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Parentalités après le patriarcat

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De quel aujourd’hui s’agit-il lorsque nous par­lons de paren­ta­li­tés contem­po­raines ? De quel contem­po­rain s’agit-il lorsque nous par­lons de paren­ta­li­té ? On peut répondre à cette ques­tion de manière des­crip­tive, démo­gra­phique, ou bien de façon psy­cha­na­ly­tique. Du point de vue des­crip­tif d’abord, une étude récente per­met de sai­sir des trans­for­ma­tions pro­fondes[1]. Le cas fran­çais est certes par­ti­cu­lier et ne peut être géné­ra­li­sé à la pla­nète, mais il indique des ten­dances à l’œuvre glo­ba­le­ment. Le point fon­da­men­tal est l’articulation à la science des moda­li­tés de faire famille qui, elles-mêmes ont évo­lué grâce aux nou­velles liber­tés ouvertes par les lois sur la pari­té et l’égalité de genre.

Les pro­grès de la méde­cine ont fait aug­men­ter en cin­quante ans l’espérance de vie de 11 ans, pour atteindre 82,5 ans avec un écart réduit entre hommes et femmes. Donc la popu­la­tion vieillit. Les moins de 20 ans repré­sentent seule­ment un quart de la popu­la­tion. Il y a moins d’enfants et ils naissent plus tar­di­ve­ment. L’âge moyen pour les femmes pour avoir le pre­mier bébé a aug­men­té de 4,5 ans à 28,7 ans en moyenne, et l’indice de fécon­di­té est un peu en baisse – bien que plus éle­vé que la moyenne euro­péenne. Un tiers des femmes devient mère après trente ans. Ces chan­ge­ments sont dus à la géné­ra­li­sa­tion de la contra­cep­tion. L’obsolescence de la forme d’union qu’est le mariage tra­di­tion­nel est plus mar­quée. Les enfants nés hors mariage sont la majo­ri­té avec 58,6%. Ces enfants sont mas­si­ve­ment recon­nus par les pères, seuls 4% ne le sont pas. La pater­ni­té reste donc un ins­tru­ment juri­dique qui fonc­tionne. Il y a moins de mariages, par­mi eux beau­coup de rema­riages et le nombre de divorces est mul­ti­plié par 3,5. Par contre, le mariage est com­plé­té par d’autres formes d’union qui incluent les couples homo­sexuels, le pacte civil de soli­da­ri­té (Pacs) depuis 1999 et le mariage pour tous depuis 2013.

L’articulation de la famille à la science et à de nou­velles fic­tions juri­diques a dépla­cé les ques­tions sur les enfants et leurs parents. On ne parle plus de famille devant la dif­fi­cul­té à la qua­li­fier, mais de paren­ta­li­té. La paren­ta­li­té est, en France, un néo­lo­gisme de la fin du XXe siècle qui a de nom­breux champs d’emploi. C’est un signifiant-maître de notre civi­li­sa­tion. Dans le champ de l’action poli­tique et sociale vers les familles (« aides maté­rielles et finan­cières à la paren­ta­li­té »), la paren­ta­li­té est un équi­valent du mot « famille ».

« Dans les lois, du légis­la­tif, la paren­ta­li­té et la copa­ren­ta­li­té, sont des termes uti­li­sés dans le domaine du par­tage juri­dique de l’autorité paren­tale. La Commission natio­nale consul­ta­tive des droits de l’homme défi­nit la paren­ta­li­té par ses aspects juri­diques, avec les devoirs des parents et leurs droits rela­tifs à l’autorité paren­tale et à la filiation.

Dans le champ socio­lo­gique il décrit plu­tôt les nou­velles formes de conju­ga­li­tés et de vies fami­liales. C’est donc plu­tôt au sens de struc­tures fami­liales qu’il faut alors l’entendre. On parle désor­mais de famille mono­pa­ren­tale, de famille homo­pa­ren­tale et même de famille plu­ri­pa­ren­tale dans le cas des familles recom­po­sées. Il peut aus­si dési­gner un mode de filia­tion (paren­ta­li­té adop­tive…) ou la situa­tion des parents à l’arrivée d’un enfant (paren­ta­li­té tar­dive)[2]».

