De quel aujourd’hui s’agit-il lorsque nous parlons de parentalités contemporaines ? De quel contemporain s’agit-il lorsque nous parlons de parentalité ? On peut répondre à cette question de manière descriptive, démographique, ou bien de façon psychanalytique. Du point de vue descriptif d’abord, une étude récente permet de saisir des transformations profondes[1]. Le cas français est certes particulier et ne peut être généralisé à la planète, mais il indique des tendances à l’œuvre globalement. Le point fondamental est l’articulation à la science des modalités de faire famille qui, elles-mêmes ont évolué grâce aux nouvelles libertés ouvertes par les lois sur la parité et l’égalité de genre.
Les progrès de la médecine ont fait augmenter en cinquante ans l’espérance de vie de 11 ans, pour atteindre 82,5 ans avec un écart réduit entre hommes et femmes. Donc la population vieillit. Les moins de 20 ans représentent seulement un quart de la population. Il y a moins d’enfants et ils naissent plus tardivement. L’âge moyen pour les femmes pour avoir le premier bébé a augmenté de 4,5 ans à 28,7 ans en moyenne, et l’indice de fécondité est un peu en baisse – bien que plus élevé que la moyenne européenne. Un tiers des femmes devient mère après trente ans. Ces changements sont dus à la généralisation de la contraception. L’obsolescence de la forme d’union qu’est le mariage traditionnel est plus marquée. Les enfants nés hors mariage sont la majorité avec 58,6%. Ces enfants sont massivement reconnus par les pères, seuls 4% ne le sont pas. La paternité reste donc un instrument juridique qui fonctionne. Il y a moins de mariages, parmi eux beaucoup de remariages et le nombre de divorces est multiplié par 3,5. Par contre, le mariage est complété par d’autres formes d’union qui incluent les couples homosexuels, le pacte civil de solidarité (Pacs) depuis 1999 et le mariage pour tous depuis 2013.
L’articulation de la famille à la science et à de nouvelles fictions juridiques a déplacé les questions sur les enfants et leurs parents. On ne parle plus de famille devant la difficulté à la qualifier, mais de parentalité. La parentalité est, en France, un néologisme de la fin du XXe siècle qui a de nombreux champs d’emploi. C’est un signifiant-maître de notre civilisation. Dans le champ de l’action politique et sociale vers les familles (« aides matérielles et financières à la parentalité »), la parentalité est un équivalent du mot « famille ».
« Dans les lois, du législatif, la parentalité et la coparentalité, sont des termes utilisés dans le domaine du partage juridique de l’autorité parentale. La Commission nationale consultative des droits de l’homme définit la parentalité par ses aspects juridiques, avec les devoirs des parents et leurs droits relatifs à l’autorité parentale et à la filiation.
Dans le champ sociologique il décrit plutôt les nouvelles formes de conjugalités et de vies familiales. C’est donc plutôt au sens de structures familiales qu’il faut alors l’entendre. On parle désormais de famille monoparentale, de famille homoparentale et même de famille pluriparentale dans le cas des familles recomposées. Il peut aussi désigner un mode de filiation (parentalité adoptive…) ou la situation des parents à l’arrivée d’un enfant (parentalité tardive)[2]».
Parent est un statut légal, un statut symbolique. La parentalité déborde le statut. Elle est du côté du réel. Parler de parentalité, c’est ne pas se laisser fasciner par le statut, mais cela revient à mettre l’accent sur l’interaction de l’enfant avec ses parents, dans leur variété.
On pourrait aussi dire que l’enfant d’aujourd’hui naît dans un monde qui n’est plus structuré sur l’a priori de l’amour du père ; avec son double versant si particulier à la construction du rôle du père dans le monde occidental : celui qui est aimé et, dans le même temps, celui qui prive de la jouissance. Cette particularité fragilise d’autant plus sa construction que l’enfant contemporain est confronté aux formes de la jouissance addictive, dont témoigne la clinique. L’enfant est confronté sans médiation à ce qui ne cesse pas de se répéter aussi bien sur le versant du trop-plein que sur celui du vide, comme les addictions qui touchent tous les circuits pulsionnels : l’oral (anorexie/boulimie, junk food, substances), l’anal (rétention/expulsion, agressivité), le scopique (jeux vidéo et écrans) et le vocal (intolérances aux commandements de la loi).
