Rêves et fantasmes chez l’enfant

Une introduction à la 8e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien ((Introduction à la 8e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, qui aura lieu en mars 2025, prononcée en clôture de la 7e, 18 mars 2023. Texte établi avec Romain Aubé et Ève Miller-Rose.)) 

J’ai le plaisir de vous présenter le thème de la prochaine Journée d’étude de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien. Comme tous les deux ans, il est le résultat d’un échange avec Jacques-Alain Miller, et cette année, parmi les thématiques qui ont circulé, la préférence s’est portée sur : « Rêves et fantasmes chez l’enfant ».

Un différentiel

Pourquoi cette préférence ? Dans ce titre, se manifeste un différentiel phénoménologique entre rêve et fantasme, qu’il nous revient d’éclaircir.

En effet, il se dit facilement qu’un enfant rêve ; cela enchante son entourage à l’occasion, ou cela l’inquiète si le rêve prend la forme du cauchemar. Les enfants eux-mêmes parlent très tôt de leurs rêves. Les praticiens que nous sommes interrogent souvent les enfants rencontrés sur le fait de rêver et sur le contenu de leurs rêves.

En revanche, que ce soit dans le discours courant ou dans le discours savant, il ne se dit pas qu’un enfant fantasme. Le terme fantasme, dans la langue, s’est trouvé aspiré par le champ sémantique des fantasmes sexuels tel qu’il se condenserait aujourd’hui dans un catalogue érotico-pornographique sur internet. Considérons qu’il y a là l’indication d’un déplacement et d’une condensation d’une valeur de jouissance sur une représentation imaginaire.

Pourtant, une psychanalyste avait mis très tôt le fantasme au centre de la vie psychique des enfants et de leur cure, Melanie Klein, cette « femme de génie ((Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 448.))» comme la désigne Lacan, qui a su repérer la valeur de jouissance de certaines représentations imaginaires. Dans un texte de 1936 intitulé « Sevrage », elle écrit : « Le travail analytique a montré que les bébés âgés de quelques mois se livrent de façon certaine à la construction fantasmatique. Je crois que c’est l’activité mentale la plus primitive et que les fantasmes occupent l’esprit du tout petit enfant à peu près dès la naissance.((Klein M., « Sevrage », in Thomas M.-C., Lacan, lecteur de Melanie Klein, Toulouse, Érès, 2012, p. 338.)) » Ce caractère radical de la position kleinienne n’effraie pas Lacan. Au contraire, il pointe selon lui une voie possible pour considérer le fantasme comme une petite machine où s’effectue le nouage entre la grammaire de l’inconscient et sa dimension pulsionnelle, comme l’indiquent ses nombreuses références à M. Klein dans les Séminaires IV, V et VI.

Les voies du rêve, qui font naître le sujet à la réalité et au désir

À propos du rêve, il arrive qu’un enfant passe facilement du récit de son rêve à un récit qui nous paraît emprunté à des histoires entendues, contes, films, voire jeux vidéo, toutes sortes d’histoires que nous pouvons alors considérer comme du matériel associatif, dont la forme déployée est souvent désignée du terme dépréciatif de fabulation.

Quelles indications cela nous donne-t-il ? Nous constatons d’abord que le récit du rêve et ses associations, qui forment un second récit, ont la même structure, une structure de « fiction ». Remarquons cependant que toutes les associations ne sont pas du même ordre : certaines suivent la trace des signifiants qui se sont isolés dans le récit du rêve, qui les soulignent et œuvrent à les faire signifier dans le champ de la subjectivité, c’est-à-dire du désir ; d’autres diffractent l’effet de signification, rendant impossible de retrouver la voie d’un désir, ce qui est appelé fabulation, voire mythomanie. Dans ce second cas, nous trouvons non plus des traces lisibles, déchiffrables, mais des lignes de fuite pointant vers quelque chose qui, apparemment, échappe au travail du rêve, celui de rendre « présentable » des choses « peu présentables », mais pouvant aussi indiquer une façon première de cerner, de coincer, l’irreprésentable : ce que Freud a nommé l’ombilic du rêve. Je vous renvoie ici à la réponse de Lacan à Marcel Ritter ((Lacan J., « “L’ombilic du rêve est un trou”. Jacques Lacan répond à une question de Marcel Ritter », La Cause du désir, n102, juin 2019, p. 35-43.)).