Parent est un sta­tut légal, un sta­tut sym­bo­lique. La paren­ta­li­té déborde le sta­tut. Elle est du côté du réel. Parler de paren­ta­li­té, c’est ne pas se lais­ser fas­ci­ner par le sta­tut, mais cela revient à mettre l’accent sur l’interaction de l’enfant avec ses parents, dans leur variété.

On pour­rait aus­si dire que l’enfant d’aujourd’hui naît dans un monde qui n’est plus struc­tu­ré sur l’a prio­ri de l’amour du père ; avec son double ver­sant si par­ti­cu­lier à la construc­tion du rôle du père dans le monde occi­den­tal : celui qui est aimé et, dans le même temps, celui qui prive de la jouis­sance. Cette par­ti­cu­la­ri­té fra­gi­lise d’autant plus sa construc­tion que l’enfant contem­po­rain est confron­té aux formes de la jouis­sance addic­tive, dont témoigne la cli­nique. L’enfant est confron­té sans média­tion à ce qui ne cesse pas de se répé­ter aus­si bien sur le ver­sant du trop-plein que sur celui du vide, comme les addic­tions qui touchent tous les cir­cuits pul­sion­nels : l’oral (anorexie/boulimie, junk food, sub­stances), l’anal (rétention/expulsion, agres­si­vi­té), le sco­pique (jeux vidéo et écrans) et le vocal (into­lé­rances aux com­man­de­ments de la loi).

Ajoutons la cli­nique liée à l’impossibilité d’habiter un corps et de le fixer à une image : tout ce qui est regrou­pé dans le fourre-tout du trouble du défi­cit de l’attention avec ou sans hyper­ac­ti­vi­té (TDAH). Considérons aus­si l’impossibilité à habi­ter un sexe cor­res­pon­dant au genre assi­gné. Enfin, il y a toute une série de symp­tômes dif­fi­ciles à consi­dé­rer comme névro­tiques sans pour autant pou­voir être qua­li­fiés de psy­cho­tiques. Ces nou­veaux symp­tômes défi­nissent une cli­nique sou­li­gnant la fra­gi­li­té du père. Elle a pous­sé cer­tains psy­cha­na­lystes à aban­don­ner son sta­tut aux oubliettes de l’histoire et à se résoudre à la socié­té sans père, diver­se­ment qua­li­fiée. Ce n’est pas le cas de Lacan qui a trans­for­mé radi­ca­le­ment le sta­tut du père freu­dien, en aban­don­nant la réfé­rence œdi­pienne, pour le situer non par rap­port à la mère, et l’inceste mater­nel, mais par rap­port à une femme.

 

Le dépas­se­ment du père uni­ver­sel freudien

Dès le début de son œuvre, Freud met au prin­cipe le père : « On dit que le prince est le père du peuple. Le père est l’autorité la plus ancienne, la pre­mière, il est pour l’enfant l’autorité unique. Tous les autres pou­voirs sociaux se sont déve­lop­pés à par­tir de cette auto­ri­té pri­mi­tive (à la seule réserve du matriar­cat)[3]». Le père est au fon­de­ment de Dieu, et de la rela­tion fon­da­men­ta­le­ment conflic­tuelle qui lie le sujet à son Dieu. À par­tir de la tra­gé­die œdi­pienne, Freud montre le dis­cord irré­duc­tible au cœur de toute théo­rie de la reli­gion : « Ici, comme par­tout ailleurs, on devait échouer dans la récon­ci­lia­tion de la pro­vi­dence divine et de la res­pon­sa­bi­li­té humaine[4]».

En un sens, dès que Freud a aper­çu la place du père comme por­teur de l’interdit de l’inceste dans l’économie psy­chique, il en fait le pivot de la construc­tion de l’édifice aus­si bien social que reli­gieux, ce qui est indis­cer­nable en une pre­mière approche. C’est son pre­mier mot[5], mais aus­si son der­nier, puisqu’il le reprend en 1939 dans Moïse et le Monothéisme. L’anthropologie poli­tique de Freud est insé­pa­rable de la sécu­la­ri­sa­tion de sa théo­rie des religions.

