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L’état civil en question

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Entretien avec Catherine Lacaze-Paule, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse.

« Retirez mon sexe de votre état civil ! » pouvait-on lire dès 2014 sur une pan­carte lors d’une mani­fes­ta­tion du col­lec­tif Existrans qui deman­dait un chan­ge­ment pos­sible, libre et gra­tuit, de la men­tion de sexe sur l’état civil[1]. En 2016, un article de loi a en effet été intro­duit dans le Code civil fran­çais pour per­mettre sa modi­fi­ca­tion gra­tuite pour toute per­sonne majeure ou mineure éman­ci­pée qui peut démon­trer devant le tri­bu­nal que « le sexe indi­qué sur [son] état-civil ne cor­res­pond pas à celui de [sa] vie sociale[2]».

Dans son livre Déprivilégier le genre, paru en 2021, Arnaud Alessandrin appelle à  « dés­éta­ti­ser le genre[3]», pre­nant appui sur l’exemple des Pays-Bas, où  la men­tion du sexe est d’ores et déjà jugée « inutile[4]» par la Ministre de l’éducation, de la culture et de la science, qui demande, dans une lettre adres­sée au par­le­ment en 2020, à ce que toute men­tion de sexe ou de genre sur la carte d’identité soit sup­pri­mée à par­tir de 2024 ou 2025. La men­tion res­te­rait cepen­dant ins­crite sur les pas­se­ports par une obli­ga­tion éma­nant de l’Union Européenne. Mais d’autres pays de l’UE envi­sagent ou pro­jettent sa sup­pres­sion sur les docu­ments d’identité de leurs citoyens res­pec­tifs, comme la Belgique et l’Espagne.

Catherine Lacaze-Paule s’est sai­sie de cette ques­tion lors d’une émis­sion de Studio Lacan[5], menée avec Gil Caroz, où elle inter­roge A. Alessandrin[6], sur cette volon­té, pour « dés­éta­ti­ser le genre », de « dés­éta­ti­ser l’état civil ». Il répond à par­tir de ce qu’il estime être un fait de base, démon­tré par les sta­tis­tiques : les jeunes « se dégé­ni­ta­lisent », et il en tire la consé­quence sui­vante : il n’y a « plus besoin d’avoir un sexe pour avoir un genre ».

À le suivre, c’est l’état civil qui est en ques­tion : « jusqu’où l’état civil peut-il impo­ser une bina­ri­té […] là où les expé­riences des indi­vi­dus aujourd’hui débordent de ces caté­go­ries ? ». Les expé­riences connaissent en effet une expan­sion et une diver­si­fi­ca­tion inédites à la mesure de la libé­ra­tion des mœurs et des pos­si­bi­li­tés de jouis­sance. La psy­cha­na­lyse est témoin de tou­jours de la sin­gu­la­ri­té de la jouis­sance, aus­si diverse que celle des sujets.

Mais on entend aus­si dans sa reven­di­ca­tion : « plus besoin d’avoir un sexe » : cette décla­ra­tion est une visée idéale dont le pré­sup­po­sé fait ques­tion. Elle relève d’un des dénis contem­po­rains de l’inconscient que les pro­chaines jour­nées de l’École de la Cause freu­dienne[7] mettent à l’étude. Pourrait-on renon­cer à être sexué ?

Nous avons inter­ro­gé Catherine Lacaze-Paule pour nous éclai­rer sur les ques­tions qui s’en sont trou­vées ouvertes.

Corrélations

 — L’état civil, selon la défi­ni­tion du Larousse, « désigne à la fois l’ensemble des qua­li­tés et des évé­ne­ments qui dif­fé­ren­cient une per­sonne d’une autre dans la socié­té et le ser­vice public char­gé de les enre­gis­trer[8]». En quoi la ques­tion actuelle du genre porterait-elle, ou non, atteinte au sexe bio­lo­gique enre­gis­tré à l’état-civil ?

