Les jeunes sujets contemporains qui viennent rencontrer un(e) psychologue ou un(e) psychanalyste en consultation, en cabinet ou en institution, mettent plus souvent que jamais en exergue, que l’anatomie ne fait pas le destin[2] : « il y a possibilité́ toujours d’un dire que non au déterminisme ou au destin anatomique au prix de se refaire un autre corps qui démente la nature ».[3] L’accent porté sur l’écart entre l’identification sexuée et le corps que l’on a, engendre un bouleversement des problématiques sexuelles qui s’éprouve comme un tumulte à l’adolescence. Cette béance structurelle qui maintient tout être parlant dans un rapport dérangé à son corps fait résonner ce noyau réel propre à chacun, comme insaisissable. En effet, « dans l’inconscient, il n’y a pas d’identité femme et d’identité homme. Ce qui y règne […] : le désir. C’est le désir qui articule les sexes »[4]. Comment faire avec le corps anatomique dont le sujet est doté à la naissance et le destin qu’il trouvera à lui donner ?
A la puberté, le jeune sujet se trouve confronté aux perturbations internes liées à la poussée hormonale qui entraînent des modifications de l’image du corps propre qui se sexualise. Le corps du jeune garçon se transforme en corps de jeune homme et celui de la jeune fille en corps de jeune femme… Cependant, bien que ces transformations à caractères sexuels secondaires deviennent visibles, elles ne donnent pas pour autant la réponse à la question du sexe, plus précisément à la question de « l’être sexué » fondamentalement liée à notre condition d’être parlant. Au-delà de l’identification sexuée – s’identifier au jeune homme ou à la jeune femme ou autre – la question de l’orientation sexuelle se pose à l’adolescence dans la rencontre avec le partenaire. Si la rencontre avec l’autre est déterminante dans le tissage des liens de désir et d’amour à venir, l’adolescent s’y éprouve par la mise en jeu de son propre corps qui le confronte à l’énigme de sa position sexuée. Les jeunes que nous recevons aujourd’hui témoignent de cette fragmentation entre l’identification sexuée et la mise en jeu du désir et de l’amour dans leurs relations à l’Autre. En effet, une jeune fille peut s’identifier à une fille ayant du désir pour une fille tout en aimant un garçon…
Le temps-pour-comprendre[5]
Dans cette perspective, la puberté constitue une délicate transition. Ce moment de transition pose la question du choix de l’orientation sexuelle du sujet dans sa vie et sollicite une réponse, un savoir faire avec sa pensée, son corps et avec l’Autre, qui implique un temps-pour-comprendre lui permettant de se situer dans les discours de son temps. Ce temps-pour-comprendre entre l’instant de voir et le moment de conclure s’appuie sur une logique propre à la temporalité subjective de chacun lui permettant de se déterminer.
Nous assistons à un changement d’époque marqué par les effets du déclin du Père dans les modalités du lien social. La fonction paternelle n’opère plus comme unique boussole pour s’orienter dans la vie. Les semblants vacillent et ce qui peut faire repère se pluralise. Ce qui a pour conséquence d’ouvrir sur une parole dans l’espace public où la dimension du réel du sexe s’impose en faveur d’une multiplication des revendications idéologiques et identitaires. Cette mouvance identitaire LGBTQIA+ dont s’empare les médias vise à promouvoir la suprématie du sujet du droit sur le sujet de la parole en faisant valoir un sujet identique à lui-même qui, du fait de se déclarer comme appartenant à telle ou telle identité de genre n’a pas à être interprété, ni interrogé. Cette autodétermination dans sa forme déclarative et affirmative ne s’articule pas toujours avec l’Autre de la différence. Elle peut faire barrage, à celui qui parle comme tel, à une ouverture sur un savoir sur lui-même qui lui échappe et a pour effet de réduire le sujet à son corps.
