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Sage comme une image

Marie-Hélène Brousse
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« Tu vas lâcher cet écran ! Je ne te le redi­rai pas ! »

Phrase d’impuissance. Évidemment, car aus­si exas­pé­rés qu’ils soient, les parents le redi­ront et plu­tôt cent fois qu’une. Contre le pou­voir des images, ils ne cessent de se battre : pour les devoirs, le sport, en vacances et durant l’année sco­laire, le matin tôt aus­si bien que le soir tard… En vain.

C’est un fait. Les images ont aujourd’hui gagné la par­tie. Elles l’emportent sur le livre, les jeux du corps et les jeux de socié­té, concur­ren­cés qu’ils sont par les films, les séries, les bandes des­si­nées. Chez les parents aus­si, qui ne vivent plus sans avoir en main ou en poche leur télé­phone por­table, leur tablette, leur ordi­na­teur et qui, depuis le confi­ne­ment, ont décou­vert les avan­tages du télé­tra­vail, sans bou­ger leur corps. L’image a pris le pouvoir.

La réa­li­té la plus quo­ti­dienne a chan­gé de para­digme. La civi­li­sa­tion est deve­nue une civi­li­sa­tion de l’image. Il y avait déjà eu au XVIe siècle une muta­tion de ce type : l’invention de l’imprimerie avait radi­ca­le­ment trans­for­mé le lien social. S’en étaient alors sui­vies des modi­fi­ca­tions à tous les niveaux, poli­tique, éco­no­mique, fami­lial, artis­tique. Le début du XXIe siècle en connaît donc une autre. Posons que par­tout l’image y rem­place la lettre, modi­fiant le dis­cours du maître dans ses dif­fé­rents sec­teurs. Les réseaux sociaux (Facebook, etc.), les sites de ren­contres (Meetic et autres), les échanges com­mer­ciaux (Ebay…) tous reposent sur la mise en cir­cu­la­tion des images. Hier, la méta­phore était domi­nante ; aujourd’hui, la méto­ny­mie l’emporte. Voyez les actrices qui se mobi­lisent pour les jeunes ira­niennes : elles se filment se cou­pant une mèche de che­veux. Et la répres­sion, qui n’était pas mon­trée, devient visible sur tous les médias.

La parole paren­tale, voire les actes paren­taux, ne triom­phe­ront pas dans ce com­bat sans une uti­li­sa­tion dia­lec­tique des images.

Qu’enseigne la psy­cha­na­lyse ? Que l’impuissance ne cède que devant l’impossible. Partons donc de cet impos­sible, celui de s’opposer au triomphe de l’image.

Premier prin­cipe : une déné­ga­tion de l’empire des images ne fait qu’en confor­ter son pou­voir, le ren­dant plus dési­rable encore.

Deuxième prin­cipe : toutes les images ne se valent pas. Choisir, par consé­quent, la dis­cri­mi­na­tion et uti­li­ser la bar­rière du beau comme celle du bien.

Mobiliser l’éthique du désir, dont la racine est une marque sin­gu­lière, contre la puis­sance du mimé­tisme sur laquelle repose en der­nière ins­tance l’image. Pas très ori­gi­nal ce jeu vidéo, voyons les autres.

Troisième prin­cipe : la méto­ny­mie à l’œuvre aujourd’hui a géné­ra­li­sé les jeux de mots dans le dis­cours du maître. Prenons un exemple banal par­mi tant d’autres ; une chaîne de bou­lan­ge­rie a choi­si le nom sui­vant : L’amie câline – L’amie à la place de la mie.

Lacan, le 2 décembre 1975, don­nant une confé­rence au Massachusetts Institute of Technology, réduit à n’être que deux les assises de la psy­cha­na­lyse : le corps et la parole, c’est-à-dire l’adoration pour la pure et simple image du corps[1] et la « par­lote[2]», dont la logique est cir­cu­laire – « cercle vicieux[3]», évi­dem­ment.

Comment s’en extraire ? Lacan choi­sit l’équivoque, sous ses deux formes : la poé­sie et le mal­en­ten­du. Ce n’est qu’ainsi qu’on pour­ra sai­sir ce qui fait bous­sole pour l’enfant, cette marque sin­gu­lière qui lui échappe, mais le com­mande sans qu’il le sache, aspi­ré qu’il est par l’image qui le fas­cine. Cette marque incons­ciente, que ni l’enfant ni ses parents – ceux dont pour­tant il la tient – ne connaissent, oriente l’enfant à son insu dans la jungle des images, qu’elles soient vir­tuelles, et réelles ou aug­men­tées. C’est pour­quoi, dans le monde des images, il devient lui-même sage comme une image.

Imaginaire-ment, oui, mais il n’y a d’autre véri­té que trompeuse.

[1]Cf. Lacan J., « Conférences et entre­tiens dans des uni­ver­si­tés nord-américaines », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 54 : « Cette appa­rence du corps humain, les hommes l’adorent. Ils adorent en somme une pure et simple image. »

[2]Ibid., p. 45 & 49.

[3]Ibid., p. 55.

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