Il y a donc deux voies pour le travail du rêve qui s’ouvrent à partir du matériel signifiant : celle du désir, par laquelle la réalité se construit, et celle qui creuse le trou par lequel toute réalité fuit vers un impossible à représenter.

Notons que l’enfant lui-même occupe ces deux places : le vœu de rendre présentable dans la réalité le désir de ses géniteurs ; la crainte de venir à présenter un accroc dans la trame de leurs idéaux. Ce sont les deux faces de la même monnaie, avec laquelle se paie le prix de l’angoisse.

Par ses deux faces, la voie du signifiant que nous ouvrent les rêves de l’enfant nous permet de saisir cette phrase de Lacan que J.-A. Miller a mise en valeur : « Voilà ce dans quoi Freud a cheminé. Il a considéré que rien n’est que rêve, et que […] tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant ((Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n17/18, printemps 1979, p. 278, nous soulignons. Cf. Miller J.-A., « “Tout le monde est fou”. AMP 2024 », La Cause du désir, n112, novembre 2022, p. 54-57.)) ». « Rien n’est que rêve » : j’entends là l’indication positive de prendre en considération les paroles de l’enfant comme ayant la même valeur que les signifiants du rêve, la valeur de faire naître le sujet à la fois à la réalité et au désir.

La voie de l’objet : le fantasme comme ancrage du corps parlant

Dans les premiers chapitres du Séminaire XIV, La Logique du fantasme, récemment publié par les éditions du Seuil et Le Champ freudien éditeur, Lacan construit logiquement, pour le fantasme, une surface prêt-à-porter ((Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil / Le Champ freudien, 2023, p. 16-20.)). Surface dont il dit qu’elle a deux noms : « le désir et la réalité ((Ibid., p. 17.)) ». Surface qu’il métaphorise comme une « étoffe […] tissée de telle sorte qu’on passe sans s’en apercevoir, puisqu’elle est sans coupure et sans couture, de l’une à l’autre de ses faces ». Voilà sur quelle surface signifiante se déplace l’enfant quand il fait le récit de son rêve et en donne les « expliques  ». Explique est un beau mot, un néologisme – proposé par Lacan dans sa « Conférence à Genève sur le symptôme » – qui condense explication et réplique, c’est-à-dire ce qui répond à l’appel des signifiants qui se sont formés dans le rêve. Par ces expliques, le signifiant « engendre [ce] qui n’est pas là, à l’origine, [à savoir] le sujet lui-même((Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, op. cit., p. 23.))».

Dans ce mouvement, nous recueillons de la bouche de l’enfant à la fois les traces qui vont constituer les voies de son désir – c’est-à-dire les signifiants qui font bornes aux carrefours, qui décrivent un paysage, qui soulignent les traits d’un personnage, d’un animal dévorant, qui repèrent le regard qui s’isole ou la voix qui se fait entendre – et les mêmes signifiants qui vont baliser la réalité dans laquelle son corps prend place. Cette réalité « humaine » n’est donc « rien d’autre que montage du symbolique et de l’imaginaire ((Ibid., p. 20.)) » , les semblants qui délimitent le cadre dans lequel circule et se fixe le désir. Lacan définit alors la réalité comme le « prêt-à-porter-le-fantasme ». La réalité s’édifie ainsi sur les mêmes semblants que le désir, mais c’est un cadre qui a des fuites, des résidus qui forment « le noyau élaborable de la jouissance ((Lacan J., « La Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 26.)) » que le fantasme accueille.