Cette tendance à dissoudre la subjectivité dans un Tout identitaire ou un Tout biologique du corps, émancipé de toute interprétation possible constitue un enjeu crucial de société.
En effet, l’émergence de la science dans ces nouveaux discours, favorisant l’accès aux interventions sur le corps, peut favoriser des réponses immédiates qui ne respectent pas toujours le temps-pour-comprendre propre à l’expérience de la parole.
S’inscrivant ainsi dans ce double mouvement social et politique, les discours sur l’identité de genre peuvent alimenter la confusion entre la lutte contre les discriminations et le traitement du mal être.[6]La plupart des pays européens se sont mis au pas de ce mouvement en témoignant d’une volonté politique de légiférer en faveur du droit au changement de sexe avant la majorité, le dernier en date est l’Espagne[7].
Cette mouvance n’est pas sans interroger les praticiens quant au sort qui est réservé à la causalité psychique et à l’élaboration subjective du mal être des jeunes sujets.
Se déterminer n’est pas l’équivalent de s’autodéterminer
Dans ce contexte, nous faisons le constat que l’essor du numérique favorisant l’accès direct au savoir, a profondément modifié les conditions d’accès au savoir autrefois déposé chez les adultes. Bien qu’il ne s’agisse pas pour autant de reculer devant ce phénomène d’émancipation du savoir, nous en repérons les incidences dans les modifications du rapport à l’Autre. Les jeunes qui se questionnent à la puberté peuvent désormais obtenir des réponses immédiates sur internet sans en passer par la demande à l’Autre parental, ainsi destitué de son rôle de médiateur. Ce savoir ainsi surexposé sans médiation se présente comme un savoir certain qui prétend dissiper tout malentendu pourtant inhérent à la rencontre avec le désir de l’Autre. Les « responsabiliser » précocement ainsi, au même titre que « des citoyens de plein droit »[8]n’est pas sans incidences.
Or, « il y va de l’épanouissement des enfants que les adultes répondent de lui et pour lui, un certain temps. Il y a une condition propre à l’enfant qui nécessite qu’on lui laisse le temps d’éprouver ses expériences, ses attachements et détachements, le temps des rêves et des fantasmes, des identifications et de ces remaniements, ce temps-là ne se décrète pas, il se prend, se traverse. L’enfance puis l’adolescence sont le temps des premières fois. Se déterminer n’est pas l’équivalent de s’autodéterminer. Il est nécessaire que l’adolescent prenne appui sur les autres pour en recevoir une détermination signifiante à partir de laquelle il pourra construire ses choix. »[9]
Ce qui se dit n’est pas toujours ce qu’on veut dire
L’expérience analytique nous enseigne que, ce qui se dit n’est pas toujours, ce qu’on veut dire et que cet écart structurel confronte le sujet à l’impossible de Tout dire. Cet écart n’est pas de l’ordre d’un déficit à corriger ou à évacuer, il est de structure. En tenir compte, c’est se situer dans une écoute qui ne cherche pas à le dissiper d’emblée. C’est aussi s’orienter dans sa pratique à partir d’une éthique du bien dire qui relève de la singularité propre à la question de chacun.
C’est pourquoi, accueillir les questionnements des adolescents sans idées préconçues ne peut que procéder d’une pratique de l’écoute qui prend en compte cette faille structurelle du sujet ainsi que le malentendu inhérent à l’expérience de la parole. Du fait qu’il a un corps et qu’il parle, l’être parlant a un rapport disharmonique à son corps. Tenant compte de cet exil subjectif comme structurel du malaise dans la civilisation, l’écoute orientée par le discours analytique s’attache à préserver la valeur subjectivante et historisante de la parole dont le ressort inventif implique nécessairement la logique d’un temps-pour-comprendre.