Ajoutons la clinique liée à l’impossibilité d’habiter un corps et de le fixer à une image : tout ce qui est regroupé dans le fourre-tout du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Considérons aussi l’impossibilité à habiter un sexe correspondant au genre assigné. Enfin, il y a toute une série de symptômes difficiles à considérer comme névrotiques sans pour autant pouvoir être qualifiés de psychotiques. Ces nouveaux symptômes définissent une clinique soulignant la fragilité du père. Elle a poussé certains psychanalystes à abandonner son statut aux oubliettes de l’histoire et à se résoudre à la société sans père, diversement qualifiée. Ce n’est pas le cas de Lacan qui a transformé radicalement le statut du père freudien, en abandonnant la référence œdipienne, pour le situer non par rapport à la mère, et l’inceste maternel, mais par rapport à une femme.
Le dépassement du père universel freudien
Dès le début de son œuvre, Freud met au principe le père : « On dit que le prince est le père du peuple. Le père est l’autorité la plus ancienne, la première, il est pour l’enfant l’autorité unique. Tous les autres pouvoirs sociaux se sont développés à partir de cette autorité primitive (à la seule réserve du matriarcat)[3]». Le père est au fondement de Dieu, et de la relation fondamentalement conflictuelle qui lie le sujet à son Dieu. À partir de la tragédie œdipienne, Freud montre le discord irréductible au cœur de toute théorie de la religion : « Ici, comme partout ailleurs, on devait échouer dans la réconciliation de la providence divine et de la responsabilité humaine[4]».
En un sens, dès que Freud a aperçu la place du père comme porteur de l’interdit de l’inceste dans l’économie psychique, il en fait le pivot de la construction de l’édifice aussi bien social que religieux, ce qui est indiscernable en une première approche. C’est son premier mot[5], mais aussi son dernier, puisqu’il le reprend en 1939 dans Moïse et le Monothéisme. L’anthropologie politique de Freud est inséparable de la sécularisation de sa théorie des religions.
Le premier texte formulant une théorie générale de l’organisation sociale est Totem et Tabou. Il énonce une théorie de la religion présentée comme un apport à l’ethnopsychologie (völkerpsychologie)[6]. Il se propose pour cette théorie de « créer un lien entre ethnologues, linguistes, folkloristes, etc., d’une part, et psychanalystes de l’autre[7]». Le dernier chapitre, « Le retour infantile du totémisme », examine les apports des théoriciens des religions les plus solides de l’époque : James Frazer, Salomon Reinach, Émile Durkheim, William Robertson Smith. La grande démonstration totémique débouche sur une théorie générale de la religion :
« Acceptons maintenant comme un état de fait que les deux éléments moteurs, le sentiment de culpabilité du fils et la rébellion filiale ne disparaissent jamais. […] Les efforts du fils pour prendre la place du dieu-père ressortent de plus en plus distinctement. […] Naissent les figures divines d’Atis, d’Adonis, de Tammuz, etc. […] Mais le sentiment de culpabilité qui n’est pas apaisé par ces créations s’exprime dans les mythes qui donnent en apanage à ces jeunes amants de déesses mères une vie courte et un châtiment soit par émasculation, soit qu’ils soient poursuivis par la colère du dieu-père ayant pris une forme animale. […] Il existait une autre voie pour apaiser ce sentiment de culpabilité et ce fut seulement le Christ qui la prit. Il sacrifia sa propre vie, et par cet acte, délivra la troupe des frères du péché originel[8]».
Freud conclut son essai en capitonnant Totem et tabou par le complexe d’Œdipe, définissant ainsi la causalité psychique de l’édifice social : « Au terme de cette enquête que j’ai conduite en abrégeant au maximum, je voudrais donc énoncer le résultat que voici : dans le complexe d’Œdipe, les commencements de la religion, de la morale, de la société et de l’art se rencontrent[9]».
