Pris à la lettre, le thème « Les enfants et leurs objets » met en valeur la dimension du multiple – invitation à ne pas essentialiser « l’enfant ».
Ici deux multiplicités, d’un côté « les enfants », de l’autre « les objets », qui se trouvent liés par ce déterminant possessif « leurs ». Les enfants y sont en quelque sorte déterminés par les objets qu’ils font leurs. Quant aux objets, les enfants seuls pourront nous apprendre ce qu’ils sont, quels usages ils en ont et pour quelles fonctions. Et leur lien, s’agit-il d’un rapport de possession ? L’occasion nous est donnée d’interroger ce rapport, à partir de ce que les enfants nous en font connaître.
Ces deux ensembles « enfants » et « objets » sont ainsi à saisir comme des semblants, tel que Lacan les définit, comme des signifiants qui se règlent l’un par rapport à l’autre. C’est pourquoi, nous servant de termes mis en valeur par Jacques-Alain Miller, nous aurons profit à considérer enfants et objets comme des partenaires au jeu de la vie.
Les « menus objets »
L’expression « menus objets » revient à plusieurs reprises dans l’enseignement de Lacan, expression bien formée pour souligner que les enfants mettent les objets à leur menu, et pour suggérer qu’à l’occasion certains objets consomment, voire consument les enfants. Tel est l’abord des objets choisi pour cette présentation.
De fait, dans la rencontre – une cure analytique, une psychothérapie, dans les institutions, en crèche, à hôpital, à l’école –, les enfants se présentent avec leurs menus objets, ou bien se saisissent de menus objets mis à leur disposition, ou bien précisément de ceux qui ne sont pas à leur disposition !
Pour partir de la cure, nous dirions que les enfants s’analysent avec leurs objets. C’est en effet dans ce cadre qu’ils nous apprennent de quel bois ils sont faits, et ce sera un savoir très utilisable dans les autres institutions aussi bien que dans la vie quotidienne. Car la présence de ces objets n’est en aucun cas une question de technique analytique appliquée aux enfants : il s’agit de faire accueil aux objets partenaires de l’enfant. Certes, ils n’apparaissent pas toujours, alors il nous faut les chercher : ils sont quelque part, dans la salle d’attente, à la maison, dans la rue ou dans les nouveaux espaces créés par la science, objets détachés physiquement de l’enfant mais intimement liés à lui.
Objets traditionnels de la demande ou nouveaux objets produits de la technique, nous les reconnaissons facilement dans la vie quotidienne des enfants : en famille, ce sont les objets dont à l’occasion ils seront privés, en menace ou en vrai ; à l’école, au collège, au lycée, ce sont ceux qui seront confisqués. Voilà les objets précieux de l’enfant séquestrés en mauvaise compagnie, celle de « la punition », dont ils vont désormais porter la marque d’infamie.
« Le parti-pris des choses »
Cela nous encourage dans notre pratique à choisir « le parti-pris des choses [1] », comme Francis Ponge le met en valeur dans son recueil de poèmes éponyme, c’est-à-dire à considérer les objets dans leur matérialité et dans leur « motérialisme [2] ». Le poète fait entendre deux modes d’existence des « choses » : objets du monde sensible et résonnances de la langue. Le parti-pris du poète pour les choses est du même ordre que le parti-pris des enfants pour les objets qui viennent à leur rencontre.
Dans ce mouvement où nous accueillons les enfants avec leurs objets, nous découvrons qu’il y a réellement un parti-pris des objets eux-mêmes, qu’ils sont de la partie et qu’ils y jouent leur partie. Et cela de deux façons : par la frappe qu’ils reçoivent de leur choix par cet enfant-là – dans la pure contingence de l’instantané du moment où cela se passe – et aussi par la marque qu’ils reçoivent de leur inscription comme signifiants dans l’actualité du discours. Ce second temps, de subjectivation, répond à la temporalité de l’après-coup dans la prise de position du sujet face au temps précédent. À défaut de ce temps 2, l’objet persévère dans son être de jouissance sans la ressource de son être de semblant, contaminant même son être de semblant qui lui revient halluciné et persécuteur – on se référera au cas Robert, l’enfant au loup [3].
