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Présentation du thème

Parents exaspérés – Enfants terribles

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Tel est le titre que Jacques-Alain Miller nous pro­pose pour notre pro­chaine Journée de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant.
C’est un titre dans l’air du temps, qui n’est pas langue de bois. Il fait résonner une réalité bien quo­ti­dienne concer­nant les rap­ports des parents et des enfants du siècle. Il nous concerne aus­si en tant que ceux-ci nous y impliquent. Ce titre nous engage à nous ins­crire dans le fil de l’interrogation de Lacan à la fin de son ensei­gne­ment, en décembre 1976 : « Est-il, oui ou non, fondé, ce rap­port de l’enfant aux parents ? [1]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 14 décembre 1976, Ornicar ?, no 12/13, décembre 1977, p. 14.»

Comment est-il fondé pour Nina, 4 ans, qui vient consul­ter « parce que j’écoute pas papa et maman », dit-elle ? Eux disent de leur fille « qu’elle fait des crises ». Elle crie et jette ses objets, « une vraie tor­nade ». Punir, lui par­ler, rien n’y fait, « elle n’écoute pas la direc­tive ». La maman se culpa­bi­lise d’avoir « abîmé sa fille » et note les difficultés de Nina à se séparer d’elle en toutes circonstances.

Et pour Maxence, 3 ans et 7 mois, qui n’arrête pas de faire des colères, qu’en est-il ? « En famille on n’arrive pas à le gérer, il veut nous orga­ni­ser ! ». Bébé déjà, ses cris étaient insup­por­tables pour ses parents qui n’arrivaient pas à le cal­mer. Maxence res­te­ra lors des premières ren­contres, très collé à sa mère, dans un usage sans limites du corps de celle-ci. Maxence n’aurait-il pas un objet dou­dou ? « Mais c’est moi ! » répondra sa mère.

De ces deux ren­contres et de nom­breuses autres, se déduit une pers­pec­tive précise : les crises, les colères, l’enfant qui n’écoute pas, que les parents ne peuvent pas gérer, tout en s’exténuant à le faire, nous pou­vons considérer tout cela comme le prin­cipe orga­ni­sa­teur de la famille. Plus encore, ces signi­fiants, et d’autres, sont deve­nus réellement ce qui fonde un rap­port direct et sans médiation de l’enfant aux parents, en tant que ces signi­fiants réalisent une prise en masse des corps en présence et qu’ils concentrent l’attention et la libi­do de tous.

Ce n’est pas la famille qui est en crise, c’est la crise qui se trouve au fondement-même de la famille : tel est le nou­veau prin­cipe de la famille post-moderne. « Enfant-le-terrible » y apparaît comme conden­sa­teur de jouis­sance pour cha­cun. Tous au bord de la crise de nerf. Tel est le chau­dron dans lequel nous sommes invités à plonger.

Familles / Transmissions

La famille du XXIe siècle, n’est plus la famille dite tra­di­tion­nelle ou patriar­cale, ni la famille conju­gale du siècle der­nier. Elle est une réponse nou­velle à l’énigme de la trans­mis­sion qui est au cœur même de cette « for­ma­tion humaine ».
En 1938, dans son texte « Les com­plexes fami­liaux dans la for­ma­tion de l’individu », la « famille moderne [2]Lacan J., « Les com­plexes fami­liaux dans la for­ma­tion de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 27. est pour Lacan, le pro­duit « d’un rema­nie­ment pro­fond [3]Ibid. » qui n’est en rien une sim­pli­fi­ca­tion vers une unité sociale élémentaire (papa, maman, les enfants), mais « une contrac­tion de l’institution fami­liale [4]Ibid. », « sous l’influence prévalente du mariage [5]Ibid. » et il adopte le terme de « famille conju­gale [6]Ibid. », prélevé chez Durkheim.
Ce rema­nie­ment a comme conséquence directe de faire apparaître une toute autre dimen­sion de la trans­mis­sion, que Lacan sou­ligne en 1969, dans sa « Note sur l’enfant » : « La fonc­tion de résidu que sou­tient (et du même coup main­tient) la famille conju­gale dans l’évolution des sociétés, met en valeur l’irréductible d’une trans­mis­sion […] qui est d’une consti­tu­tion sub­jec­tive, impli­quant la rela­tion à un désir qui ne soit pas ano­nyme [7]Lacan J. « Note sur l’enfant », Autres écrits, op.cit., p. 373.».

