Parents exaspérés – Enfants parfaits

Les parents exaspérés dont il est question pour la 7è journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant, nous les imaginons aisément tant l’image nous en est familière. Ils sont exaspérés face à leur petite - ou grande - terreur à l’agitation incontrôlable. Cependant, un autre type de terreur semble de plus en plus se faire entendre en cabinets ou en institutions. Les jeunes adolescents aux symptômes discrets, au mal-être diffus et indicible, qui arrivent accompagnés de leurs parents sidérés après la découverte fortuite de scarifications ou parfois suite à une tentative de suicide. Le terrible ici prend l’apparence d’un jeune sage, et silencieux, comme une image.

Dans son texte « Parentalités après le patriarcat », Éric Laurent nous invite à une recherche : définir au cas par cas ce qui épate la famille, « ce qui fait office de père dans la configuration des jouissances d’aujourd’hui[1]».

Si, comme Valeria Sommer‑Dupont le souligne, exaspérés renvoie à l’aspérité, ce qui épate est du côté d’une sortie de crise[2]. Trouver ce qui épate, c’est réussir à repérer ce qui va venir, en l’absence du père, faire fonction du côté de l’exception.

Pour ces adolescents sages, il s’avère justement bien difficile de relever une aspérité, de trouver ce à quoi s’accrocher pour aplanir par la suite le malaise. En effet, depuis quelques années, nous voyons en nombre ces adolescents pour lesquels on ne repère pas d’agitation, de cris ou de rébellion bruyante. Au contraire, ils sont sans histoires, bons élèves, toujours sages. Ils semblent tout juste sortis d’une enfance sans heurts au sein de familles aimantes. Comme un conte de fées brutalement interrompu.

La presse se fait l’écho de ce malaise. Ainsi, cet article du Monde qui relève le nombre de plus en plus important de ces adolescents suicidaires dans les services de pédopsychiatrie[3]. La plupart des secteurs étant débordés, la situation s’aggrave : des jeunes au plus mal restent sur liste d’attente pendant des semaines, parfois en vain.

Certains établissements scolaires, établissements dits d’excellence, ont même eu recours à des audits, tant l’état psychique d’un grand nombre de leurs collégiens les préoccupent[4]. Les conclusions confirment les doutes, soulignent le nombre de jeunes, majoritairement des filles, en grandes difficultés, allant des troubles alimentaires aux idées suicidaires, souvent les deux. La majorité de ces élèves en souffrance psychique dit ressentir un grand vide. Un dernier aspect ressort singulièrement des conclusions, la difficulté de ces jeunes à « communiquer » – autrement dit, à trouver à qui parler de leur détresse.

Face à ces enfants autrefois parfaits, la surprise du passage à l’acte, coup de tonnerre dans une chambre rangée, laisse les parents dans l’incompréhension. Que s’est-il passé pour que l’enfant heureux, qui donne entière satisfaction, devienne ce jeune adolescent déserté de l’envie de vivre ? 

C’est le cas de Bérénice, douze ans reçue suite à une brève hospitalisation après une tentative de suicide. Elle a pris dans la pharmacie familiale le médicament le plus courant possible. Ici, point de jeunes qui avalent anxiolytiques ou somnifères des parents, il n’y en a pas. Seulement du Doliprane.

Pendant des mois, cette très jeune fille fait des allers-retours entre l’hôpital et la consultation. Aucune plainte précise. Le vide, l’ennui, et l’envie décidée d’en finir dominent, car rien de bon ne pourra arriver.

Les parents de Bérénice sont démunis face à cette volonté de mourir qui ne cède pas. Au fil des tentatives de suicide, l’exaspération recouvre la peur. Le père, face à une nouvelle hospitalisation, en vient à dire : « Elle a envie de mourir, je comprends, mais moi je dois travailler. » L’incompréhension est totale.

C’est aussi le cas d’Agrippine, onze ans qui ne peut rien dire, excepté qu’elle est bloquée, angoissée. De quoi ? Elle ne sait pas. À quoi pense-t-elle ? À mourir, souvent, c’est à peu près tout. Il n’y a cependant pas de passage à l’acte ici, mais des scarifications, depuis longtemps. L’absence de paroles et la précision de ces idées suicidaires alarment.

Sa mère ne comprend pas. Elle a tout pour être heureuse ! De quoi se plaint-elle ?

De rien, et c’est bien le drame de ces enfants qui ne font pas de crise, ne veulent pas faire de peine à leurs parents, ne trouvent pas à s’en plaindre. Nulle aspérité pour eux. Simplement, pourrait-on presque dire, ils ne s’imaginent pas dans quelques d’années, « je n’y crois pas », dit Sacha.

Cela peut-être une figure de l’enfant zéro défaut[5] dont parle É. Laurent : il a toujours répondu au fantasme parental, bon élève, poli et sans histoires apparentes. Et voilà que l’image parfaite se fissure pour laisser entr’apercevoir le réel qui l’abîme. Les parents en restent encore sans voix. Que dire de celui qui n’a jamais fait parler de lui, car il répondait aux exigences familiales ? L’image se déchire et apparaît cruellement le malentendu entre parents et enfants. Ne pouvons-nous y lire ce que Lacan définit dans sa « Note sur l’enfant » comme « l’irréductible d’une transmission – qui est d’un autre ordre que celle de la vie selon les satisfactions des besoins[6]» ? Nous pouvons repérer dans cette clinique comment, là où l’imaginaire régnait, surgit le réel de la relation entre parent et enfant. Daniel Roy développe ainsi : « Quand cet objet n’a pas de place subjectivement comme cause du désir et reste de jouissance, il s’incarne dans enfant-le-terrible[7]». Le terrible ici n’étant pas incarné dans l’agitation mais la mortification.

Nombreuses sont les pistes qui tentent de cerner d’où vient ce malaise, cependant, comme Éric Zuliani le remarque, c’est leur grande solitude à cette époque des individualismes qui nous frappe[8]. Ceux-là mêmes qui se plaignent de n’avoir personne à qui parler, peinent quand on les y invite – comme Sacha qui « n’y croit pas ». Comment s’orienter dans la clinique quand rien n’épate ?

Sidonie fait pousser une petite graine après de multiples tentatives de suicide ayant laissé tout le monde démuni des mois durant. Elle plante au sens propre ces graines en nombre et s’occupe avec soin de leur croissance. En-deçà d’un épinglage signifiant repéré, faire pousser des plantes permet ici de parler de la vie. C’est un petit joint, fragile, au « sentiment de la vie[9]». Ce qui nous amène, dans cette clinique sur un fil, à être attentif aux infimes détails.

[1] Laurent É., « Parentalités après le patriarcat », https://institut-enfant.fr/zappeur-jie7/parentalites-apres-le-patriarcat/

[2] Cf. Sommer-Dupont V., « Argument #1 », disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien.

[3] Cf. Gauchard Y., « Situation alarmante de la pédopsychiatrie dans l’ouest de la France », Le Monde, 18 août 2022, disponible sur internet.

[4] L’un de ces documents m’a été confié par des parents.

[5] Cf. Laurent É., « Cómo criar a los niños », entretien avec V. Rubens, 5 novembre 2008, disponible sur le site de l’ELP.

[6] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.

[7] Roy D., « Parents exaspérés – Enfants terribles », disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien.

[8] Cf. Zuliani É., « En famille : du bruit et des éclats », disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien.

[9] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.