Face à la différence des sexes, l’être parlant, quel que soit son sexe anatomique, a à inventer sa solution, en raison de l’impossible qu’il y a à dire le sexe. Confronté au débordement de jouissance éprouvé dans le corps, l’énigme du sexe qui se pose à l’adolescence peut ainsi produire de l’angoisse, de l’excitation, du rejet voir de la perplexité. Dans notre contexte de perte des repères traditionnels, le recours à un Autre qui fasse place à un dire sur le corps, est crucial. Si les discours prônant les identités de genre peuvent apparaître comme des réponses voir des solutions à l’énigme que posent les questions sexuelles, nous constatons bien souvent dans nos consultations que ces réponses ne sont pas résolutives du malaise subjectif qui les sous-tend.
« Avoir un corps » ce n’est pas l’être
Bien qu’à la naissance nous soyons accueillis comme êtres sexués à partir de la distinction anatomique entre les 2 sexes, fille ou garçon, chaque être se heurte à tout âge à « ce que signifie […] « être d’un sexe » en étant confronté au fait qu’il y en a 2. »[10]
Ainsi, « Avoir un corps », ce n’est pas l’être. Le corps ne se confond pas avec l’organisme dominé par les besoins. La prématuration physique et psychique de l’enfant à la naissance nécessite l’intervention de l’Autre et se faisant, l’inscrit dans la relation à l’Autre. Dès lors, l’avènement du corps en tant que sexué se constitue dans la rencontre avec le désir de l’Autre. Cette rencontre est celle des premiers échanges avec la mère ou toute personne qui prodigue les premiers soins par la médiation du corps pulsionnel de l’enfant. Ces premiers liens, via le corps, avec l’Autre incarné par la mère ou son faisant fonction, conditionnent ses liens de désirs et d’amour à venir.
Ainsi, à la naissance, le corps de l’enfant porte la première marque symbolique reçue par l’Autre à partir de la distinction fille ou garçon. De même, l’assomption de l’image du corps propre est rendue possible par la rencontre avec l’image de l’Autre. Ainsi, c’est à partir des identifications aux traits de l’Autre, dans ses dimensions de semblants masculins et féminins, que le sujet pourra prendre position dans le fait de reconnaître l’Autre sexué, se reconnaître sexué et en venir à se reconnaître d’un sexe.
Un lien de désir
Dans cette perspective, ce qui donne au réel du corps, c’est-à-dire le corps traversé par les pulsions, sa dimension de corps vivant, c’est la fonction phallique liée au langage.
Le phallus signifie qu’il y a un manque fondamental du fait qu’on parle et qu’on a un corps. Le corps est le support à partir duquel l’enfant va se constituer comme être sexué en lien avec le désir de l’Autre. Les premiers liens d’attachement de l’enfant conditionnent la possibilité pour l’enfant d’émerger comme être parlant et sexué. Ainsi mise en jeu à partir du désir de l’Autre, la fonction phallique permet à l’enfant de s’inscrire comme être sexué dans le langage. Cet opérateur phallique qui a une fonction régulatrice des poussées pulsionnelles qui traversent le corps, permet à l’enfant de substituer les objets du besoin en objets de la demande reconnus par l’Autre. En tant qu’être parlant pris dans le désir de l’Autre, l’enfant est ainsi porteur d’un corps marqué par les mots qui lui ont été dits. C’est à partir de son interprétation singulière des paroles entendues, dont la résonnance conditionnera ses liens de jouissance à venir, que l’enfant pourra se déterminer dans sa position sexuée.
Ce moment de prise de position subjective marqué par la séparation d’avec les objets de satisfaction de l’enfance, ses modalités de jouissance et d’amour en lien avec les fonctions de père et de mère, est particulièrement symptomatique à l’adolescence. La sortie de l’enfance est ce moment de l’entrée en scène des nouveaux objets du désir, de la rencontre avec le corps de l’Autre et de la différenciation sexuelle. Cette délicate transition constitue une prise de risque qui interroge l’adolescent quant à la mise en jeu de sa propre jouissance dans son rapport à l’Autre, à partir de laquelle il aura à se déterminer dans le choix de sa position sexuée.
