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« L’être sexué ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres »[1] Jacques Lacan

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Les jeunes sujets contem­po­rains qui viennent ren­con­trer un(e) psy­cho­logue ou un(e) psy­cha­na­lyste en consul­ta­tion, en cabi­net ou en ins­ti­tu­tion, mettent plus sou­vent que jamais en exergue, que l’anatomie ne fait pas le des­tin[2] : « il y a pos­si­bi­li­té́ tou­jours d’un dire que non au déter­mi­nisme ou au des­tin ana­to­mique au prix de se refaire un autre corps qui démente la nature ».[3]  L’accent por­té sur l’écart entre l’identification sexuée et le corps que l’on a, engendre un bou­le­ver­se­ment des pro­blé­ma­tiques sexuelles qui s’éprouve comme un tumulte à l’adolescence. Cette béance struc­tu­relle qui main­tient tout être par­lant dans un rap­port déran­gé à son corps fait réson­ner ce noyau réel propre à cha­cun, comme insai­sis­sable. En effet, « dans l’inconscient, il n’y a pas d’identité femme et d’identité homme. Ce qui y règne […] : le désir. C’est le désir qui arti­cule les sexes »[4]. Comment faire avec le corps ana­to­mique dont le sujet est doté à la nais­sance et le des­tin qu’il trou­ve­ra à lui donner ?

A la puber­té, le jeune sujet se trouve confron­té aux per­tur­ba­tions internes liées à la pous­sée hor­mo­nale qui entraînent des modi­fi­ca­tions de l’image du corps propre qui se sexua­lise. Le corps du jeune gar­çon se trans­forme en corps de jeune homme et celui de la jeune fille en corps de jeune femme… Cependant, bien que ces trans­for­ma­tions à carac­tères sexuels secon­daires deviennent visibles, elles ne donnent pas pour autant la réponse à la ques­tion du sexe, plus pré­ci­sé­ment à la ques­tion de « l’être sexué » fon­da­men­ta­le­ment liée à notre condi­tion d’être par­lant. Au-delà de l’identification sexuée – s’identifier au jeune homme ou à la jeune femme ou autre – la ques­tion de l’orientation sexuelle se pose à l’adolescence dans la ren­contre avec le par­te­naire. Si la ren­contre avec l’autre est déter­mi­nante dans le tis­sage des liens de désir et d’amour à venir, l’adolescent s’y éprouve par la mise en jeu de son propre corps qui le confronte à l’énigme de sa posi­tion sexuée. Les jeunes que nous rece­vons aujourd’hui témoignent de cette frag­men­ta­tion entre l’identification sexuée et la mise en jeu du désir et de l’amour dans leurs rela­tions à l’Autre. En effet, une jeune fille peut s’identifier à une fille ayant du désir pour une fille tout en aimant un garçon…

Le temps-pour-comprendre[5]

Dans cette pers­pec­tive, la puber­té consti­tue une déli­cate tran­si­tion. Ce moment de tran­si­tion pose la ques­tion du choix de l’orientation sexuelle du sujet dans sa vie et sol­li­cite une réponse, un savoir faire  avec sa pen­sée, son corps et avec l’Autre, qui implique un temps-pour-comprendre lui per­met­tant de se situer dans les dis­cours de son temps. Ce temps-pour-comprendre entre l’instant de voir et le moment de conclure s’appuie sur une logique propre à la tem­po­ra­li­té sub­jec­tive de cha­cun lui per­met­tant de se déterminer.

Nous assis­tons à un chan­ge­ment d’époque mar­qué par les effets du déclin du Père dans les moda­li­tés du lien social. La fonc­tion pater­nelle n’opère plus comme unique bous­sole pour s’orienter dans la vie. Les sem­blants vacillent et ce qui peut faire repère se plu­ra­lise. Ce qui a pour consé­quence d’ouvrir sur une parole dans l’espace public où la dimen­sion du réel du sexe s’impose en faveur d’une mul­ti­pli­ca­tion des reven­di­ca­tions idéo­lo­giques et iden­ti­taires. Cette mou­vance iden­ti­taire LGBTQIA+  dont s’empare les médias vise à pro­mou­voir la supré­ma­tie du sujet du droit sur le sujet de la parole en fai­sant valoir un sujet iden­tique à lui-même qui, du fait de se décla­rer comme appar­te­nant à telle ou telle iden­ti­té de genre n’a pas à être inter­pré­té, ni inter­ro­gé. Cette auto­dé­ter­mi­na­tion dans sa forme décla­ra­tive et affir­ma­tive ne s’articule pas tou­jours avec l’Autre de la dif­fé­rence. Elle peut faire bar­rage, à celui qui parle comme tel, à une ouver­ture sur un savoir sur lui-même qui lui échappe et a pour effet de réduire le sujet à son corps.

