La guerre des places

Jacques-Alain Miller, dans son cours « Le lieu et le lien », nous parle de l’intérêt qu’il y a à distinguer le lieu de la place. Dans une perspective psychanalytique, l’espace ne se traduit pas sous les espèces de l’étendue. C’est une question plus complexe. L’espace, nous dit J.-A. Miller, est abordé par Lacan en tant que lieu. Mais, qu’est-ce qu’un lieu ? Un lieu est « ce qui fait sa place à la cohue[1]». Dans un lieu, on a donc à faire à une multiplicité d’éléments qui peut, en principe, cohabiter de façon pacifique. Quand un lieu est coordonné, on peut y trouver plusieurs éléments qui ont chacun leur place. La place, par contre, c’est beaucoup moins pacifique. Tenir une place implique déjà un certain rapport à l’Autre. Ainsi, quand on parle de place, ce rapport émerge sous différentes formes : on pourrait recevoir une place, en hériter, se la disputer, la perdre et ainsi de suite. Il me semble que cette distinction nous ouvre un angle très intéressant pour aborder le thème de la 7ème Journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant.

 

Ce qui peut exaspérer

Une famille qui vient dans ce lieu d’accueil qu’est le CLAP a souvent affaire à une guerre de places. Du côté des parents, la naissance d’un nouveau-né implique de facto une redéfinition des places. Il y a ceux qui sont très attachés à leur place et pour qui y renoncer est insupportable ; d’autres se vouent instantanément à leur nouvelle place, jusqu’à la rendre monolithique ; d’autres encore mettent en place toute une série de remaniements qui finit par avoir comme résultat ce qu’on peut lire dans Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « il faut que tout change pour que rien ne change ».

 

Du côté de l’enfant, ce n’est pas plus simple. Comme nous l’apprend Lacan, l’enfant doit faire avec les signifiants qui précédent sa venue au monde. Ainsi, un nouveau-né, avant même de pouvoir loger son dire, se trouve d’ores et déjà mis à une place, plus ou moins supportable, selon les cas. Selon la proposition de J.-A. Miller, ce qui caractérise une place, c’est qu’un élément « peut s’y inscrire[2]». Cet élément, c’est le signifiant.

 

Il me semble que le couple signifiant exaspéréterrible est une façon de nommer cette guerre des places qui peut être provoquée par ce réel qu’est la naissance d’un enfant. J’entends cette expression dans les deux sens : d’un côté la guerre qu’il peut y avoir concernant le remaniement des places pour les parents et de l’autre l’accrochage qu’il peut y avoir entre la place du parent et celle de l’enfant. Dire qu’un enfant est « terrible », c’est loger son propre point d’exaspération dans l’Autre. Comme le dit Valeria Sommer-Dupont dans son argument, « le point d’exaspération d’un parent ne se trouve pas dans l’enfant, dans un extérieur objectif qui serait déconnecté de la propre subjectivité du parent. Entre ce qui est dit par l’un et ce qui est entendu par l’autre, il y a un gap où gît le malentendu fondamental[3]». Il arrive donc que ce malentendu puisse exaspérer les enfants comme les parents. Dans les deux cas, nous avons affaire à une place devenue insupportable. Comment se sortir de là ?

 

Trouver un lieu pour pouvoir changer de place

Être accueilli au CLAP, c’est rencontrer un clinicien qui se place de manière spécifique dans le discours, à une place vide à partir d’où il accueille l’imaginaire du sujet – du côté de l’enfant ou du parent – et opère au-delà, sur le plan du signifiant. C’est ainsi qu’une chance peut être donnée à un certain remaniement des places. C’est la rencontre avec un enfant qui m’a enseigné sur cette relation entre lieu et place.

À 3 ans, il était venu au CLAP, car la place qu’il occupait pour sa mère n’était plus tenable. Pourtant, impossible pour le petit garçon de la laisser tomber. Sa mère, exaspérée, vint parce que son fils refusait de dormir tout seul dans sa chambre, empêchant son sommeil. La naissance d’une petite sœur a été l’occasion de lui signifier que c’était le moment, pour lui, d’aller dormir tout seul dans sa chambre à lui. C’est alors qu’il prononce : « Mais c’est toi qui m’as dit de dormir avec toi ! » Sa mère alors, embarrassée, se justifie en disant qu’elle l’a fait pour qu’il ne soit pas jaloux de sa sœur, mais que maintenant il faut arrêter. Cela a des effets sur lui : à l’école, il devient de plus en plus agité et il ne suit plus les consignes de la maîtresse. À ce moment précis, pris dans la dimension imaginaire, l'appui symbolique ne permet pas de séparer...

Au travail au CLAP, ce petit garçon commence à vouloir cacher quelque chose. Il me dit qu’il veut faire un dessin tout seul. J’accueille cette proposition et je lui assure que je ne vais pas regarder. Souriant, il se saisit rapidement de cette offre. Je me lève et, en partant, je le préviens que je fermerai le rideau pour protéger son espace. Lors de l’accueil suivant, il s’installe à la même table, pour faire encore un dessin. Cette fois, c’est lui-même qui ferme le rideau derrière lui, en ajoutant : « On va dire que c’est le rideau pour maman, ainsi elle ne va pas m’embêter ! » L’enfant accepte maintenant de s’endormir dans sa chambre et nous apprenons qu’à l’école ça se passe beaucoup mieux : il a même fait part à la maîtresse de ses séances de travail au CLAP, qu’il appelle « le lieu ».

Cette vignette montre qu’un certain remaniement du lien au signifiant est possible par la mise en fonction d’un lieu. Au CLAP, l’enfant a rencontré un S2 (« rideau ») qui a pu répondre à son S1 (« tout seul »). À partir de cette rencontre, il a posé la barrière du signifiant, qui lui a permis de se fabriquer une nouvelle place, un peu plus à l’abri de la jouissance de l’Autre maternel.

 

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 15 novembre 2000, inédit.

[2] Ibid.

[3] Valeria Sommer-Dupont, « Des parents en question ! », disponible sur internet.