La sexuation : une logique de choix de jouissance, au-delà du genre
La sexuation[11], est un néologisme inventé par Lacan, pour définir une logique qui se rapporte aux modalités de jouissances dites masculine ou féminine au-delà de la question du genre.
En effet, pour tout être en tant qu’il parle, la question du choix de sa position sexuée se pose à partir du phallus et de la logique de jouissance qui en découle. La jouissance dite masculine est celle qui se rapporte au phallus, la jouissance dite féminine est celle qui n’est pas-toute conditionnée par le phallus . Quel que soit son sexe anatomique, le sujet a à faire au phallus. La conséquence en est une perte- appelée castration- qui se présente comme un manque qui est à l’origine du désir.
A partir de là, comment appréhender la distinction sexuelle si elle ne s’appuie pas sur l’anatomie ?
La fonction phallique est ici déterminante dans les choix sexués selon si elle opère à partir de la logique du « tout » ou du « pas-tout ». La logique du tout se rapporte à l’universel de la fonction phallique qui soumet tous les hommes à la castration et limite leur accès à la jouissance. C’est la part dite homme de la sexuation. La logique du pas-tout est celle de la part dite femme en tant qu’elles ne sont pas tout entières prises dans la fonction phallique. La jouissance qui en découle dite supplémentaire n’est pas limitée par le phallus.
Fondamentalement, dans ses expériences de jouissance, c’est sa propre jouissance, celle qui traverse son corps, que l’enfant éprouve comme une altérité. A cet égard, l’éprouvé du corps propre est vécu comme une effraction dont la signification échappe et apparaît dans sa dimension, heteros, intimement étrangère. C’est à partir de cette dimension heteros de l’éprouvé de sa propre jouissance que le sujet appréhende la rencontre avec la différence sexuelle.
La sexuation est ainsi à concevoir comme une modalité de jouissance qui relève d’un choix inconscient qui consiste à s’inscrire comme être sexué sous le régime phallique ou pas. Ce qui est important à saisir, c’est que, dès lors qu’il y a le langage, il y a une séparation fondamentale entre le choix d’une modalité de jouissance de laquelle découlent les identifications sexuées et le corps que l’on a.
Nous saisissons ainsi, que dès l’enfance, filles et garçons se confrontent à l’existence d’une logique de jouissance sexuelle par rapport à laquelle chaque être a à prendre position. Prendre position n’est pas de l’ordre d’une auto-détermination qui correspondrait à une identité. Le fait de se reconnaître garçon ou fille indépendamment de l’anatomie, pose la question du choix sexué à partir de l’inscription primordiale du sujet dans la fonction phallique : « Cela prend la forme subjective d’une prise de position : soit soutenir cette logique, s’y soumettre, ou bien, la nier, la dénoncer, crier à l’injustice et se révolter. »[12]
Une pratique à l’écoute d’une solution singulière
Le cas d’Elisa, jeune fille de 14 ans reçue par notre collègue psychologue[13] montre comment, un travail subtil a pu s’engager, suite à la demande de ses parents, auxquels elle avait adressé une lettre leur annonçant sa décision de changer de sexe. Après avoir pris le temps de recevoir les parents seuls avant de recevoir la jeune fille, Nathalie Crame a tout d’abord fait le choix d’entendre la demande de la mère bouleversée par l’annonce de sa fille et effarée par la façon dont s’est déroulé un premier entretien avec un psychologue d’une association de soutien et défense des droits des personnes transgenres ou fluides ou intersexes – celui-ci dit-elle, s’est adressé uniquement à la jeune fille et a d’emblée proposé une réponse à son malaise en planifiant pour elle des rendez-vous chez le spécialiste pour prescription des bloqueurs de puberté.