La trans­mis­sion n’est plus ici trans­mis­sion auto­ma­tique d’un nom et d’une auto­rité. Elle n’existe que liée à un désir, en tant qu’incarné, soit par la voie d’un manque, soit par celle de la nomi­na­tion dans la parole. Il y a là un chan­ge­ment de « l’axe de la fonc­tion signi­fiante liée au terme famille [8]Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les for­ma­tions de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 56. ».

Dans cette confi­gu­ra­tion, si nous traçons deux cercles qui se recouvrent en par­tie, et si nous ins­cri­vons dans l’un des cercles les deux signi­fiants de « père » et « mère », et dans l’autre celui de « enfant », alors nous pou­vons écrire dans leur inter­sec­tion, avec le signi­fiant de « désir » les deux noms de manque et de nomi­na­tion. S’aperçoit alors déjà la par­tie qui se trame à cette place, à la fois trait d’union et espace de séparation, où vien­dra se loger le symptôme de l’enfant, tel que Lacan l’indique dans la suite de la « Note sur l’enfant ».

Mais la famille est désormais plongée dans le bain de notre civi­li­sa­tion où les objets issus de la tech­no­lo­gie, les objets plus-de-jouir, ont pris auto­rité et font la loi à toutes les formes de l’idéal. La jouis­sance y est première. Dans l’un de ses der­niers séminaires, le 10 juin 1980, et titré par J.-A. Miller « Le mal­en­ten­du », Lacan en tire les conséquences et évoque « deux par­lants qui ne parlent pas la même langue […] Deux qui se conjurent pour la repro­duc­tion, mais d’un mal­en­ten­du accom­pli [9]Lacan J., « Le mal­en­ten­du », leçon du 10 juin 1980, Ornicar ? no 22/23, prin­temps 1981, p. 13. » et qui, en don­nant la vie, trans­mettent ce mal­en­ten­du. Il s’agit ici d’un mal­en­ten­du qui porte sur la jouis­sance et qui s’enracine dans « le bafouillage des ascen­dants » dont le corps nou­veau de par­lant fait part. Le faire-part de nais­sance, c’est ce bafouillage où se loge la jouis­sance, mal-entendue de struc­ture. Alors met­tons dans un des cercles « deux par­lants », lais­sons « enfant » dans l’autre, et ins­cri­vons dans l’intersection la jouis­sance entourée de son mal­en­ten­du et du bafouillage. Le réel de la jouis­sance vient ain­si « s’imprimer » par en-dessous sur la trame du dis­cours et don­ner une nou­velle pers­pec­tive pour le symptôme, celle d’un réel irréductible entre parents et enfants qui les lie et qui les sépare, « à un point de “on ne parle pas de ça” [10] Miller J.-A., « Affaires de famille dans l’inconscient », Lettre men­suelle, no250, juillet / août 2006, p. 10.» présent dans chaque famille.

Familles / Dysfonctionnements

Voilà donc l’actuelle famille résidu : un ensemble consti­tué par la réunion, au sens mathématique, de deux ensembles, celui des « parents », des deux par­lants, d’un côté et celui des « enfants » de l’autre. L’intersection étant constituée de ce qu’ils ont en com­mun, à savoir, mal­en­ten­du et bafouillage sur la jouis­sance des corps, trans­mis par la voie de désirs incarnés, dans les meilleurs des cas. Cette struc­ture suf­fit à rendre compte de l’incroyable diver­sité socio­lo­gique des familles actuelles, et de la très grande variété de type de parents et de type d’enfants qu’elles agrègent, comme nous le consta­tons dans nos pra­tiques. Mais ce qui passe inaperçu, c’est que « famille » n’est plus un signi­fiant donné à l’avance en tant qu’inscrit dans le sym­bo­lique, que ce soit par la filia­tion ou par l’alliance. Cette ins­crip­tion est la part qui revient à cha­cun des parlêtres, en tant qu’il fait ou non exis­ter la fonc­tion signi­fiante de la famille là où s’impose sa fonc­tion de jouis­sance, cette dis­jonc­tion fai­sant sou­vent venir au pre­mier plan la fonc­tion ima­gi­naire de la famille.