Le père universel est à l’horizon de tout et le complexe d’Œdipe laisse une trace indélébile dans la vie affective. La convergence de l’amour et de la haine sur la même personne est source des transformations étonnantes de ces sentiments qui lient et délient les hommes dans leur vie sociale. Lacan, quant à lui, donne d’abord une version logique de ce père universel, il isole la « fonction paternelle ». Et cette opération est apparue comme une restauration du père, dont la place dans la psychanalyse s’efface à ce moment-là. Le père mythologique de l’interdit de l’inceste œdipien est devenu celui qui dit non à la jouissance, « celui qui dit non, libérant l’enfant de sa sujétion à la mère et à la jouissance que cette relation comporte[10]». Mais ensuite Lacan passe de la fonction du père au père en fonction, au père un par un.
Le père en fonction
Dans un second temps, l’effort de Lacan consiste à penser l’enfant, le lien aux parents et la passion amour-haine en dehors du lien au père universel, qu’il nomme aussi celui de l’éternité. Comme l’a montré J.-A. Miller, il ne s’agit pas pour autant de se passer du père, mais de mettre l’accent sur le père en tant qu’existence particulière. Il a utilisé de façon radicale la disjonction opérée par la logique moderne, qui se sépare de la logique d’Aristote en distinguant la définition d’un terme de son existence. D’un côté, il énonce le paradoxe selon lequel « Tout père est Dieu », qui doit être accompagné de la condition que, dans son existence, aucun père ne soit Dieu. Se vérifie que « Tout père est Dieu » à condition de vérifier l’inexistence d’un tel père. De l’autre côté, il vérifie l’existence du père en tant qu’elle « récuse toute norme, tout standard, tout pour tout x[11]».
Cette mise en tension des deux niveaux fait partie de la bascule radicalement anti-hégélienne de Lacan, du moment où il refuse de réduire les existences particulières à une partie d’un tout. Elle s’énonce radicalement lors de l’unique leçon de son Séminaire des Noms-du-Père : « Toute la dialectique hégélienne est faite pour combler cette faille, et montrer, dans une prestigieuse transmutation, comment l’universel peut arriver à se particulariser par la voie de la scansion de l’Aufhebung[12]».
Ce desserrage se poursuit lorsqu’il entreprend de définir le Nom-du-Père à partir d’une fonction. Le grand avantage d’une fonction est de ne pas définir un tout. Une fonction ne définit que son domaine d’application. De plus, comme la logique moderne considère la question des ensembles infinis, on ne peut jamais dénombrer totalement l’ensemble des cas. La fonction n’est alors définissable que par les réalisations des variables qui constituent son développement. Lacan part alors des cas particuliers pour parler du père. Être un père, c’est être l’un des modèles de réalisation, l’une des valeurs (a, b, c, d) de la fonction P(x). Donc dire : « le père en tant qu’agent de la castration ne peut être que le modèle de la fonction », c’est dire que l’accès que choisit Lacan à la question du père est celui du un par un de ceux qui sont devenus père. Pour définir un père, Lacan parle alors de « père-version[13]», de versions du père, une par une.
« Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect, est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet a qui cause son désir. Mais ce qu’une femme en a-cueille ainsi n’a rien à voir dans la question. Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets a, qui sont les enfants[14]».
Être père donc, c’est avoir eu la perversion particulière de s’attacher aux objets a d’une femme : « Il ne peut être modèle de la fonction qu’à en réaliser le type. Peu importe qu’il ait des symptômes s’il y ajoute celui de la père-versionpaternelle, c’est-à-dire que la cause en soit une femme, qui lui soit acquise pour lui faire des enfants, et que de ceux-ci, qu’il le veuille ou pas, il prenne soin paternel[15]».
Notons le chiasme. En principe, selon la structure du désir masculin, l’homme s’attache aux objets a qui causent son désir à lui. Par exemple, le fétichiste a la perversion particulière de s’attacher au phallus qui manque à la mère en le réalisant dans un fétiche particulier : la chaussure, le « brillant sur le nez[16]», etc. Lacan définit le père à partir d’un fétichisme particulier. Il ne s’agit pas d’un objet qui n’est pas à sa place, qui ex-siste, mais d’un objet qu’une femme a produit. L’enfant est un objet a de la mère. De cet objet a, le père doit prendre un soin particulier que l’on dit paternel. Ce soin le laisse à une place de symptôme. C’est le seul point où un homme peut devenir le symptôme d’une femme, si elle est mère.