« Sujet à la jouissance »

Ce travail du fantasme est ce que nous recueillons dans les jeux de l’enfant, dans ses pantomimes, dans ses dessins, et nous gagnerons à les traiter avec la même rigueur grammaticale que celle dont témoignent Freud, Lacan et J.-A. Miller dans leurs analyses du fantasme Un enfant est battu. Nous verrons alors apparaître d’autant plus clairement l’objet en cause que celui-ci est en voie d’être perdu. Encore une fois, le petit Hans sera notre guide : évoquons ici le fantasme des deux girafes, la grande et la petite, celle qui est « chiffonnée ((Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », Cinq psychanalyse, Paris, PUF, 2003, p. 116 & sq.)) » par Hans et sur laquelle il s’assoie, provoquant les cris de la grande, et notons la ressource que trouve le petit garçon dans son nom de famille, Graf, pour faire pivot à ce fantasme.

À la fin de son Séminaire XIV, Lacan définit le fantasme ainsi : « le fantasme a deux caractéristiques – la présence d’un objet a, et d’autre part, rien d’autre que ce qui engendre le sujet comme $, à savoir une phrase ((Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, op. cit., p. 419.)) ». Un enfant fait crier la grande girafe, fait crier son père et la voix surgit, celle que l’enfant appelle de ses vœux pour trouver sa place au désir qui le porte vers sa mère, désormais inter-dit depuis le rêve d’angoisse d’entrée dans sa phobie, qui faisait de la mère une maman partie ((Cf. Freud S., « Analyse d’une phobie… », op. cit., p. 106.)), désormais inaccessible.

Cet objet a, « impossible à éliminer ((Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, op. cit., p. 419.)) », nous le verrons ainsi apparaître au fil des chaînes signifiantes que l’enfant articule dans ses rêves et dans ses jeux, pour peu que nous lui fassions sa place, celle d’être porteur de cette « valeur de jouissance [qui] est au principe de l’économie de l’inconscient ((Ibid., p. 273.))».

S’opposer à l’éviction de l’enfant du monde des semblants

Que ce soit dans les cures que nous menons ou dans les institutions où nous accueillons et accompagnons les enfants, au titre de les éduquer ou de les soigner, pour ceux qui sont les plus en souffrance, ces indications de Lacan sont une invite à nous former à cette logique du fantasme. C’est notre chance et c’est la chance à donner aux enfants que nous rencontrons. La chance de se déplacer dans les discours de domination qui cherchent à les assujettir et la chance de trouver une place aux objets-gadgets que notre civilisation leur propose à tire-larigot. Comment ? Eh bien en explorant avec chaque enfant les signifiants-maîtres qui le font sujet, et le rêve reste ici la « voie royale ((Freud S., Cinq leçons sur la psychanalyse, suivi de Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, Paris, Payot, 1972, p. 36.)) », pour autant que nous donnons sa place à « cette part réservée du corps où la jouissance peut se réfugier ((Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, op. cit., p. 421.)) », qui s’appelle l’objet a.

Il s’agit en effet de forger les outils pour nous opposer à l’éviction des enfants du monde des semblants – tels qu’ils s’articulent entre rêves et fantasmes – par les normes et les évaluations, éviction par les identités imposées, éviction par le mépris de la parole de l’enfant en tant qu’elle se tisse entre énigme et fixation de jouissance.

Sur le marché des discours de notre temps, le discours analytique apporte du nouveau, dont nous sommes responsables, et pour y être égal, une solide formation s’impose à nous, analyse personnelle et échanges avec « quelques autres », pour prendre en compte qu’un enfant, comme tout parlêtre, est « sujet à la jouissance », comme Lacan dit quelque part qu’on est « sujet à la pensée, ou sujet au vertige((Ibid., p. 397.)) ».

L’Institut psychanalytique de l’Enfant continue à s’inscrire dans cette perspective, qui est à la fois clinique, épistémique et politique.