C’est dans cette incon­sis­tance de la famille post-moderne quant au sym­bo­lique, que s’engouffrent les dis­cours d’aide à la paren­ta­lité, et de remédiation cog­ni­tive et com­por­te­men­tale, pour y tra­quer les dys­fonc­tion­ne­ments. Ils viennent aujourd’hui sou­te­nir les idéaux fami­liaux en exploi­tant l’écart inéluctable entre « enfant-le-parfait » et « enfant-le- ter­rible », entre l’enfant-phallus pro­mis par l’idéal et l’enfant-objet, être de jouis­sance. Cette divi­sion per­cute une femme ou un homme quand ils deviennent « père » ou « mère ». Elle vient « exaspérer » en cha­cun d’eux la ten­sion entre la plus-value que fait espérer l’accès à ces signifiants-maîtres et l’effet de cas­tra­tion, qui lui, s’enregistre comme perte, si ce n’est comme manque.

À ne pas être prise en charge par un dire sin­gu­lier, cette divi­sion, alors res­sen­tie comme insup­por­table, est projetée sur l’enfant qui prend les traits d’un être trom­peur et dont la présence coûte, en temps, en énergie, en argent, etc. Le coa­ching paren­tal, les aides à la paren­ta­lité, en tant que pra­tiques de dis­cours, assurent le « ser­vice après‑vente » de l’agence- maître de la famille : mettre des mots sur une souf­france, don­ner du sens, apprendre à gérer les émotions, selon la vul­gate en cours. Ces syn­tagmes ont pris leur place désormais dans le dis­cours cou­rant, de même que cer­tains termes « pseudo-scientifiques » élaborés par les experts. Se sub­sti­tuant aux signi­fiants particularisés qui se trans­mettent dans la langue qui se parle dans ce groupe familial-là, ils y font consis­ter les liens de dépendance.

Se trouve ain­si occulté, dans cette zone d’aliénation signi­fiante, ce qui cir­cule comme désir et ce qui se dépose de jouis­sance en jeu, pour cha­cun des par­te­naires. C’est en effet sur cette inter­sec­tion que se fonde le moindre pro­ces­sus de séparation, des sevrages de la petite enfance jusqu’aux frasques tumul­tueuses de l’adolescence.

Il y va de la pos­si­bi­lité pour un enfant de déchiffrer les coordonnées de la place qu’il occupe pour ses parents comme « cause de leur désir » et comme « déchet de leurs jouis­sances [11]Miller J.-A., « Préface », in Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin / Le Champ freu­dien, 2013, p. 11. ». Ce déchiffrage, un enfant le fait avec les signi­fiants qu’il prélève, qui prennent la valeur singulière de la jouis­sance pul­sion­nelle qui les leste. C’est la fonc­tion privilégiée du jeu de l’enfant, qui noue, autour de l’objet indi­cible, des bouts de corps, des brins de jouis­sance et des bribes de dis­cours. Cet objet est le cla­pet qui ouvre, entre-ouvre ou ferme, l’espace pour une séparation.

Quand cet objet n’a pas de place sub­jec­ti­ve­ment comme cause du désir et reste de jouis­sance, il s’incarne dans enfant-le-terrible, qui « n’écoute rien », « n’en fait qu’à sa tête », « fait sa crise », « empêche tout le monde de dor­mir ». Les conseils de gui­dance paren­tal aus­si bien que les diag­nos­tics de type médical, viennent s’ajouter aux plaintes des parents et aux mani­fes­ta­tions symp­to­ma­tiques de l’enfant, et déclenchent le pou­voir d’angoisse de l’objet a. Cette présence non-reconnue, qui hante le symptôme de l’enfant ter­rible, vient inter­ro­ger cha­cun des parents sur « la vérité du couple fami­lial [12]Lacan J., « Note sur l’enfant », op.cit., p. 373. », exaspère la place que peut prendre un enfant « comme objet a dans le fan­tasme [13]Ibid. » de cha­cun. Cette présence ter­ro­rise aus­si « enfant-le-terrible », sous diverses formes fan­to­ma­tiques et cauchemardesques.