C’est en effet en tant que semblants que les objets sont manipulables – échangeables, volés, prêtés ou donnés, perdus ou trouvés. Ils possèdent bien d’autres qualités non psychologiques, qui les rendent plus disponibles que les personnes entourant l’enfant, plus fiables et plus stables que les êtres parlants. Les objets supportent bien plus de choses, on peut les détruire sans mesure de rétorsion de leur part.
Les objets donnent par ailleurs des indications précises sur les « théories de l’Autre » élaborées par le sujet.
Les enfants ont avec les objets un rapport de savoir-faire, qui délivre une satisfaction certaine. Si la construction en Lego s’effondre, il ne reste plus qu’à pleurer ou à tout faire exploser ! Il est attendu en effet des objets une forme spéciale de garantie, une garantie gratuite, sans contrat ni credo préalable. La seule promesse – mais quelle promesse ! – est que ça tienne le coup, en tant que l’enfant lui-même y a mis du sien.
Les objets inanimés ont incontestablement une âme, et même des petits tas d’âmes, comme les psychanalystes l’ont appris des enfants.
Freud et les premiers psychanalystes découvrent les menus objets des enfants
Freud
Cela tombe bien, le premier objet qui tombe sous la plume de Freud est un nouvel objet, tout juste découvert par un pédiatre, un objet de satisfaction capable de se substituer au plaisir de la tétée, un objet que l’enfant met ainsi à son menu ! Cet objet s’appelle « le suçotement » (das Ludeln), un objet créé par l’enfant au service de cette satisfaction obtenue en dérivation de la tétée. La langue, le pouce, la tétine ne sont pas des substituts du sein, ils sont objets au service de la satisfaction substitutive : première découverte de Freud concernant les objets de l’enfant, découverte fondatrice de la sexualité infantile. Notons qu’il ne s’agit pas d’une substitution à somme nulle. Au départ il y a une perte – « la recherche d’un plaisir déjà vécu »… –, puis un mode de récupération de la perte qui ne l’annule pas – …« désormais remémoré [4] ».
Une deuxième découverte de Freud – qui a été à l’honneur dans la préparation de la 8e Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant – est le jeu de la bobine de son petit-fils, devenu fameux [5]. Retenons ici que cet objet prend valeur particulière pour l’enfant, d’une part, du fait de son inscription dans la dimension de la répétition au-delà du principe de plaisir, et d’autre part, par son pouvoir de faire surgir un nouvel espace par la voix de l’enfant (fort-da) et par son regard (faire disparaître et apparaître). C’est le sens du commentaire de Lacan : « C’est avec son objet que l’enfant saute les frontières de son domaine transformé en puits et qu’il commence l’incantation. [6] » Le jeu de la bobine fait ici fonction pour se détacher en partie de la demande à l’Autre et de l’Autre, ainsi que pour faire une place à son désir via les objets pulsionnels.
Une troisième découverte concerne l’objet comme fétiche, qui fait tache au sens où il est un objet quelconque, prélevé sur le corps de l’autre ou du corps propre, susceptible d’être contaminé par la satisfaction, en suivant des voies de conduction étranges, soulignées par Freud, celles de résonnances linguistiques [7].