Le pre­mier texte for­mu­lant une théo­rie géné­rale de l’organisation sociale est Totem et Tabou. Il énonce une théo­rie de la reli­gion pré­sen­tée comme un apport à l’ethnopsychologie (völ­ker­psy­cho­lo­gie)[6]. Il se pro­pose pour cette théo­rie de « créer un lien entre eth­no­logues, lin­guistes, folk­lo­ristes, etc., d’une part, et psy­cha­na­lystes de l’autre[7]». Le der­nier cha­pitre, « Le retour infan­tile du toté­misme », exa­mine les apports des théo­ri­ciens des reli­gions les plus solides de l’époque : James Frazer, Salomon Reinach, Émile Durkheim, William Robertson Smith. La grande démons­tra­tion toté­mique débouche sur une théo­rie géné­rale de la religion :

« Acceptons main­te­nant comme un état de fait que les deux élé­ments moteurs, le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té du fils et la rébel­lion filiale ne dis­pa­raissent jamais. […] Les efforts du fils pour prendre la place du dieu-père res­sortent de plus en plus dis­tinc­te­ment. […] Naissent les figures divines d’Atis, d’Adonis, de Tammuz, etc. […] Mais le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té qui n’est pas apai­sé par ces créa­tions s’exprime dans les mythes qui donnent en apa­nage à ces jeunes amants de déesses mères une vie courte et un châ­ti­ment soit par émas­cu­la­tion, soit qu’ils soient pour­sui­vis par la colère du dieu-père ayant pris une forme ani­male. […] Il exis­tait une autre voie pour apai­ser ce sen­ti­ment de culpa­bi­li­té et ce fut seule­ment le Christ qui la prit. Il sacri­fia sa propre vie, et par cet acte, déli­vra la troupe des frères du péché ori­gi­nel[8]».

Freud conclut son essai en capi­ton­nant Totem et tabou par le com­plexe d’Œdipe, défi­nis­sant ain­si la cau­sa­li­té psy­chique de l’édifice social : « Au terme de cette enquête que j’ai conduite en abré­geant au maxi­mum, je vou­drais donc énon­cer le résul­tat que voi­ci : dans le com­plexe d’Œdipe, les com­men­ce­ments de la reli­gion, de la morale, de la socié­té et de l’art se ren­contrent[9]».

Le père uni­ver­sel est à l’horizon de tout et le com­plexe d’Œdipe laisse une trace indé­lé­bile dans la vie affec­tive. La conver­gence de l’amour et de la haine sur la même per­sonne est source des trans­for­ma­tions éton­nantes de ces sen­ti­ments qui lient et délient les hommes dans leur vie sociale. Lacan, quant à lui, donne d’abord une ver­sion logique de ce père uni­ver­sel, il isole la « fonc­tion pater­nelle ». Et cette opé­ra­tion est appa­rue comme une res­tau­ra­tion du père, dont la place dans la psy­cha­na­lyse s’efface à ce moment-là. Le père mytho­lo­gique de l’interdit de l’inceste œdi­pien est deve­nu celui qui dit non à la jouis­sance, « celui qui dit non, libé­rant l’enfant de sa sujé­tion à la mère et à la jouis­sance que cette rela­tion com­porte[10]». Mais ensuite Lacan passe de la fonc­tion du père au père en fonc­tion, au père un par un.