Ainsi le dys­fonc­tion­ne­ment n’est pas ce que l’on croit, il ne porte ni sur un mau­vais agen­ce­ment des rôles paren­taux ou des rela­tions parents-enfants, ni sur un mau­vais fonc­tion­ne­ment d’une fonc­tion psy­chique ou cog­ni­tive. Le dys­fonc­tion­ne­ment consiste à ne pas vou­loir savoir que la famille est déjà un mode de trai­te­ment de la jouis­sance des corps par­lants en présence, qu’elle ne répond à aucun idéal, mais qu’elle est plutôt de l’ordre d’une « reli­gion privée », dont nous igno­rons tout quand nous ren­con­trons parents et enfants et dont nous avons tout à apprendre concer­nant les règles qui s’y appliquent, les rites qui y sont célébrés, les petits dieux qui y règnent. Plus fon­da­men­ta­le­ment, nous avons à apprendre la langue qui s’y parle, sa gram­maire, son voca­bu­laire. Nous sommes plus proches de ce fait de la posi­tion de l’enfant, cher­chant à déchiffrer les énigmes, à comp­ta­bi­li­ser la valeur de jouis­sance des paroles, des actes et des objets qui cir­culent, et à rendre à cha­cun la part qui lui revient. Décompacter « la famille holo­phrase [14]Cf. Laurent É., « Institution du fan­tasme, fan­tasmes de l’institution », Les feuillets du Courtil, no 4, avril 1992, p. 9.», en quelque sorte, sans grille d’évaluation, ni modèle idéal.

Familles / Bévues

Contrairement à l’évidence anthro­po­lo­gique, il apparaît que la famille ne relève en aucune façon d’une logique de l’universel et qu’elle est désormais entrée dans une logique du pas- tout. Cela condi­tionne notre accueil des symptômes des enfants et des plaintes et sou­cis des parents. Nous ne pou­vons plus poser au prin­cipe de notre inter­ven­tion que pour tous les êtres par­lants, la famille est une fonc­tion, avec ce que cela com­porte qu’il y en ait un, le père, la mère, ou le parent, voire l’expert ou le coach, qui en serait le fon­da­teur ou le sou­te­neur, et de ce fait s’en excep­te­rait. Il faut ajou­ter que l’enfant lui-même est bien sou­vent situé par les parents à la place de celui qui fonde la famille. Nous savons d’expérience que toutes ces confi­gu­ra­tions pro­duisent des effets pos­si­ble­ment dévastateurs pour les membres de cette famille-là.

Nous par­tons donc d’un autre point de vue, en posant qu’il n’existe pas d’être par­lant qui ne soit pas d’une famille, ce qui ouvre alors beau­coup de pers­pec­tives pour tous ceux qui sont en délicatesse avec leur famille ou qui s’estiment « sans-famille », mais aus­si pour tous les autres. Pour chaque enfant, couvé ou laissé en plan, il y a là des possibilités de « bri­co­lages ». Répondant à une logique du pas-tout, l’institution « famille » offre d’autres res­sources : celles, pour l’enfant, d’être pas-tout dépendant des iden­ti­fi­ca­tions fami­liales, pas-tout dépendant de l’amour, filial et paren­tal, c’est‑à-dire de pou­voir en explo­rer les faces moins aimables. Et cela vaut aus­si pour ses « par­te­naires au jeu de la vie », père, mère, beau-père, belle-mère, et autres « familiés ».