Catherine Lacaze-Paule : Pour répondre à cette pre­mière ques­tion, j’indiquerais que l’état civil porte sur des don­nées simples et limi­tées. Concernant les pré­noms et le nom propre, rele­vons que le nom de famille peut, depuis le 1er juillet 2022, deve­nir, sur simple demande, celui de la mère et/ou du père, dans l’ordre du choix du requé­rant majeur[9]. La date, le lieu de nais­sance et le sexe sont l’objet d’une attes­ta­tion médi­cale, néces­saire à enre­gis­trer la décla­ra­tion obli­ga­toire de nais­sance. Le sexe ins­crit sur l’acte de nais­sance et autres docu­ments d’état civil est celui déter­mi­né par un méde­cin ou une sage-femme.

En 2014, en France, les reven­di­ca­tions LGBTQIA+ por­taient sur le chan­ge­ment à l’état civil sans modi­fi­ca­tion médi­cale, sans les prises d’hormones ni les opé­ra­tions sur le corps qui accom­pagnent une tran­si­tion, au motif de la pos­si­bi­li­té de chan­ger de sexe en fonc­tion de son genre, et non selon ses organes. Il s’agissait alors d’affirmer que le genre n’est pas cor­ré­la­tif des organes bio­lo­giques. Le modèle argen­tin d’un chan­ge­ment décla­ra­tif était l’exemple à suivre. Pouvoir chan­ger de sexe par la voie de la démarche décla­ra­tive, et non de trans­for­ma­tions cor­po­relles, sem­blait la solu­tion la plus souple. Cette démarche se devait gra­tuite et facile à réa­li­ser par un offi­cier d’état civil. Le fait que l’annonce d’un tel chan­ge­ment aux Pays-Bas, comme vous le men­tion­nez, émane du minis­tère de l’éducation, de la culture et de la science et non du minis­tère de la jus­tice est déjà une inter­pré­ta­tion de l’enjeu de cette ques­tion, celle d’une démé­di­ca­li­sa­tion et une déjudiciarisation.

L’Autre contrôle

Mais comme vous le notez aus­si, et déjà à l’époque, cer­tains mili­tants avaient une autre visée, celle de dés­éta­ti­ser, débi­na­ri­ser, dégé­ni­ta­li­ser et exa­cer­ber le genre[10]. Ce que le slo­gan de 2014 que vous avez rele­vé – « reti­rez votre sexe de mon état civil » – noti­fiait entre humour et iro­nie, c’est que toute inter­ven­tion de l’État peut être res­sen­tie comme une ingé­rence, une intru­sion, une domi­na­tion (phal­lique et donc patriar­cale). Comment le com­prendre ? Il me semble que ce n’est pas seule­ment un refus de tout ce qui vient de l’Autre, ici l’Autre social et l’Autre de la loi, soit refu­sé, mais que tout ce qui vient de l’Autre fait/est une vio­lence, une intru­sion. L’état civil est décrit « comme un moyen de contrôle de l’État », indique le site d’une asso­cia­tion trans[11]. Ainsi peut-on sai­sir que ce n’est pas seule­ment l’assignation qui est refu­sée, reje­tée, c’est l’Autre lui-même en tant que contrôle.

Vers l’homme sans qualités

Alors, si l’on pousse cette logique un peu plus loin, le lieu de nais­sance, la date, toutes ces dis­tinc­tions de l’Autre peuvent être contes­tables et contes­tées. L’origine du lieu de nais­sance peut être consi­dé­rée comme marque d’infamie ou de pri­vi­lège, l’âge peut n’être pas éprou­vé en confor­mi­té avec le vécu émo­tion­nel, etc. On voit poindre plu­sieurs effets si l’État est exclu de toute pré­ro­ga­tive d’établir « des qua­li­tés et évé­ne­ments qui dif­fé­ren­cient une per­sonne d’une autre », les don­nées de l’état civil comme le défi­nit le Larousse. Retirer les qua­li­tés de l’état civil pour ces rai­sons, c’est abon­der l’amalgame qui tend à confondre le sujet avec le signi­fiant qui le repré­sente. La mino­ri­té mili­tante impose, à la majo­ri­té plu­tôt com­plai­sante, la tor­sion, le ren­ver­se­ment qui consiste à faire pas­ser l’intime comme prin­cipe direc­teur et orien­ta­tion majeure, de façon plus impor­tante que le col­lec­tif, le com­mun. L’émotion éprou­vée vient à la place de la nomi­na­tion symbolique.