 

Le père en fonction

Dans un second temps, l’effort de Lacan consiste à pen­ser l’enfant, le lien aux parents et la pas­sion amour-haine en dehors du lien au père uni­ver­sel, qu’il nomme aus­si celui de l’éternité. Comme l’a mon­tré J.-A. Miller, il ne s’agit pas pour autant de se pas­ser du père, mais de mettre l’accent sur le père en tant qu’existence par­ti­cu­lière. Il a uti­li­sé de façon radi­cale la dis­jonc­tion opé­rée par la logique moderne, qui se sépare de la logique d’Aristote en dis­tin­guant la défi­ni­tion d’un terme de son exis­tence. D’un côté, il énonce le para­doxe selon lequel « Tout père est Dieu », qui doit être accom­pa­gné de la condi­tion que, dans son exis­tence, aucun père ne soit Dieu. Se véri­fie que « Tout père est Dieu » à condi­tion de véri­fier l’inexistence d’un tel père. De l’autre côté, il véri­fie l’existence du père en tant qu’elle « récuse toute norme, tout stan­dard, tout pour tout x[11]».

Cette mise en ten­sion des deux niveaux fait par­tie de la bas­cule radi­ca­le­ment anti-hégélienne de Lacan, du moment où il refuse de réduire les exis­tences par­ti­cu­lières à une par­tie d’un tout. Elle s’énonce radi­ca­le­ment lors de l’unique leçon de son Séminaire des Noms-du-Père : « Toute la dia­lec­tique hégé­lienne est faite pour com­bler cette faille, et mon­trer, dans une pres­ti­gieuse trans­mu­ta­tion, com­ment l’universel peut arri­ver à se par­ti­cu­la­ri­ser par la voie de la scan­sion de l’Aufhebung[12]».

Ce des­ser­rage se pour­suit lorsqu’il entre­prend de défi­nir le Nom-du-Père à par­tir d’une fonc­tion. Le grand avan­tage d’une fonc­tion est de ne pas défi­nir un tout. Une fonc­tion ne défi­nit que son domaine d’application. De plus, comme la logique moderne consi­dère la ques­tion des ensembles infi­nis, on ne peut jamais dénom­brer tota­le­ment l’ensemble des cas. La fonc­tion n’est alors défi­nis­sable que par les réa­li­sa­tions des variables qui consti­tuent son déve­lop­pe­ment. Lacan part alors des cas par­ti­cu­liers pour par­ler du père. Être un père, c’est être l’un des modèles de réa­li­sa­tion, l’une des valeurs (a, b, c, d) de la fonc­tion P(x). Donc dire : « le père en tant qu’agent de la cas­tra­tion ne peut être que le modèle de la fonc­tion », c’est dire que l’accès que choi­sit Lacan à la ques­tion du père est celui du un par un de ceux qui sont deve­nus père. Pour défi­nir un père, Lacan parle alors de « père-version[13]», de ver­sions du père, une par une.

« Un père n’a droit au res­pect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit res­pect, est […] père-versement orien­té, c’est-à-dire fait d’une femme, objet a qui cause son désir. Mais ce qu’une femme en a-cueille ain­si n’a rien à voir dans la ques­tion. Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets a, qui sont les enfants[14]».

Être père donc, c’est avoir eu la per­ver­sion par­ti­cu­lière de s’attacher aux objets a d’une femme : « Il ne peut être modèle de la fonc­tion qu’à en réa­li­ser le type. Peu importe qu’il ait des symp­tômes s’il y ajoute celui de la père-versionpater­nelle, c’est-à-dire que la cause en soit une femme, qui lui soit acquise pour lui faire des enfants, et que de ceux-ci, qu’il le veuille ou pas, il prenne soin pater­nel[15]».

Notons le chiasme. En prin­cipe, selon la struc­ture du désir mas­cu­lin, l’homme s’attache aux objets a qui causent son désir à lui. Par exemple, le féti­chiste a la per­ver­sion par­ti­cu­lière de s’attacher au phal­lus qui manque à la mère en le réa­li­sant dans un fétiche par­ti­cu­lier : la chaus­sure, le « brillant sur le nez[16]», etc. Lacan défi­nit le père à par­tir d’un féti­chisme par­ti­cu­lier. Il ne s’agit pas d’un objet qui n’est pas à sa place, qui ex-siste, mais d’un objet qu’une femme a pro­duit. L’enfant est un objet a de la mère. De cet objet a, le père doit prendre un soin par­ti­cu­lier que l’on dit pater­nel. Ce soin le laisse à une place de symp­tôme. C’est le seul point où un homme peut deve­nir le symp­tôme d’une femme, si elle est mère.