En recevant les parents, la mère a pu exprimer son angoisse et l’impact de celle-ci dans la famille. En impasse, face au refus de sa fille de dialoguer, cette mère a souhaité s’adresser à une psychologue « neutre » pour tenter d’ouvrir le dialogue avec sa fille.
Que faire ? que dire ? sont les questions qu’adresse cette mère à la psychologue.
Les parents que nous recevons expriment cette difficulté quand ils sont confrontés à cette décision de leur enfant, avancée comme une solution résolutive du malaise. Néanmoins, alertée par la lettre de sa fille comme seul recours pour dire, la mère de la jeune fille a su s’en saisir dans son adresse au psychologue.
La réponse du premier psychologue, lui-même transgenre, appréhendant la parole de l’adolescente au pied de la lettre, parce qu’elle dit, ça veut dire qu’elle est ce qu’elle dit, a contribué à renforcer la confusion entre ce qui se dit, pris comme une certitude, et la question de l’être, en impasse. En la propulsant immédiatement dans un parcours spécialisé prompt à intervenir sur le corps, il s’est placé du côté de celui qui sait pour elle et a ainsi court-circuité toute énonciation possible.
Pourtant, faire accueil à cette décision, c’est avant tout faire l’offre d’un espace de parole qui permette à l’adolescente de savoir ce que recouvre cette déclaration, de la considérer à partir du point où elle en est dans ses questionnements sur sa position sexuée et dans son rapport à l’Autre.
Considérer cette déclaration sans dialectique en la coupant de toute référence à l’Autre parental, à ce qui constitue son univers relationnel, ses attachements ou ses détachements, peut aggraver la rupture des liens du sujet. Cette tendance à isoler le sujet dans son auto-détermination est un « pousse au désistement » [14] des parents.
Le choix sexué de l’adolescent ne peut se construire sans un appui sur le désir de l’Autre. Un Autre qui occupe la place de celui qui prend à sa charge de répondre aux questions qui lui sont adressées. Un Autre qui ouvre sur la possibilité de nommer ce qui ne peut pas toujours se dire. Un Autre qui ne dispose pas d’un savoir sur le sujet, qui l’assigne, mais qui se situe dans le registre d’un dire qui nomme ce qui fait énigme et l’accompagne dans son élaboration.
Ainsi, entendre les questionnements des adultes qui entourent l’adolescent, y faire accueil ne fait pas barrage à la parole de l’adolescent concerné.
A contrario dans le cas d’Elisa, avoir considéré cette adresse parentale au psychologue, comme un appel à un Autre qui peut entendre ce qui confronte la famille à l’impasse mise à jour par l’angoisse maternelle, a été déterminant pour la poursuite du suivi.
En effet, en recevant la jeune fille séparément dans un second temps, la psychologue a pu se faire partenaire du sujet en créant ainsi les conditions d’un espace de parole où l’adolescente a pu être entendue.
A la question que pose d’emblée l’adolescente à la psychologue : « pourquoi mes parents veulent que je voie un psy ? » La formulation de la psychologue en guise de réponse : « c’est à vous de savoir pourquoi » a orienté le sujet sur la voie d’un savoir encore ignoré sur elle-même, et la responsabilité de la réponse lui a été restituée dans l’adresse à l’Autre.
Elle peut dire alors à la psychologue comment dans la solitude de son malaise informulable, elle a trouvé sur internet un mot pour le nommer « dysphorie de genre ». Le travail a pu s’engager à cette condition, à partir de ce dire adressé et entendu dans sa singularité. En effet, cette jeune fille rêve d’un monde sans malentendu. En quête du mot qui serait le bon pour dire son être en défaut d’identité, elle craint de s’inscrire dans l’expérience de la parole qui peut faire place au vide. Face à l’énigme de son malaise ainsi énoncé, la psychologue décide de l’accompagner dans sa recherche de mots, visant à nommer ce qu’elle appelle « ses questions informulables ».
