Trait d’union

« Nous commençons toujours notre vie sur un crépuscule admirable »[1]

René Char

 

« Est-il, oui ou non fondé, ce rapport de l’enfant aux parents ?[2]».

C’est quasiment par cette citation de Lacan dans « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre » que Daniel Roy introduit le texte d’orientation pour la 7è Journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant, avec le constat que le modèle de la famille fondée sur le symbolique est mis à mal. Le rêve de constituer une famille refuge, faisant autorité avec amour et protégeant des agressions du monde, a volé en éclats.

Cependant, quelles que soient les formes multiples contemporaines, « faire famille » reste encore un projet de vie… celui d’un « bonheur » possible, peut-être d’autant plus que les traces d’enfance sont restées douloureuses. L’idéal ne s’évacue pas comme ça ! L’enfant rêvé, attendu, arrivé, est un condensateur d’espoirs, qu’ils soient de réparation, d’amour, de désir de transmission. Il s’agit toujours de « faire mieux » que la génération d’avant. Oublier, effacer les marques de réel ! Comment, alors, ne pas être des « parents exaspérés » quand « l’enfant terrible » ne répond pas à un si beau programme ?

Mais de quoi est faite une famille ?

Je reprends Daniel Roy, citant Lacan : de « deux parlants qui ne parlent pas la même langue […]. Deux qui se conjurent pour la reproduction, mais d’un malentendu accompli ». « Se conjurent » – on attendrait se conjuguent – le jeu de mots est fort. Qu’y-aurait-il à conjurer, sinon la mise en jeu des jouissances de deux parlêtres ? Ou alors deux qui croient, par la grâce d’un enfant, effacer l’impossible du rapport sexuel ? L’enfant serait alors au cœur d’un nœud de malentendus.

François Ansermet, dans sa préface de L’enfant et la féminité de sa mère, souligne le poids que porte l’enfant en venant au monde, et rappelle ce que dit Lacan – s’adressant à chacun de nous – dans le Séminaire XVII : « l’objet a », c’est ce que vous êtes tous en tant que rangés là – autant de fausses-couches de ce qui a été, pour ceux qui vous ont engendrés, cause du désir[3]».

Tout se passe comme si, avec l’enfant, la jouissance pouvait se conjoindre au désir. Or cette conjonction est impossible, elle est seulement imaginaire. Dans la réalité, l’enfant compromet plutôt la relation, révèle le non-rapport sexuel, « le met en crise ».

Voilà à quoi les psychanalystes ont affaire, dans leur pratique avec les enfants. « Il n’y a pas d’autre traumatisme de la naissance que de naître désiré. Désiré ou pas – c’est du pareil au même, puisque c’est par le parlêtre[4]».

Il n'est pas facile dans la vie de partir d'un tel statut, d'où le pari de la psychanalyse, avec les enfants, de l’en déloger, ponctue F. Ansermet[5].

« Une jouissance illisible[6]»

« L’enfant terrible » est celui qui se cogne à ce nœud de malentendus des « deux parlants », chargés chacun des « embrouilles » de ses ascendants. Ainsi un enfant, âgé de neuf ans, qui assène d’entrée à l’analyste : « Je ne parle pas, je frappe ! » Il manifeste, par un psoriasis insistant, ce qu’il rencontre d’insupportable : « de quoi est-il le produit ? », et renvoie la question à ses parents… exaspérés, qui n’ont pas plus que lui de réponse !

Il arrive des cas où il est impossible de faire un travail de déchiffrage avec chacun d’une famille qui permettrait de « rendre lisible », ou tout au moins de desserrer le nœud de ce qui a présidé à la venue au monde de l’enfant. La jouissance en jeu est, dit Jacques-Alain Miller, une « jouissance illisible », qu’il importe de respecter.

Voilà où l’analyste va avoir à se tenir : au bord de l’illisible. Comment ?

 

Entre réel et symbolique 

La position est délicate. Lacan donne un appui précieux mais complexe pour se repérer : le concept de « lettre[7] » qui dessine le « trou dans le savoir », et fait bord, « littoral [i]», dit-il, entre le réel et le symbolique.

Le sujet – en gésine – que nous recevons, c’est l’enfant, accompagné ou propulsé par ses parents, dont il n’est que le « rejeton ». Face à « l’illisible », ça cogne, ça crie, ça casse ! Illisible ne signifie pourtant pas sans un dire – une jaculation qui s’entend, qui « résonne » dans le corps. Un sujet n’est en effet pas hors signifiant. « L’enfant, le signifiant il le reçoit », souligne Lacan dans ce même Séminaire de « l’Une-bévue… ». En ce sens, « tout sujet a une “accroche” au symbolique ».

La lettre, ainsi entendue, lettre illisible, « c’est dans le réel[8]», et c’est ce qui fait appui au signifiant tel qu’il s’articule en savoir en réponse au trou de l’origine.

L’analyste se tient là, sur ce bord, sans appui du sens. Position « infernale », que Lacan pose déjà en 1971 : « Il reste à savoir comment l’inconscient, que je dis être effet de langage […] commande cette fonction de la lettre[9]».

Voilà ce que notre pratique nous oblige à élaborer.

 

Décompacter

Parfois l’illisible se précipite dans ce qu’Éric Laurent a appelé la « famille holophrase », véritable kaléidoscope de jouissances. Il s’agit alors de tenter de la « décompacter ».

Quand l’analyste dit aux parents de l'enfant cette parole énigmatique : « Votre fils porte l’habit de son grand-père maternel » (atteint d’un psoriasis géant), la mère est furieuse, mais elle est renvoyée, à son corps défendant, au lien à son propre père. Le psoriasis cède et le garçon accepte pour la première fois de rentrer dans le bureau de l’analyste, à condition que son père entre avec lui. Le fils va questionner alors la relation entre ses parents.

Trait d’union

Alors, « l’Une-bévue » : un achoppement de la langue ? Un cri ? Un déplacement ? Un jeu de mot ? Comment en jouer pour déloger l’enfant de son statut de « fausse-couche » du désir de ses parents ? Comment le sortir de « l’insu que sait… » ?

« L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre »… Il s’agit de passer du trait d’union du titre « Parents exaspérés – Enfants terribles » au trait d’union de « l’Une-bévue » de Lacan… que sait l’amour… de transfert. Le trait d'union est là : au lieu de la lettre, butée sur laquelle l'enfant cogne. Là, il importe qu’il trouve un psychanalyste, vivant.

[1] Char R., Le poème pulvérisé, Fureur et mystère, Suzerain, Edition Poésie/Gallimard.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 14 décembre 1976, Ornicar ? n° 12/13, p. 14.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 207.

[4] Lacan J., « Le malentendu », 10 juin 1980, Ornicar ? n° 22/23.

[5] Ansermet F., Préface de L’enfant et la féminité de sa mère, L’Harmattan.

[6] Miller J.-A., « Pièces détachées », La cause freudienne n° 63, juin 2006, p. 122.

[7] Lacan J., cf. « La lettre volée », premier texte des Écrits, et « Lituraterre »,  premier texte des Autres écrits.

[8] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 19.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, p. 117.