Cette ten­dance à dis­soudre la sub­jec­ti­vi­té dans un Tout iden­ti­taire ou un Tout bio­lo­gique du corps, éman­ci­pé de toute inter­pré­ta­tion pos­sible consti­tue un enjeu cru­cial de société.

En effet, l’émergence de la science dans ces nou­veaux dis­cours, favo­ri­sant l’accès aux inter­ven­tions sur le corps, peut favo­ri­ser des réponses immé­diates qui ne res­pectent pas tou­jours le temps-pour-comprendre propre à l’expérience de la parole.

S’inscrivant ain­si dans ce double mou­ve­ment social et poli­tique, les dis­cours sur l’identité de genre peuvent ali­men­ter la confu­sion entre la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions et le trai­te­ment du mal être.[6]La plu­part des pays euro­péens se sont mis au pas de ce mou­ve­ment en témoi­gnant d’une volon­té poli­tique de légi­fé­rer en faveur du droit au chan­ge­ment de sexe avant la majo­ri­té, le der­nier en date est l’Espagne[7].

Cette mou­vance n’est pas sans inter­ro­ger les pra­ti­ciens quant au sort qui est réser­vé à la cau­sa­li­té psy­chique et à l’élaboration sub­jec­tive du mal être des jeunes sujets.

Se déterminer n’est pas l’équivalent de s’autodéterminer

Dans ce contexte, nous fai­sons le constat que l’essor du numé­rique favo­ri­sant l’accès direct au savoir, a pro­fon­dé­ment modi­fié les condi­tions d’accès au savoir autre­fois dépo­sé chez les adultes. Bien qu’il ne s’agisse pas pour autant de recu­ler devant ce phé­no­mène d’émancipation du savoir, nous en repé­rons les inci­dences dans les modi­fi­ca­tions du rap­port à l’Autre. Les jeunes qui se ques­tionnent à la puber­té peuvent désor­mais obte­nir des réponses immé­diates sur inter­net sans en pas­ser par la demande à l’Autre paren­tal, ain­si des­ti­tué de son rôle de média­teur. Ce savoir ain­si sur­ex­po­sé sans média­tion se pré­sente comme un savoir cer­tain qui pré­tend dis­si­per tout mal­en­ten­du pour­tant inhé­rent à la ren­contre avec le désir de l’Autre. Les « res­pon­sa­bi­li­ser » pré­co­ce­ment ain­si, au même titre que « des citoyens de plein droit »[8]n’est pas sans incidences.

Or, « il y va de l’épanouissement des enfants que les adultes répondent de lui et pour lui, un cer­tain temps. Il y a une condi­tion propre à l’enfant qui néces­site qu’on lui laisse le temps d’éprouver ses expé­riences, ses atta­che­ments et déta­che­ments, le temps des rêves et des fan­tasmes, des iden­ti­fi­ca­tions et de ces rema­nie­ments, ce temps-là ne se décrète pas, il se prend, se tra­verse. L’enfance puis l’adolescence sont le temps des pre­mières fois. Se déter­mi­ner n’est pas l’équivalent de s’autodéterminer. Il est néces­saire que l’adolescent prenne appui sur les autres pour en rece­voir une déter­mi­na­tion signi­fiante à par­tir de laquelle il pour­ra construire ses choix. »[9]

Ce qui se dit n’est pas toujours ce qu’on veut dire

L’expérience ana­ly­tique nous enseigne que, ce qui se dit n’est pas tou­jours, ce qu’on veut dire et que cet écart struc­tu­rel confronte le sujet à l’impossible de Tout dire. Cet écart n’est pas de l’ordre d’un défi­cit à cor­ri­ger ou à éva­cuer, il est de struc­ture. En tenir compte, c’est se situer dans une écoute qui ne cherche pas à le dis­si­per d’emblée. C’est aus­si s’orienter dans sa pra­tique à par­tir d’une éthique du bien dire qui relève de la sin­gu­la­ri­té propre à la ques­tion de chacun.

C’est pour­quoi, accueillir les ques­tion­ne­ments des ado­les­cents sans idées pré­con­çues ne peut que pro­cé­der d’une pra­tique de l’écoute qui prend en compte cette faille struc­tu­relle du sujet ain­si que le mal­en­ten­du inhé­rent à l’expérience de la parole. Du fait qu’il a un corps et qu’il parle, l’être par­lant a un rap­port dis­har­mo­nique à son corps. Tenant compte de cet exil sub­jec­tif comme struc­tu­rel du malaise dans la civi­li­sa­tion, l’écoute orien­tée par le dis­cours ana­ly­tique s’attache à pré­ser­ver la valeur sub­jec­ti­vante et his­to­ri­sante de la parole dont le res­sort inven­tif implique néces­sai­re­ment la logique d’un temps-pour-comprendre.