Le père pervers se situe au niveau de la particularité du symptôme, de la particularité de sa jouissance : « il est essentiel qu’il ne soit pas Dieu, précisément. Freud avait montré la racine de l’illusion religieuse dans la fonction du père et Lacan au contraire marque le mirage divin qui est à proprement parler mortifère ou psychotisant quand il est supporté par le père. […] La perversion paternelle, c’est précisément que le désir du père soit lié à une femme entre toutes, c’est-à-dire à une femme comme unique. Et c’est dans la mesure où cette unique […] le marque, qu’il s’avère ne pas être Dieu[17]». Dans un monde dans lequel chacun peut devenir père, chacun peut croire pouvoir être une valeur de cette fonction exceptionnelle. Si jamais le « chacun » se prend pour Dieu, pour le gardien des idéaux, ou pour le père de la norme idéale, alors se produit l’effet psychotisant : « n’importe qui atteint la fonction d’exception qu’a le père, on sait avec quel résultat, celui de sa verwerfung dans la plupart des cas par la filiation qu’il engendre, avec le résultat psychotique que j’ai dénoncé[18]».
Ce père-là ne garantit pas l’accès à la jouissance, comme le père-Dieu, dans le modèle freudien, le faisait pour toutes les femmes. C’est bien pour cela que Lacan insiste sur le « sans garantie » selon lequel il s’agit maintenant de faire d’une femme la cause de la perversion paternelle. Par cette monstration particulière, le père peut donner au sujet accès au réel de la jouissance en jeu : « papa, ce n’est pas du tout, forcément, celui qui est – c’est le cas de le dire – le père au sens réel, au sens de l’animalité. Le père, c’est une fonction qui se réfère au réel, et ce n’est pas forcément le vrai du réel. Ça n’empêche pas que le réel du père, c’est absolument fondamental dans l’analyse[19]».
En distinguant le père réel, au sens de l’animalité, c’est-à-dire le père biologique, et en le séparant du père qui « touche au réel », c’est-à-dire à la jouissance, nous avons une indication précieuse sur la place du père dans les familles recomposées ou surcomposées. L’opposition du vrai et du réel résonne ici de façon particulière. L’articulation du vrai et du réel peut s’approcher par le mouvement même de la psychanalyse, qui procède d’abord d’un savoir supposé, celui de l’inconscient. L’analysant y accède par la voie de la vérité, reformulation par Lacan de la règle dite de l’association libre, ce qui veut dire libérée des contraintes du mensonge social. Le résultat est finalement interprété en termes de réel, de jouissance[20].
Le Père du nom et le père réel
Comment toucher au réel de la jouissance ? À l’envers de la voie idéale, Lacan indique, dans le Séminaire … Ou pire, une façon de réaliser le type de la fonction de façon amusante, celle d’« épater [sa] famille[21]». Épater, c’est à la fois produire une sorte d’admiration, faire de l’effet, mais c’est surtout, en jouant sur le terme pater en latin, faire un pas de côté par rapport à l’idéal du pater familias. C’est une opération dans laquelle il s’agit de produire un effet particulier consistant à se tenir à distance de la croyance selon laquelle un père peut être « pour tous » :
« On s’est beaucoup interrogés sur la fonction du pater familias. Il faudrait centrer mieux ce que nous pouvons exiger de la fonction du père. Cette histoire de carence paternelle, qu’est-ce qu’on s’en gargarise ! Il y a une crise, c’est un fait, ce n’est pas tout à fait faux. Bref, l’é‑pater ne nous épate plus. C’est la seule fonction véritablement décisive du père. J’ai déjà marqué que ce n’était pas l’Œdipe, que c’était foutu, que si le père était un législateur, ça donnait comme enfant le président Schreber, rien de plus. Sur n’importe quel plan, le père est celui qui doit épater la famille. Si le père n’épate plus la famille, naturellement on trouvera mieux. Il n’est pas forcé que ce soit le père charnel, il y en a toujours un qui épatera la famille […]. Il y en aura d’autres qui l’épateront[22]».