Le père per­vers se situe au niveau de la par­ti­cu­la­ri­té du symp­tôme, de la par­ti­cu­la­ri­té de sa jouis­sance : « il est essen­tiel qu’il ne soit pas Dieu, pré­ci­sé­ment. Freud avait mon­tré la racine de l’illusion reli­gieuse dans la fonc­tion du père et Lacan au contraire marque le mirage divin qui est à pro­pre­ment par­ler mor­ti­fère ou psy­cho­ti­sant quand il est sup­por­té par le père. […] La per­ver­sion pater­nelle, c’est pré­ci­sé­ment que le désir du père soit lié à une femme entre toutes, c’est-à-dire à une femme comme unique. Et c’est dans la mesure où cette unique […] le marque, qu’il s’avère ne pas être Dieu[17]». Dans un monde dans lequel cha­cun peut deve­nir père, cha­cun peut croire pou­voir être une valeur de cette fonc­tion excep­tion­nelle. Si jamais le « cha­cun » se prend pour Dieu, pour le gar­dien des idéaux, ou pour le père de la norme idéale, alors se pro­duit l’effet psy­cho­ti­sant : « n’importe qui atteint la fonc­tion d’exception qu’a le père, on sait avec quel résul­tat, celui de sa ver­wer­fung dans la plu­part des cas par la filia­tion qu’il engendre, avec le résul­tat psy­cho­tique que j’ai dénon­cé[18]».

Ce père-là ne garan­tit pas l’accès à la jouis­sance, comme le père-Dieu, dans le modèle freu­dien, le fai­sait pour toutes les femmes. C’est bien pour cela que Lacan insiste sur le « sans garan­tie » selon lequel il s’agit main­te­nant de faire d’une femme la cause de la per­ver­sion pater­nelle. Par cette mons­tra­tion par­ti­cu­lière, le père peut don­ner au sujet accès au réel de la jouis­sance en jeu : « papa, ce n’est pas du tout, for­cé­ment, celui qui est – c’est le cas de le dire – le père au sens réel, au sens de l’animalité. Le père, c’est une fonc­tion qui se réfère au réel, et ce n’est pas for­cé­ment le vrai du réel. Ça n’empêche pas que le réel du père, c’est abso­lu­ment fon­da­men­tal dans l’analyse[19]».

En dis­tin­guant le père réel, au sens de l’animalité, c’est-à-dire le père bio­lo­gique, et en le sépa­rant du père qui « touche au réel », c’est-à-dire à la jouis­sance, nous avons une indi­ca­tion pré­cieuse sur la place du père dans les familles recom­po­sées ou sur­com­po­sées. L’opposition du vrai et du réel résonne ici de façon par­ti­cu­lière. L’articulation du vrai et du réel peut s’approcher par le mou­ve­ment même de la psy­cha­na­lyse, qui pro­cède d’abord d’un savoir sup­po­sé, celui de l’inconscient. L’analysant y accède par la voie de la véri­té, refor­mu­la­tion par Lacan de la règle dite de l’association libre, ce qui veut dire libé­rée des contraintes du men­songe social. Le résul­tat est fina­le­ment inter­pré­té en termes de réel, de jouis­sance[20].

 

Le Père du nom et le père réel

Comment tou­cher au réel de la jouis­sance ? À l’envers de la voie idéale, Lacan indique, dans le Séminaire … Ou pire, une façon de réa­li­ser le type de la fonc­tion de façon amu­sante, celle d’« épa­ter [sa] famille[21]». Épater, c’est à la fois pro­duire une sorte d’admiration, faire de l’effet, mais c’est sur­tout, en jouant sur le terme pater en latin, faire un pas de côté par rap­port à l’idéal du pater fami­lias. C’est une opé­ra­tion dans laquelle il s’agit de pro­duire un effet par­ti­cu­lier consis­tant à se tenir à dis­tance de la croyance selon laquelle un père peut être « pour tous » :