De plus, il semble que la pro­mo­tion de « l’homme sans qua­li­tés », qu’une mino­ri­té mili­tante insuffle dans le sillon du dis­cours de la science, fait la place à la bio­mé­trie et aux recon­nais­sances faciales, sans parole ni lan­gage autre que la puis­sance du loga­rithme, expo­sant, accen­tuant le corps bio­lo­gique comme réfé­rant d’identité. C’est une nou­velle assi­gna­tion sans dis­cours, mais por­tant à la racine du corps.

Se déterminer n’est pas s’autodéterminer

 — Quels sont, selon vous, les enjeux de l’état-civil pour les enfants ?

CLP : Pour les psy­cha­na­lystes, l’enfant n’est pas un adulte minia­ture, et ne sau­rait être réduit à un citoyen de plein droit, car il y va de l’épanouissement des enfants que les adultes répondent de lui et pour lui, un cer­tain temps. Il y a une condi­tion propre à l’enfant qui néces­site qu’on lui laisse le temps d’éprouver ses expé­riences, ces atta­che­ments et déta­che­ments, le temps des rêves et des fan­tasmes, des iden­ti­fi­ca­tions et de ces rema­nie­ments. Ce temps-là ne se décrète pas, il se prend, se tra­verse. L’enfance est le temps des pre­mières fois.

Se déter­mi­ner n’est pas l’équivalent de s’autodéterminer.

Il est néces­saire que l’enfant trouve appui sur l’Autre, sur les autres, et qu’il puisse rece­voir une déter­mi­na­tion signi­fiante pour se déter­mi­ner. C’est dans la confron­ta­tion avec le désir de l’Autre, la façon dont l’Autre met en jeu son désir (sa demande et sa jouis­sance) que l’enfant peut trou­ver dans cette réponse énig­ma­tique à déchif­frer une ques­tion pour lui, savoir s’il veut ce qu’il désire. Or dés­éta­ti­ser le sexe, et sa visée de désen­ga­ger les parents de la ques­tion de la dif­fé­rence sexuelle, conduit à l’illusion d’une auto­dé­ter­mi­na­tion de l’enfant. Illusion que la place impor­tante de la com­mu­nau­té trans, sup­plan­tant l’Autre paren­tal, montre bien.

Un pousse au désistement

De plus, ce vœu de dés­éta­ti­sa­tion, ce vou­loir éli­mi­ner toute réfé­rence à la marque du sexuel et sa dif­fé­rence est un écra­se­ment du désir sous l’énoncé, c’est consi­dé­rer le sexe homme/femme comme un énon­cé cou­pé de l’énonciation, un énon­cé com­blant l’écart entre ce que je dis et le fait que je le dise. Pourtant la chose ne se confond pas avec sa nomi­na­tion, pas plus que l’être avec l’existence.