Mélanie Klein
Pour Mélanie Klein, deux principes régissent la vie psychique des enfants dans leur rapport aux objets : l’envie – il n’y a d’objet qu’incorporé – et la destruction – tout objet est susceptible être détruit. Il est très intéressant de relire le commentaire de Lacan de la présentation du cas Dick par M. Klein, dans son Séminaire I, Les Écrits techniques de Freud. Il y indique en effet que c’est le processus de destruction appliquée aux objets qui va ouvrir à l’enfant le monde humain, par la voie de « l’intérêt porté aux objets en tant que distincts [8] ». C’est une remarque fondamentale dans la mesure où l’on peut y référer les découvertes de Freud : substitution, condensation, répétition, contamination par la langue sont les voies de conduction de la jouissance qui ouvrent à la découverte « d’un monde infini quant aux objets [9] ». Mais pas sans l’assentiment du sujet, une Bejahung.
Winnicott
Impossible de ne pas nous arrêter avec Lacan sur la découverte par Winnicott de ce qu’il a nommé « l’objet transitionnel », dont il dit que « ce qui importe n’est pas tant sa valeur symbolique que son existence effective. (actuality) [10] » La caractéristique essentielle de cet objet est qu’il est convenu que l’on ne demandera pas à l’enfant s’il l’a créé ou trouvé. Lacan commente : « Tous les objets du jeu de l’enfant sont des objets transitionnels. Les jouets à proprement parler, l’enfant n’a pas besoin qu’on lui en donne, puisqu’il en fait avec tout ce qui lui tombe sous la main. Ce sont des objets transitionnels. À leur propos, il n’y a pas à se demander s’ils sont plus subjectifs ou plus objectifs, ils sont d’une autre nature. [11] » Lacan va s’intéresser à ce nouvel espace que créent les objets transitionnels, un espace dont le véritable ressort est « le manque de l’objet ».
L’objet transitionnel a donné à un moment particulier de notre culture, le modèle d’objets apprivoisés et l’image d’une jouissance apaisée, tous les objets considérés comme possiblement réparateurs.
Dans la clinique, un autre objet est venu contrer cette tendance, c’est l’objet autistique, objet tyrannique, qui semble dévorer l’enfant, l’éjecter du monde humain, vociférer sur lui et le surveiller en permanence.
Avec Lacan, découverte d’un nouvel objet
Dès son invention par Lacan, l’objet a recueille et condense les qualités et les valeurs des objets, telles qu’isolées par Freud et ses élèves. Suivons ici le fil des « menus objets ».
En 1958, dans « La direction de la cure », à propos de l’instauration du transfert, Lacan indique : « chacun sait, et les psychanalystes d’enfant les premiers, qu’il faut pas mal de menus objets, pour entretenir une relation avec l’enfant [12] ». Leur fonction est là d’ouverture de la dimension de la demande. La matérialité des menus objets est située au service de leur valeur signifiante. Mais, pour l’enfant qui entre dans la parole, c’est sous la forme d’un nom propre que l’enfant accueille chaque nouvel objet dans sa lalangue, sans plus d’égard à la bonne prononciation ou à l’attribution commune. Comme Lacan le souligne des années plus tard : la matérialité des objets ne se conçoit pas, à partir de l’expérience analytique, sans leur motérialisme.
En 1967, dans L’Acte analytique, Lacan fait valoir « ce menu objet dont Winnicott nous articule le statut [13] », en tant qu’il creuse la place qui attend le sujet, non pas celle de la nostalgie ou de l’envie d’une jouissance à jamais perdue, mais la place qui est toujours restée intacte et actuelle du Lust Ich (« à savoir moi-même la règle de mon plaisir ») : dans ce Lust Ich qui est vraiment un sacré loustic, le sujet aura à se reconnaître ! C’est l’objet d’angoisse qui montre là le chemin à suivre : « nous avons déjà pour nous guider l’objet a. [14] »
Quelques années plus tard, en mai 1970, au cours de son séminaire L’Envers de la psychanalyse, Lacan utilise cette expression « menus objets » pour désigner la présence de nouveaux objets, qui viennent créer et occuper un espace jusqu’alors inconnu, car inexistant, « l’alèthosphère » : « Et pour les menus objets petit a que vous allez rencontrer en sortant, là sur le pavé à tous les coins de la rue, derrière toutes ces vitrines, dans ce foisonnement de ces objets faits pour causer votre désir, pour autant que c’est la science maintenant qui le gouverne, pensez-les comme lathouses. » [15]
La création par Lacan de ces deux néologismes – formés à partir du grec alèthéia, la vérité – nous permet de nommer ces nouveaux objets massivement investis par les enfants du siècle, et de les localiser dans un espace où ils s’évaluent à l’aune d’une vérité purement formelle– ça marche ou ça ne marche pas – qui leur donne une consistance substantielle, une « autorité », spécialement puissante. Ce que Lacan désigne du terme plus-de-jouir, terme paradoxal pour nommer ce déchet, ce rejet, ce reste, ce trognon de la prise dans un discours, c’est cela même qui opère réellement dans nos gadgets, nos objets connectés, en tant qu’ils sont connectés sur ce reste de jouissance.