« On s’est beau­coup inter­ro­gés sur la fonc­tion du pater fami­lias. Il fau­drait cen­trer mieux ce que nous pou­vons exi­ger de la fonc­tion du père. Cette his­toire de carence pater­nelle, qu’est-ce qu’on s’en gar­ga­rise ! Il y a une crise, c’est un fait, ce n’est pas tout à fait faux. Bref, l’é‑pater ne nous épate plus. C’est la seule fonc­tion véri­ta­ble­ment déci­sive du père. J’ai déjà mar­qué que ce n’était pas l’Œdipe, que c’était fou­tu, que si le père était un légis­la­teur, ça don­nait comme enfant le pré­sident Schreber, rien de plus. Sur n’importe quel plan, le père est celui qui doit épa­ter la famille. Si le père n’épate plus la famille, natu­rel­le­ment on trou­ve­ra mieux. Il n’est pas for­cé que ce soit le père char­nel, il y en a tou­jours un qui épa­te­ra la famille […]. Il y en aura d’autres qui l’épateront[22]».

Voilà une décon­nexion sup­plé­men­taire entre le « père char­nel » et celui qui peut venir « faire type » de père. Indication sup­plé­men­taire pour les paren­ta­li­tés. La pre­mière indi­ca­tion c’est qu’« épa­ter sa famille » est à l’envers de faire le légis­la­teur. Ce n’est pas non plus de vou­loir faire l’homme, c’est autre chose. Dans le monde du #Metoo, Lacan note bien que c’est du côté des femmes que se situe à la fois la dénon­cia­tion des formes anciennes du machisme et l’appel à des formes nou­velles de mas­cu­li­ni­té dési­reuse de la bonne manière : « Si l’homme est tout ce que vous vou­lez dans le genre vir­tuose, vire à bâbord, paré à virer, vire ce que tu veux, le viril, c’est du côté de la femme. C’est la seule à y croire. Elle pense. C’est même ce qui la carac­té­rise[23]». À rap­pro­cher de ce qu’il énonce un peu plus loin dans ce même Séminaire : « L’Un fait l’Être comme l’hystérique fait l’homme. […] C’est cela qui sup­porte une cer­taine infa­tua­tion créa­ti­viste[24]».

Il faut alors dis­tin­guer dans le père d’une part ce qui relève du nom, et qui est du côté du sym­bo­lique, et d’autre part ce qui relève du rap­port du père au réel. Cette oppo­si­tion recoupe la dis­tinc­tion entre la famille comme réelle et le Nom-du-Père comme sym­bo­lique. C’est pré­ci­sé­ment ce que Lacan met en exergue dans sa « Note sur l’enfant », tirant la leçon de l’échec des uto­pies com­mu­nau­taires des années soixante :

« La fonc­tion de rési­du que sou­tient (et du même coup main­tient) la famille conju­gale dans l’évolution des socié­tés, met en valeur l’irréductible d’une trans­mis­sion – qui est d’un autre ordre que celle de la vie selon les satis­fac­tions des besoins – mais qui est d’une consti­tu­tion sub­jec­tive, impli­quant la rela­tion à un désir qui ne soit pas ano­nyme. C’est d’après une telle néces­si­té que se jugent les fonc­tions de la mère et du père. De la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un inté­rêt par­ti­cu­la­ri­sé, le fût-il par la voie de ses propres manques. Du père : en tant que son nom est le vec­teur d’une incar­na­tion de la Loi dans le désir[25]».

Cette for­mu­la­tion a pu don­ner lieu à de mul­tiples confu­sions. En par­ti­cu­lier, comme s’il avait ce père, à tout dire sur l’articulation de la Loi et du désir, comme s’il en avait le der­nier mot.