Voilà une déconnexion supplémentaire entre le « père charnel » et celui qui peut venir « faire type » de père. Indication supplémentaire pour les parentalités. La première indication c’est qu’« épater sa famille » est à l’envers de faire le législateur. Ce n’est pas non plus de vouloir faire l’homme, c’est autre chose. Dans le monde du #Metoo, Lacan note bien que c’est du côté des femmes que se situe à la fois la dénonciation des formes anciennes du machisme et l’appel à des formes nouvelles de masculinité désireuse de la bonne manière : « Si l’homme est tout ce que vous voulez dans le genre virtuose, vire à bâbord, paré à virer, vire ce que tu veux, le viril, c’est du côté de la femme. C’est la seule à y croire. Elle pense. C’est même ce qui la caractérise[23]». À rapprocher de ce qu’il énonce un peu plus loin dans ce même Séminaire : « L’Un fait l’Être comme l’hystérique fait l’homme. […] C’est cela qui supporte une certaine infatuation créativiste[24]».
Il faut alors distinguer dans le père d’une part ce qui relève du nom, et qui est du côté du symbolique, et d’autre part ce qui relève du rapport du père au réel. Cette opposition recoupe la distinction entre la famille comme réelle et le Nom-du-Père comme symbolique. C’est précisément ce que Lacan met en exergue dans sa « Note sur l’enfant », tirant la leçon de l’échec des utopies communautaires des années soixante :
« La fonction de résidu que soutient (et du même coup maintient) la famille conjugale dans l’évolution des sociétés, met en valeur l’irréductible d’une transmission – qui est d’un autre ordre que celle de la vie selon les satisfactions des besoins – mais qui est d’une constitution subjective, impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme. C’est d’après une telle nécessité que se jugent les fonctions de la mère et du père. De la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques. Du père : en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir[25]».
Cette formulation a pu donner lieu à de multiples confusions. En particulier, comme s’il avait ce père, à tout dire sur l’articulation de la Loi et du désir, comme s’il en avait le dernier mot.
Le père d’après le patriarcat
Dans sa conférence de 1975 à l’université de Columbia, Lacan termine sur un point où il accentue le réel du père, comme celui qui n’est pas là pour faire loi ou pour faire sens, mais qui est là pour marquer la place de sa jouissance comme viable : « Le mode d’existence du père tient au réel. C’est le seul cas où le réel est plus fort que le vrai[26]». Ailleurs, dans le discours social, c’est la disjonction entre la jouissance et le « donner du sens » : « Dans ce registre du vrai, quand on y entre, on n’en sort plus. Pour minoriser la vérité comme elle le mérite, il faut être entré dans le discours analytique. Ce que le discours analytique déloge met la vérité à sa place, mais ne l’ébranle pas. Elle est réduite, mais indispensable[27]».
Le père doit se tenir à distance de se prendre pour Dieu ou son représentant dans la famille, et s’en tenir à ses attaches avec le réel. Il se tient à mi-distance, entre deux consistances. C’est ce que Lacan appelle, sur le modèle du « mi-dire[28]» de la vérité, ou du juste milieu, le « mi-dieu » : « Ce dont [une femme] s’occupe c’est d’autres objets a, qui sont les enfants, auprès de qui le père pourtant intervient – exceptionnellement dans le bon cas – pour maintenir dans la répression, dans le juste mi-dieu, la version qui lui est propre de sa père-version. Père-version, seule garantie de sa fonction de père, laquelle est la fonction de symptôme, telle que je l’ai écrite. […] La normalité n’est pas la vertu paternelle par excellence, mais seulement le juste mi-dieu, […] soit le juste non-dit. […] C’est rare qu’il réussisse, ce juste mi-dieu[29]».
Au-delà de la juste répression, c’est le père tyran qui fait de sa jouissance une loi insupportable autant qu’arbitraire. En-deçà, c’est le père sans jouissance particularisée, le père qui se réduit à l’idéal du père de famille, qui varie selon les époques, ce peut être aujourd’hui le père compagnon de jeux. Celui qui fait fonction de père n’écrase pas la famille sous sa jouissance, ni sur sa prétention à avoir accès à la jouissance qu’il faudrait. À lui d’aider les membres de sa famille à dire non à la jouissance sous son aspect mortifère et à dire quelque chose sur une jouissance qui soit viable. Le père n’est pas celui qui peut tout dire, y compris le vrai sur le vrai ou le vrai sur le réel de sa jouissance. Maintenir dans la répression la version de sa jouissance est la condition pour que quelque chose du désir se maintienne, qui serait à déchiffrer entre les lignes de ce qu’il peut énoncer. Dans tous les cas, cette juste répression est le contraire de l’interdit qui ne fait qu’indiquer les voies de la transgression : « Le père, c’est celui qui ne dit pas tout, et qui par-là préserve la possibilité du désir et ne prétend pas recouvrir le réel, c’est-à-dire qu’il ne prétend pas être ontologique[30]». L’ontologie du père ce serait celui/celle qui voudrait donner sens aux rencontres contingentes, dans la parentalité, de chacun avec la jouissance.