Cette illu­sion consi­dère le désir comme sui gene­ris et non comme venant de l’Autre. L’enjeu de la perte de la dis­tinc­tion par l’état civil est de faire croire que l’enfant détien­drait sa propre véri­té. De sa bouche sort tou­jours la véri­té, comme dit l’adage – véri­table « exi­gence de cré­du­li­té géné­ra­li­sée[12]» en la parole de l’enfant aujourd’hui, note Ève Miller-Rose. En effet, ce que dit le pro­verbe est que l’enfant est por­teur, trans­met­teur d’une véri­té qui consiste, non pas dans son énon­cé, mais dans l’énigme de son énon­cia­tion. Cette véri­té s’interprète. Qu’il revienne à l’enfant la charge de se nom­mer, de s’autodéterminer pousse au désis­te­ment tant de l’État que des parents. Le désis­te­ment est un renon­ce­ment à occu­per la charge du désir de nom­mer. Pour le parent, c’est se désis­ter de l’inconscient en tant que dis­cours et désir de l’Autre, Autre qui ne sait rien de ce que l’enfant en fera et com­ment il l’interprètera à son tour, car il convient de dis­tin­guer l’être et ses pré­di­ca­tions de l’ex-sistence.

L’exacerbation du privilège

Croyant renon­cer au pri­vi­lège du sexe et à ses domi­na­tions sup­po­sées et réelles, c’est peut-être encore davan­tage l’exacerbation des pri­vi­lèges de la jouis­sance aux com­mandes qui se fera alors sentir.

Dans un texte inti­tu­lé « Un diver­tis­se­ment sur le pri­vi­lège », Jacques-Alain Miller, lisant Jacques Lacan, démon­trait com­ment le pri­vi­lège est une fic­tion qui enra­cine la jouis­sance dans le corps. Vouloir chan­ger cette fic­tion est une chose et, à cet égard, le signi­fiant trans est une fic­tion par­ti­cu­lière. En revanche, pro­mou­voir la posi­tion cynique « qui met la valeur sur la jouis­sance de l’Un et qui dit au revoir à l’Autre » par un « ôte-toi de mon soleil[13]», c’est une ten­ta­tive de faire taire l’Autre au pro­fit de l’Un.

La psy­cha­na­lyse pro­pose de ne lâcher ni sur l’Un ni sur l’Autre, jus­te­ment parce qu’ils sont sans rap­port et que l’Autre n’ex-siste pas.

[1] Cf. sup­plé­ment du Nouvel Obs, 2014, dis­po­nible en ligne.

[2] Ministère de l’intérieur, Mes démarches à por­tée de clics, « Changement de sexe », dis­po­nible en ligne.

[3] Alessandrin A., Déprivilégier le genre. Faire contre et être (tout) contre le genre, Double ponc­tua­tion, 2021, p. 78.

[4] « Aux Pays-Bas, le genre ne sera plus men­tion­né sur la carte d’identité », Le Monde, 4 juillet 2020, dis­po­nible en ligne.

[5] Émission de Studio Lacan du 5 février 2022, dis­po­nible en ligne.

[6] Bulletin offi­ciel de l’Éducation natio­nale, de la jeu­nesse et des sports, Circulaire du 29 sep­tembre 2021, « Pour une meilleure prise en compte des ques­tions rela­tives à l’i­den­ti­té de genre en milieu sco­laire », dis­po­nible en ligne.

[7] Les 52èmes Journées de l’École de la Cause freu­dienne, les 19 et 20 novembre 2022, sous le titre « Je suis ce que je dis. Dénis contem­po­rains de l’inconscient », dis­po­nible en ligne.

[8] Larousse, dis­po­nible en ligne.

[9] Direction de l’in­for­ma­tion légale et admi­nis­tra­tive (Premier ministre), « Changer de nom de famille sera plus simple à par­tir du 1er juillet 2022 », 13 juin 2022,

dis­po­nible en ligne

[10] Alessandrin A., op. cit.

7 Association natio­nale trans­genre, « Le chan­ge­ment d’état civil », dis­po­nible en ligne.

[12] Miller-Rose È., « L’enfant trans et ses énon­cés », in La Sexuation des enfants, H. Damase, L. Sokolowsky et D. Roy (s/dir.), Navarin, coll., Institut psy­cha­na­ly­tique de l’enfant du Champ freu­dien, 2021, p.149.

[13] Miller J.-A., « Un diver­tis­se­ment sur le pri­vi­lège », La Cause freu­dienne, n° 65, 2007, p. 171.

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