Ce qui s’est fait entendre ainsi dans l’écoute analytique procède d’un savoir lire qui a pris en compte, ce qui ne peut se dire et qui pourtant a des effets agissants dans la vie du sujet isolé dans un univers de discours dans lequel elle ne se retrouve pas.
Ainsi accrochée à son dire via le transfert établi, l’adolescente a pu repérer les coordonnées d’un moment de « pré-choix » marqué par le rejet de la lignée maternelle dépressive, qui a présidé à la solution trans survenue à 13 ans. Antérieurement à ce moment de bascule des embrouilles du corps, elle était à l’aise dans son corps « en étant une fille comme les garçons » sans que cela ne l’ait questionnée jusqu’à ce qu’elle rencontre le regard sexualisé de l’Autre qui semble avoir fait surgir un point de difficulté informulable et angoissant.
Au décours des séances, prenant appui sur son récit mettant à jour ses cauchemars révélant la violence à l’égard du père, son dégoût pour le corps de la mère, ses relations aux autres, sa passion pour le dessin gore, Elisa a entrepris un travail de parole lui permettant de subjectiver ce qui faisait énigme pour elle : Qui est-elle comme fille ?
Adressée à son père qui ne peut y répondre, cette question trouvera à se formuler dans l’adresse à la psychologue orientée par la psychanalyse qui, s’en faisant la destinataire, lui a permis de la traiter.
Ainsi, à la recherche des signifiants pour cerner sa position sexuée qui la singularise, au-delà du genre, l’adolescente a pu trouver une nouvelle nomination, singulière, un : « nom du ni-ni : ni identifiée à la mère ni identifiée au père »[15]. Soulignons qu’elle trouve une nomination stabilisante, ouverte aux surprises du désir, à partir de sa propre lettre, « en parlant avec une femme qui ne la gave, ni de questions, ni de solutions »[16].
Article paru dans Le Journal des psychologues 2023/5 (N° 406)
https://www.cairn.info/panier.php?ID_ARTICLE=JDP_406_0026
[1] Lacan J., Le séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 207.
[3] Cottet S., L’a‑graphe, L’inconscient et le corps, Publication de la Section clinique de Rennes, octobre 2013.
[4] Cf., Laurent D., https://www.grandesassisesamp2022.com/le-desir-feminin-et-la-sexuation/
[5] Lacan J., Le temps logique « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197–213.
[6] Eliacheff C., soirée préparatoire aux J52 autour du livre La fabrique de l’enfant-transgenre, Caroline Eliacheff et Céline Masson, éditions l’Observatoire 2022, Lacan Web Télévision.
[7] Le Parlement espagnol a approuvé définitivement, jeudi 16 février 2023, la « loi d’égalité réelle et effective des personnes trans » dès l’âge de 16 ans. Il consacre le droit à « l’autodétermination de genre », c’est-à-dire la possibilité de changer le sexe figurant sur les papiers d’identité sans autre démarche qu’une déclaration publique de non-conformité avec le sexe assigné à la naissance.
[8] Lacaze-Paule C., « L’état civil en question », entretien par C. Nissan, 28 septembre 2022, disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien (institut-enfant.fr).
[9] Lacaze-Paule, Ibid.
[10] Roy D., « L’enfant dans le discours sexuel », in La Sexuation des enfants, H. Damase, L. Sokolowsky et D. Roy (s/dir.), Navarin, coll., Institut psychanalytique de l’enfant du Champ freudien, 2021, p. 20.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73.
[12] Roy D., Ibid., p. 24.
[13] Cf., Crame N., « Elle tient au L », in La solution trans, Paris, Navarin, 2022, p 115- 118
[14] Lacaze-Paule C., « L’état civil en question », entretien par C. Nissan, 28 septembre 2022, disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien (institut-enfant.fr).
[15] Cf., Crame N., « Elle tient au L », in La solution trans, Paris, Navarin, 2022, p. 103.
[16] Cf., Crame N., « Elle tient au L », Ibid., p. 103.