Un programme de travail
On dit parfois, qu’il est difficile de donner forme à des problèmes précis dans la psychanalyse, voire de trouver les « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse[31]», comme le dit le titre d’un Séminaire de Lacan, c’est pourquoi je voudrais proposer ici un programme de recherche. Il s’agit de chercher au cas par cas, dans les parentalités d’aujourd’hui et les problèmes cliniques auxquelles ces familles sont confrontées, ce qui fait suffisamment office d’exception côté femme et côté homme pour pouvoir définir ce qui épate la famille. Cherchez-le, sous ces deux versants, féminin et masculin, et vous trouverez ce qui fait office de père dans la configuration des jouissances d’aujourd’hui.
[1] Cf. Pison G., « 1968–2018 : Quatre surprises démographiques en France depuis cinquante ans », Populations & Sociétés, no 553, mars 2018, cité par A.-A. Durand, in « 1968–2018 : espérance de vie, mariage, enfants… ce qui a changé dans la population française », Le Monde, 13 mai 2018, disponible sur internet.
[2] Entrée « Parentalité » dans Wikipédia, l’encyclopédie libre en ligne, disponible sur le site de Wikipédia.
[3] Freud S., L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 192.
[4] Ibid., p. 230.
[5] Freud parle à Fliess dès 1897 de ses premiers aperçus que lui livre sa dite auto-analyse. Dans ses notes à la Standard Édition pour Totem et Tabou, Strachey relève la lettre du 4 juillet 1901 à Fliess où Freud, qui lit les journaux, commente les découvertes de Knossos : « As-tu lu que les Anglais ont exhumé en Crète (à Cnossos) un ancien palais, qu’ils tiennent pour le véritable labyrinthe de Minos ? Il semble que Zeus à l’origine ait été un taureau. De même notre ancien dieu aurait été d’abord vénéré comme taureau, avant la sublimation mise en œuvre par les Perses. Il y a là bien des choses à penser, sur lesquelles on ne peut pas encore écrire. » (Freud S., Lettres à Wilhelm Fliess,1887–1904, Paris, PUF, 2006, p. 562.)
[6] Freud S., Totem et tabou, in Œuvres complètes, vol. XI, Paris, PUF, 1998, p. 189–382.
[7] Ibid., p.193.
[8] Ibid., p. 305.
[9] Ibid., p. 312.
[10] Miller J.-A., « L’outrepasse ou la passe dépassée », Quarto, no 124, mars 2020, p. 10.
[11] Ibid., p. 11.
[12] Lacan J., « Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 74.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, no 3, mai 1975, p. 108
[14] Ibid., p. 107, nous soulignons « respect ».
[15] Ibid., p. 108.
[16] Le terme est celui de l’Homme aux loups : Glanz auf der Nase, traduit par « brillant sur le nez » (Freud S., « Le fétichisme », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 133).
[17] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 6 avril 2011, inédit.
[18] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, op. cit., p. 107.
[19] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Columbia University. Auditorium School of International Affairs. 1er décembre 1975 », Scilicet, no 6/7, 1976, p. 45.
[20] Cf. Miller J.-A., in Lacan J., Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, quatrième de couverture.
[21] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 208.
[22] Ibid.
[23] Ibid., p. 205.
[24] Ibid., p. 222.
[25] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373, nous soulignons.
[26] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Columbia University… », op. cit., p. 45.
[27] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 98.
[28] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 488.
[29] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, op. cit., p. 107–108.
[30] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit., leçon du 6 avril 2011.
[31] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » (1964–1965), inédit.