ce dont le symptôme consiste, à savoir un nœud de signifiants[25]» en s’orientant du réel qui permet de le dénouer en s’appuyant sur les formations de l’inconscient qui émergent au cours du processus analytique. À partir des questions restées en impasse, il s’agit de chercher une « vérité libératrice […] à un point de recel de notre sujet. C’est une vérité particulière […] pour autant qu’elle se présente pour chacun dans sa spécificité intime, avec un caractère de Wunsch impérieux. […] Ce Wunsch […] se conserve dans la profondeur du sujet sous une forme irréductible[26]». Il s’agit d’en découvrir les coordonnées grâce à l’investigation psychanalytique qui permet de découvrir la portée symbolique du symptôme ainsi que sa dimension de substance jouissante afin que le sujet se les réapproprie et puisse se constituer de façon plus décisive dans l’ordre symbolique et dans l’ordre du vivant. Il peut en résulter un sujet qui prend au sérieux son rapport au signifiant, laissant derrière lui sa défroque d’enfant terrible.

[1] Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962, p. 87.

[2] Ibid., p. 87-88.

[3] Ibid., p. 89.

[4] Ibid., p. 92.

[5] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 13 & 14.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 208.

[7] Ibid., p. 13.

[8] Lacan J., Discours aux catholiques, in Le Triomphe de la religion précédé de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 20.

[9] Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 90.

[10] Lacan J., Discours aux catholiques, op. cit., p. 54.

[11] Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 91.

[12] Lacan J., Discours aux catholiques, op. cit., p. 52-53.

[13] Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 94.

[14] Ibid.

[15] Freud S., Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1980, p. 34.

[16] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 19.

[17] Ibid., p. 65.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 82.

[21] Ibid., p. 83.

[22] Ibid., p. 89.

[23] Lacan J., La Troisième, in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 33.

[24] Freud S., Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, PUF, 1978, p. 7.

[25] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 516.

[26] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 32 & 33.