Face à la dif­fé­rence des sexes, l’être par­lant, quel que soit son sexe ana­to­mique, a à inven­ter sa solu­tion, en rai­son de l’impossible qu’il y a à dire le sexe. Confronté au débor­de­ment de jouis­sance éprou­vé dans le corps, l’énigme du sexe qui se pose à l’adolescence peut ain­si pro­duire de l’angoisse, de l’excitation, du rejet voir de la per­plexi­té. Dans notre contexte de perte des repères tra­di­tion­nels, le recours à un Autre qui fasse place à un dire sur le corps, est cru­cial. Si les dis­cours prô­nant les iden­ti­tés de genre peuvent appa­raître comme des réponses voir des solu­tions à l’énigme que posent les ques­tions sexuelles, nous consta­tons bien sou­vent dans nos consul­ta­tions que ces réponses ne sont pas réso­lu­tives du malaise sub­jec­tif qui les sous-tend.

« Avoir un corps » ce n’est pas l’être

Bien qu’à la nais­sance nous soyons accueillis comme êtres sexués à par­tir de la dis­tinc­tion ana­to­mique entre les 2 sexes, fille ou gar­çon, chaque être se heurte à tout âge à « ce que signi­fie […] « être d’un sexe » en étant confron­té au fait qu’il y en a 2. »[10]

Ainsi, « Avoir un corps », ce n’est pas l’être. Le corps ne se confond pas avec l’organisme domi­né par les besoins. La pré­ma­tu­ra­tion phy­sique et psy­chique de l’enfant à la nais­sance néces­site l’intervention de l’Autre et se fai­sant, l’inscrit dans la rela­tion à l’Autre. Dès lors, l’avènement du corps en tant que sexué se consti­tue dans la ren­contre avec le désir de l’Autre. Cette ren­contre est celle des pre­miers échanges avec la mère ou toute per­sonne qui pro­digue les pre­miers  soins par la média­tion du corps pul­sion­nel de l’enfant. Ces pre­miers liens, via le corps, avec l’Autre incar­né par la mère ou son fai­sant fonc­tion, condi­tionnent ses liens de dési­rs et d’amour à venir.

Ainsi, à la nais­sance, le corps de l’enfant porte la pre­mière marque sym­bo­lique reçue par l’Autre à par­tir de la dis­tinc­tion fille ou gar­çon. De même, l’assomption de l’image du corps propre est ren­due pos­sible par la ren­contre avec l’image de l’Autre. Ainsi, c’est à par­tir des iden­ti­fi­ca­tions aux traits de l’Autre, dans ses dimen­sions de sem­blants mas­cu­lins et fémi­nins, que le sujet pour­ra prendre posi­tion dans le fait de recon­naître l’Autre sexué, se recon­naître sexué et en venir à se recon­naître d’un sexe.

Un lien de désir

Dans cette pers­pec­tive, ce qui donne au réel du corps, c’est-à-dire le corps tra­ver­sé par les pul­sions, sa dimen­sion de corps vivant, c’est la fonc­tion phal­lique liée au langage.

Le phal­lus signi­fie qu’il y a un manque fon­da­men­tal du fait qu’on parle et qu’on a un corps. Le corps est le sup­port à par­tir duquel l’enfant va se consti­tuer comme être sexué en lien avec le désir de l’Autre. Les pre­miers liens d’attachement de l’enfant condi­tionnent la pos­si­bi­li­té pour l’enfant d’émerger comme être par­lant et sexué. Ainsi mise en jeu à par­tir du désir de l’Autre, la fonc­tion phal­lique per­met à l’enfant de s’inscrire comme être sexué dans le lan­gage. Cet opé­ra­teur phal­lique qui a une fonc­tion régu­la­trice des pous­sées pul­sion­nelles qui tra­versent le corps,  per­met  à l’enfant de sub­sti­tuer les objets du besoin en objets de la demande recon­nus par l’Autre. En tant qu’être par­lant pris dans le désir de l’Autre, l’enfant est ain­si por­teur d’un corps mar­qué par les mots qui lui ont été dits. C’est à par­tir de son inter­pré­ta­tion sin­gu­lière des paroles enten­dues, dont la réson­nance condi­tion­ne­ra ses liens de jouis­sance à venir, que l’enfant pour­ra se déter­mi­ner dans sa posi­tion sexuée.

Ce moment de prise de posi­tion sub­jec­tive mar­qué par la sépa­ra­tion d’avec les objets de satis­fac­tion de l’enfance, ses moda­li­tés de jouis­sance et d’amour en lien avec les fonc­tions de père et de mère, est par­ti­cu­liè­re­ment symp­to­ma­tique à l’adolescence. La sor­tie de l’enfance est ce moment de l’entrée en scène des nou­veaux objets du désir, de la ren­contre avec le corps de l’Autre et de la dif­fé­ren­cia­tion sexuelle. Cette déli­cate tran­si­tion consti­tue une prise de risque qui inter­roge l’adolescent quant à la mise en jeu de sa propre jouis­sance dans son rap­port à l’Autre, à par­tir de laquelle il aura à se déter­mi­ner dans le choix de sa posi­tion sexuée.

