Enfant placé, prendre place

Enfant placé, prendre place

Christelle Sandras

 

L’atelier « L’enfant placé » chemine et la question insiste : qu’est-ce qu’un enfant placé ? 

D’abord cette formule est celle du discours courant et se réfère à la dimension juridique. Dans le cadre de la protection de l’enfance, un juge peut confier un enfant s’il considère que le maintenir dans son milieu familial l’expose à un danger. Si l’État, l’Aide Sociale à l’Enfance, via la justice, se situe légitimement dans le registre de la protection, que peut-on dire de l’enfant placé ? Avec Lacan, posons-nous ces questions : l’enfant placé existe-t-il ? Qu’est-ce qu’un enfant placé ? Quel lien y a-t-il entre l’enfant et l’Autre ? Et comment accueillir la parole de l’enfant ?

 

Partons de l’enfant

Le lien à l’Autre est de structure : « être subjectivé, c’est prendre place dans un sujet comme valable pour un autre sujet[1]». Pour la psychanalyse, tout enfant – et plus généralement tout parlêtre – est déterminé par le langage. Cela évoque la célèbre phrase de Lacan selon laquelle « le signifiant, c'est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant[2]» et souligne que la subjectivité n’opère que dans un lien à l’Autre. Il n’y a pas de subjectivité en soi. Au fil de l’enseignement de Lacan, ce concept d’Autre a évolué. Il est d’abord examiné dans le registre du langage, en tant qu’il représente « le trésor des signifiants », le système symbolique qui pré-existe au sujet. Il est supporté par les figures de l’Autre parental, l’Autre auquel le sujet a affaire. Mais en tant que l’Autre n’existe pas, il se fonde sur lalangue qui, elle, concerne le corps[3]. Le sujet se définit comme sujet de l’inconscient. Il en résulte que la dimension du hiatus, de la coupure est là d’emblée : pas de dernier mot dans le langage, pas d’équivalence de soi à soi, pas de lien direct entre le sujet et l’Autre : « La relation du sujet à l’Autre s’engendre tout entière dans un processus de béance[4]».

Lacan propose là un retournement quant à notre question. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est un enfant placé, mais bien plutôt comment chaque enfant prend place dans l’Autre. Ceci souligne l’acte, la part prise, la responsabilité de l’enfant. Le signifiant de l’Autre vient marquer le corps, l’enfant n’a d’autre choix que de répondre de ce réel.

 

Prendre place

Que le sujet soit lié à l’Autre n’oblitère pas la nécessité qu’il prenne place. La question de la subjectivité de l’enfant est liée aux questions qu’il pose et à la réponse de l’Autre. Lacan nous  soumet certaines questions des enfants : Qu’est-ce que courir ? Qu’est-ce que taper du pied ? Par ces anodines questions, apparaît chez l’enfant, nous dit-il, « la question comme telle ». Nous sommes bien en difficulté pour y répondre, car nous savons, avec Lacan, que, fondamentalement et de structure, le signifiant est manquant. Il n’y a pas de réponse. Il y aura toujours un écart entre le mot et ce qui veut être dit. C’est justement avec ces questions qui ne trouvent pas de réponse que l’enfant éprouve de plus près ce réel, qu’il prend du « recul par rapport à l’usage du signifiant lui-même[5]». Ces questions convergent vers la question de son être : qui suis-je ?

 

Alors que répondre à l’enfant ? 

Lacan est catégorique, il enjoint les analystes à « l’empêcher de se dire » : « je suis un enfant ». Accepter cette réponse serait l’assigner à sa position d’enfant. Ce serait faire consister le mythe de l’adulte, et participer à « la répression psychologisante ». Lacan parle même d’« escroquerie sociale »[6].

Accepter « je suis un enfant » fait écho au thème des 52èmes Journées de la Cause freudienne : « Je suis ce que je dis ». Peut-on enfermer l’enfant dans ce qu’il dit ? Déjà dans son premier Séminaire, Lacan affirmait que l’on ne peut pas faire signer à l’enfant ce qu’il dit[7]. 

À lire cette phrase à la lettre, je suis un enfant, n’équivaut à rien d’autre qu’à : je ne suis rien d’autre que moi qui parle, et, actuellement, je suis un enfant. 

Lors d’un récent événement à Saint-Brieuc sous le titre « L’enfant et ses placements », nous avons eu la chance de converser avec deux juges pour enfants. Ils ont pu faire entendre leur position délicate de juges dans l’accueil de la parole de l’enfant et leur difficulté, à partir de cette parole, notamment d’évaluer le potentiel danger de l’enfant dans sa famille. Les cas cliniques ont présenté de manière singulière comment chaque enfant a pu prendre place, se placer de manière nouvelle, via l’appui sur le transfert, dans l’Autre auquel il a affaire. Valeria Sommer-Dupont, notre invitée, a mis en lumière la manière dont le parent répond, se rend responsable de l’énigme du corps sexué que l’enfant, avec son existence, présentifie. L’interrogation est une première séparation d’avec l’Autre, qui implique aussitôt une aliénation. 

La position de celui à qui s’adresse cette parole est cruciale. Elle nécessite de prendre acte que l’enfant est marqué par le signifiant de manière indélébile, que le signifiant de la vérité n’existe pas. Ainsi le signifiant dernier manque : aucun ne pourra jamais dire l’être de l’enfant. Prendre acte que, parce qu’il n’existe pas, l’Autre n’a pas la réponse. Prendre acte donc que le sujet est une énigme.

Ainsi, rencontrer, accueillir, en institution ou en famille, un enfant placé consisterait alors à s’engager avec lui sur le chemin de l’énigme, l’accompagner à formuler plus précisément ce qui fait sa question. « Au que suis-je ?, il n’y a pas d’autre réponse au niveau de l’Autre que le laisse-toi être [8]».

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 285.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p.185.

[3] Cf. Sommer-Dupont V., « Des parents en question ! », Argument de la JIE7, disponible sur internet.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, op. cit. p. 286.

[6] Ibidem, p. 287.

[7] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, leçon du 02 juin 1954.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, op. cit., p. 288.