À suivre
Cachés qu’ils étaient par les doudous et les joujoux, nous voyons, dans l’après-coup des avancées de Lacan, se dessiner les objets des enfants tels qu’en eux-mêmes le discours les façonne pour être à la main des enfants. Dans cette bascule, nous les voyons émerger dans leur réalité effective, comme objet a dans sa Wirklichkeit de jouissance et de semblant. Ainsi se précisent leurs fonctions :
- L’objet a séparateur : au service de la demande, les objets mettent les enfants en lien avec le lieu de l’Autre, espace symbolique où le sujet trouve sa place comme manque. Objets non plus réparateurs, ils peuvent alors prendre fonction d’objets séparateurs pour se détacher de la dépendance à la demande de l’Autre et à l’Autre.
- L’objet a comme agalma et comme pièce détachée du corps, objet partiel : il fonctionne là comme objet condensateur pour la jouissance dérobée au corps[16] ; à ce titre les objets donnent consistance à l’espace de l’Autre comme corps, où ils trouvent place comme « déchets exquis ». Mais désormais devenus objets « hors-corps », ils donnent une perspective nouvelle sur l’objet, celle d’un manque inclus dans chaque objet d’intérêt, de goût, de valeur, à savoir ce qui ne peut s’en dire et qui, à cette place, cause l’angoisse [17].
- L’objet a « noyau élaborable de la jouissance[18] » : les objets donnent aussi existence et autorité à l’objet jouissance [19], qui ouvre un accès direct au Lust Ich, au plus-de-jouir, en bousculant la défense des semblants de l’Autre du langage et de l’Autre du corps, élaborés face au réel. Les enfants d’aujourd’hui sont les explorateurs de ce nouvel espace, de ces nouveaux réseaux, quelquefois à leurs risques et périls. Ce faisant, ils nous apprennent que le rapport avec leurs objets est fondamentalement symptomatique, soumis aux lois formelles liées à la rencontre contingente de la jouissance avec la langue : substitution et condensation, contamination et destruction. De la prise en compte de ces lois et de la position du sujet à leur égard, dépend notre action auprès de chaque enfant que nous rencontrons avec ses objets-partenaires.
[1]. Cf. Ponge F., Le Parti pris des choses, Paris, Folio Gallimard, 1967.
[2]. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du Désir, no 95, avril 2017, p. 12–13.
[3]. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 105–123.
[4]. Cf. Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 102–105.
[5]. Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 49–64.
[6]. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 60.
[7]. Cf. Freud S., « Le fétichisme », La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1992, p. 133–138.
[8]. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 81.
[9]. Ibid.
[10]. Winnicott D. W., Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 14.
[11]. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 35.
[12]. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 617.
[13]. Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte analytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le champ freudien, 2024, p. 84.
[14]. Ibid., p. 152.
[15]. Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 188–189.
[16]. Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 368–369.
[17]. Cf. Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire de L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, no 58, octobre 2004.
[18]. Lacan J., « La Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 26.
[19]. Cf. Miller J.-A., « L’objet jouissance », La Cause du désir, no 94, novembre 2016.