Peut‑être avons-nous main­te­nant la parole et l’esprit plus libres pour nous confron­ter à enfant- le-terrible, l’hyperactif, le dys, celui qui mord, celui qui ne dort pas, et à ses parents exaspérés, affolés ou désespérés. Nous pou­vons suivre ici le développement que fait J.-A. Miller dans son cours « Pièces détachées » du 19 jan­vier 2005, sur « la ques­tion de la pour­suite de la psy­cha­na­lyse à l’époque allégée [15]Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freu­dienne, no 63, juin 2006, p. 122.». Il fait valoir que face à cette « maîtrise allégée » qui vise à rame­ner le sujet de sa par­ti­cu­la­rité à un uni­ver­sel, la psy­cha­na­lyse n’a pas à entrer « dans une compétition de pou­voir thérapeutique [16]Ibid. », dans la mesure où, avec Lacan, elle est la seule à prendre en compte la place de l’objet a, aus­si bien comme cause du désir, que comme plus-de-jouir, mais également comme consis­tance logique, comme un réel « pro­duit du sym­bo­lique [17]Ibid., p. 126 ». Il nous encou­rage à prendre un point de vue « prag­ma­tique et bri­co­leur [18]Ibid., p. 130 » qui consiste à cher­cher avec les sujets les signi­fiants, les S1 qui « aident à rendre lisible la jouis­sance [19]Ibid. » et qui de ce fait « aident à rendre lisible l’histoire [20]Ibid. ».
Mais toutes les situa­tions que nous ren­con­trons ne répondent pas à cette dia­lec­tique qui per­met d’installer « l’appareil à déchiffrer de la psy­cha­na­lyse [21]Ibid., p. 129. ». Il y a celles pour les­quelles nous avons à considérer que, au cœur de l’exaspération des parents exaspérés et de la ter­reur des enfants ter­ribles, se loge « une jouis­sance illi­sible [22]Ibid., p. 128. », qui ne peut que res­ter « lettre voilée », ce qui veut dire que nous avons à la res­pec­ter à cette place, que nous n’avons pas à cher­cher à la réduire, à l’annuler, à l’interpréter.

Nous avons ain­si à prendre en compte cette « économie de la jouis­sance » propre à une famille.
À cette fin, l’usage du terme de bévue, de l’une-bévue [23]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre » , leçons du 10 et du 17 mai 1977, Ornicar ?, no 17/18, prin­temps 1979, p. 16–23., intro­duit par Lacan dans son Séminaire XXIV, nous est ici précieux, en tant qu’il élargit le concept de l’inconscient freu­dien, en met­tant l’accent sur la trace d’un pas­sage : quelque chose a eu lieu, en un éclair c’est arrivé. Une bévue, il n’y a pas plus proche, chez l’être par­lant, pour faire signe de l’événement contin­gent. Ce ne sont pas de nou­velles signi­fi­ca­tions qu’il s’agit d’isoler, mais, à par­tir d’une bévue, « le petit coup de pouce que cha­cun donne à la langue qu’il parle [24]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sin­thome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 133. ». Lacan indique « qu’il n’y a rien de plus dif­fi­cile à sai­sir que ce trait de l’une-bévue, dont je tra­duis l’Unbewusst, qui veut dire en alle­mand incons­cient. Mais tra­duit par l’une-bévue, ça veut dire tout autre chose – un achop­pe­ment, un trébuchement, un glis­se­ment de mot à mot [25]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », op.cit.p. 18. ».

L’une-bévue est un trait, que Lacan égale au trait unaire, comme la seule chose qui fasse du Un dans un monde où « tous n’ont aucun trait com­mun [26]Ibid. ». Le seul trait com­mun, c’est d’être marqué du trait de l’une-bévue. Les « bêtises » des enfants, leurs trébuchements divers, trouvent là un éclairage renouvelé !

Alors, ça nous intéresse beau­coup, parce que cela nous met de plain-pied avec la taxi­no­mie des troubles de l’enfance : trouble du lan­gage, de l’attention, dys­pho­rie de genre, trouble des conduites, du com­por­te­ment, troubles des sphinc­ters. Voilà toutes les grandes fonc­tions du corps par­lant, déjà ordonnées par le dis­cours bio­psy­cho­so­cial de l’OMS [27]L’OMS élabore et dif­fuse « une famille de clas­si­fi­ca­tions » pour définir les deux dimen­sions des états dys­fonc­tion­nels et des com­por­te­ments dys­fonc­tion­nants : d’un côté la CIM, … Continue rea­ding), qui tombent toutes sous ce trait de l’une-bévue. Le « trouble », c’est un trait d’une-bévue, mais accueilli, sans le secours d’un voile sur la lettre, par quelqu’un qui se confère l’attribut du savoir, et de ce fait empêche au Un recélé dans le trait de l’une-bévue d’aller à la recherche de son Autre. C’est en effet la seule façon pour savoir qu’il n’y était pas déjà écrit, et donc qu’il ne fait pas destin.