 

Le père d’après le patriarcat

Dans sa confé­rence de 1975 à l’université de Columbia, Lacan ter­mine sur un point où il accen­tue le réel du père, comme celui qui n’est pas là pour faire loi ou pour faire sens, mais qui est là pour mar­quer la place de sa jouis­sance comme viable : « Le mode d’existence du père tient au réel. C’est le seul cas où le réel est plus fort que le vrai[26]». Ailleurs, dans le dis­cours social, c’est la dis­jonc­tion entre la jouis­sance et le « don­ner du sens » : « Dans ce registre du vrai, quand on y entre, on n’en sort plus. Pour mino­ri­ser la véri­té comme elle le mérite, il faut être entré dans le dis­cours ana­ly­tique. Ce que le dis­cours ana­ly­tique déloge met la véri­té à sa place, mais ne l’ébranle pas. Elle est réduite, mais indis­pen­sable[27]».

Le père doit se tenir à dis­tance de se prendre pour Dieu ou son repré­sen­tant dans la famille, et s’en tenir à ses attaches avec le réel. Il se tient à mi-distance, entre deux consis­tances. C’est ce que Lacan appelle, sur le modèle du « mi-dire[28]» de la véri­té, ou du juste milieu, le « mi-dieu » : « Ce dont [une femme] s’occupe c’est d’autres objets a, qui sont les enfants, auprès de qui le père pour­tant inter­vient – excep­tion­nel­le­ment dans le bon cas – pour main­te­nir dans la répres­sion, dans le juste mi-dieu, la ver­sion qui lui est propre de sa père-version. Père-version, seule garan­tie de sa fonc­tion de père, laquelle est la fonc­tion de symp­tôme, telle que je l’ai écrite. […] La nor­ma­li­té n’est pas la ver­tu pater­nelle par excel­lence, mais seule­ment le juste mi-dieu, […] soit le juste non-dit. […] C’est rare qu’il réus­sisse, ce juste mi-dieu[29]».

Au-delà de la juste répres­sion, c’est le père tyran qui fait de sa jouis­sance une loi insup­por­table autant qu’arbitraire. En-deçà, c’est le père sans jouis­sance par­ti­cu­la­ri­sée, le père qui se réduit à l’idéal du père de famille, qui varie selon les époques, ce peut être aujourd’hui le père com­pa­gnon de jeux. Celui qui fait fonc­tion de père n’écrase pas la famille sous sa jouis­sance, ni sur sa pré­ten­tion à avoir accès à la jouis­sance qu’il fau­drait. À lui d’aider les membres de sa famille à dire non à la jouis­sance sous son aspect mor­ti­fère et à dire quelque chose sur une jouis­sance qui soit viable. Le père n’est pas celui qui peut tout dire, y com­pris le vrai sur le vrai ou le vrai sur le réel de sa jouis­sance. Maintenir dans la répres­sion la ver­sion de sa jouis­sance est la condi­tion pour que quelque chose du désir se main­tienne, qui serait à déchif­frer entre les lignes de ce qu’il peut énon­cer. Dans tous les cas, cette juste répres­sion est le contraire de l’interdit qui ne fait qu’indiquer les voies de la trans­gres­sion : « Le père, c’est celui qui ne dit pas tout, et qui par-là pré­serve la pos­si­bi­li­té du désir et ne pré­tend pas recou­vrir le réel, c’est-à-dire qu’il ne pré­tend pas être onto­lo­gique[30]». L’ontologie du père ce serait celui/celle qui vou­drait don­ner sens aux ren­contres contin­gentes, dans la paren­ta­li­té, de cha­cun avec la jouissance.

Un pro­gramme de travail

On dit par­fois, qu’il est dif­fi­cile de don­ner forme à des pro­blèmes pré­cis dans la psy­cha­na­lyse, voire de trou­ver les « Problèmes cru­ciaux pour la psy­cha­na­lyse[31]», comme le dit le titre d’un Séminaire de Lacan, c’est pour­quoi je vou­drais pro­po­ser ici un pro­gramme de recherche. Il s’agit de cher­cher au cas par cas, dans les paren­ta­li­tés d’aujourd’hui et les pro­blèmes cli­niques aux­quelles ces familles sont confron­tées, ce qui fait suf­fi­sam­ment office d’exception côté femme et côté homme pour pou­voir défi­nir ce qui épate la famille. Cherchez-le, sous ces deux ver­sants, fémi­nin et mas­cu­lin, et vous trou­ve­rez ce qui fait office de père dans la confi­gu­ra­tion des jouis­sances d’aujourd’hui.