Pour nous, cela ouvre à deux façons de faire : accueillir comme trait d’une-bévue les divers désordres, troubles, à par­tir du moment où ils sont pris dans un dis­cours, et per­mettre ain­si à ces signi­fiants de s’émettre vers d’autres signi­fiants. C’est l’invention de l’inconscient au sens freu­dien, tou­jours actuelle. Mais l’autre manœuvre, que nous pou­vons désigner avec un mot que Lacan emprunte au petit Hans, « ça consiste à se ser­vir d’un mot pour un autre usage que celui pour lequel il est fait, on le chif­fonne un peu, et c’est dans ce chif­fon­nage que réside son effet opératoire [28]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », op.cit.p. 21. » ». Ainsi, soit on chif­fonne pour arrêter l’hémorragie, soit nous visons l’éclair, c’est l’effet auquel atteint quel­que­fois la poésie ou le mot d’esprit.

Je vous pro­pose que nous rete­nions de ce par­cours que le trait d’union entre parents exaspérés et enfants ter­ribles, ne relève ni de la dimen­sion de la trans­mis­sion, ni d’un ver­dict de dys­fonc­tion­ne­ment, mais n’est pas autre chose que ce trait d’une-bévue qui raye la famille. Cette Une-bévue qui, seule, peut fon­der ce rap­port de l’enfant aux parents et des parents aux enfants, qu’avec Lacan, nous inter­ro­gions au départ.

La bévue contre la norme, oui c’est possible.

Texte pro­noncé le 13 mars 2021 à l’issue de la 6e Journée de l’Institut de l’Enfant.
Édité par Frédérique Bouvet et Isabelle Magne.

Notes

Notes
1 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 14 décembre 1976, Ornicar ?, no 12/13, décembre 1977, p. 14.
2 Lacan J., « Les com­plexes fami­liaux dans la for­ma­tion de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 27.
3, 4, 5, 6, 13, 16, 19, 20, 26 Ibid.
7 Lacan J. « Note sur l’enfant », Autres écrits, op.cit., p. 373.
8 Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les for­ma­tions de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 56.
9 Lacan J., « Le mal­en­ten­du », leçon du 10 juin 1980, Ornicar ? no 22/23, prin­temps 1981, p. 13.
10  Miller J.-A., « Affaires de famille dans l’inconscient », Lettre men­suelle, no250, juillet / août 2006, p. 10.
11 Miller J.-A., « Préface », in Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin / Le Champ freu­dien, 2013, p. 11.
12 Lacan J., « Note sur l’enfant », op.cit., p. 373.
14 Cf. Laurent É., « Institution du fan­tasme, fan­tasmes de l’institution », Les feuillets du Courtil, no 4, avril 1992, p. 9.
15 Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freu­dienne, no 63, juin 2006, p. 122.
17 Ibid., p. 126
18 Ibid., p. 130
21 Ibid., p. 129.
22 Ibid., p. 128.
23 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre » , leçons du 10 et du 17 mai 1977, Ornicar ?, no 17/18, prin­temps 1979, p. 16–23.
24 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sin­thome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 133.
25 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », op.cit.p. 18.
27 L’OMS élabore et dif­fuse « une famille de clas­si­fi­ca­tions » pour définir les deux dimen­sions des états dys­fonc­tion­nels et des com­por­te­ments dys­fonc­tion­nants : d’un côté la CIM, Classification Internationale des Maladies, de l’autre la CIF, Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé, consul­table sur le site OMS (https://​apps​.who​.int/​i​r​i​s​/​b​i​t​s​t​r​e​a​m​/​h​a​n​d​l​e​/​1​0​6​6​5​/​4​2​4​1​8​/​9​2​4​2​5​4​5​4​2​2​_​f​r​e​.​pdf
28 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », op.cit.p. 21. »

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