[1] Cf. Pison G., « 1968–2018 : Quatre sur­prises démo­gra­phiques en France depuis cin­quante ans », Populations & Sociétés, n553, mars 2018, cité par A.-A. Durand, in « 1968–2018 : espé­rance de vie, mariage, enfants… ce qui a chan­gé dans la popu­la­tion fran­çaise », Le Monde, 13 mai 2018, dis­po­nible sur internet.

[2] Entrée « Parentalité » dans Wikipédia, l’encyclopédie libre en ligne, dis­po­nible sur le site de Wikipédia.

[3] Freud S., L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 192.

[4] Ibid., p. 230.

[5] Freud parle à Fliess dès 1897 de ses pre­miers aper­çus que lui livre sa dite auto-analyse. Dans ses notes à la Standard Édition pour Totem et Tabou, Strachey relève la lettre du 4 juillet 1901 à Fliess où Freud, qui lit les jour­naux, com­mente les décou­vertes de Knossos : « As-tu lu que les Anglais ont exhu­mé en Crète (à Cnossos) un ancien palais, qu’ils tiennent pour le véri­table laby­rinthe de Minos ? Il semble que Zeus à l’origine ait été un tau­reau. De même notre ancien dieu aurait été d’abord véné­ré comme tau­reau, avant la subli­ma­tion mise en œuvre par les Perses. Il y a là bien des choses à pen­ser, sur les­quelles on ne peut pas encore écrire. » (Freud S., Lettres à Wilhelm Fliess,1887–1904, Paris, PUF, 2006, p. 562.)

[6] Freud S., Totem et tabou, in Œuvres com­plètes, vol. XI, Paris, PUF, 1998, p. 189–382.

[7] Ibid., p.193.

[8] Ibid., p. 305.

[9] Ibid., p. 312.

[10] Miller J.-A., « L’outrepasse ou la passe dépas­sée », Quarto, n124, mars 2020, p. 10.

[11] Ibid., p. 11.

[12] Lacan J., « Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 74.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII « R.S.I. », leçon du 21 jan­vier 1975, Ornicar ?, n3, mai 1975, p. 108

[14] Ibid., p. 107, nous sou­li­gnons « respect ».

[15] Ibid., p. 108.

[16] Le terme est celui de l’Homme aux loups : Glanz auf der Nase, tra­duit par « brillant sur le nez » (Freud S., « Le féti­chisme », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 133).

[17] Miller J.-A., « L’orientation laca­nienne. L’Un-tout-seul », ensei­gne­ment pro­non­cé dans le cadre du dépar­te­ment de psy­cha­na­lyse de l’université Paris 8, leçon du 6 avril 2011, inédit.

[18] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 jan­vier 1975, op. cit., p. 107.

[19] Lacan J., « Conférences et entre­tiens dans des uni­ver­si­tés nord-américaines. Columbia University. Auditorium School of International Affairs. 1er décembre 1975 », Scilicet, n6/7, 1976, p. 45.

[20] Cf. Miller J.-A., in Lacan J., Je parle aux murs, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, qua­trième de couverture.

[21] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 208.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 205.

[24] Ibid., p. 222.

[25] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373, nous soulignons.

[26] Lacan J., « Conférences et entre­tiens dans des uni­ver­si­tés nord-américaines. Columbia University… », op. cit., p. 45.

[27] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 98.

[28] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 488.

[29] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 jan­vier 1975, op. cit., p. 107–108.

[30] Miller J.-A., « L’orientation laca­nienne. L’Un-tout-seul », op. cit., leçon du 6 avril 2011.

[31] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cru­ciaux pour la psy­cha­na­lyse » (1964–1965), inédit.

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