La sexuation : une logique de choix de jouissance, au-delà du genre

La sexua­tion[11], est un néo­lo­gisme inven­té par Lacan, pour défi­nir une logique qui se rap­porte aux moda­li­tés de jouis­sances dites mas­cu­line ou fémi­nine au-delà de la ques­tion du genre.

En effet, pour tout être en tant qu’il parle, la ques­tion du choix de sa posi­tion sexuée se pose à par­tir du phal­lus et de la logique de jouis­sance qui en découle. La jouis­sance dite mas­cu­line est celle qui se rap­porte au phal­lus, la jouis­sance dite fémi­nine est celle qui n’est pas-toute condi­tion­née par le phal­lus . Quel que soit son sexe ana­to­mique, le sujet a à faire au phal­lus. La consé­quence en est une perte- appe­lée castration- qui se pré­sente comme un manque qui est à l’origine du désir.

A par­tir de là, com­ment appré­hen­der la dis­tinc­tion sexuelle si elle ne s’appuie pas sur l’anatomie ?

La fonc­tion phal­lique est ici déter­mi­nante dans les choix sexués selon si elle opère à par­tir de la logique du « tout » ou du « pas-tout ». La logique du tout se rap­porte à l’universel de la fonc­tion phal­lique qui sou­met tous les hommes à la cas­tra­tion et limite leur accès à la jouis­sance. C’est la part dite homme de la sexua­tion. La logique du pas-tout est celle de la part dite femme en tant qu’elles ne sont pas tout entières prises dans la fonc­tion phal­lique. La jouis­sance qui en découle dite sup­plé­men­taire n’est pas limi­tée par le phallus.

Fondamentalement, dans ses expé­riences de jouis­sance, c’est sa propre jouis­sance, celle qui tra­verse son corps, que l’enfant éprouve comme une alté­ri­té. A cet égard, l’éprouvé du corps propre est vécu comme une effrac­tion dont la signi­fi­ca­tion échappe et appa­raît dans sa dimen­sion, hete­ros, inti­me­ment étran­gère. C’est à par­tir de cette dimen­sion hete­ros de l’éprouvé de sa propre jouis­sance que le sujet appré­hende la ren­contre avec la dif­fé­rence sexuelle.

La sexua­tion est ain­si à conce­voir comme une moda­li­té de jouis­sance qui relève d’un choix incons­cient qui consiste à s’inscrire comme être sexué sous le régime phal­lique ou pas. Ce qui est impor­tant à sai­sir, c’est que, dès lors qu’il y a le lan­gage, il y a une sépa­ra­tion fon­da­men­tale entre le choix d’une moda­li­té de jouis­sance de laquelle découlent les iden­ti­fi­ca­tions sexuées et le corps que l’on a.

Nous sai­sis­sons ain­si, que dès l’enfance, filles et gar­çons se confrontent à l’existence d’une logique de jouis­sance sexuelle par rap­port à laquelle chaque être a à prendre posi­tion. Prendre posi­tion n’est pas de l’ordre d’une auto-détermination qui cor­res­pon­drait à une iden­ti­té. Le fait de se recon­naître gar­çon ou fille indé­pen­dam­ment de l’anatomie, pose la ques­tion du choix sexué à par­tir de l’inscription pri­mor­diale du sujet dans la fonc­tion phal­lique : « Cela prend la forme sub­jec­tive d’une prise de posi­tion : soit sou­te­nir cette logique, s’y sou­mettre, ou bien, la nier, la dénon­cer, crier à l’injustice et se révol­ter. »[12]

Une pratique à l’écoute d’une solution singulière

Le cas d’Elisa, jeune fille de 14 ans reçue par notre col­lègue psy­cho­logue[13] montre com­ment, un tra­vail sub­til a pu s’engager, suite à la demande de ses parents, aux­quels elle avait adres­sé une lettre leur annon­çant sa déci­sion de chan­ger de sexe. Après avoir pris le temps de rece­voir les parents seuls avant de rece­voir la jeune fille, Nathalie Crame a tout d’abord fait le choix d’entendre la demande de la mère bou­le­ver­sée par l’annonce de sa fille et effa­rée par la façon dont s’est dérou­lé un pre­mier entre­tien avec un psy­cho­logue d’une asso­cia­tion de sou­tien et défense des droits des per­sonnes trans­genres ou fluides ou inter­sexes – celui-ci dit-elle, s’est adres­sé uni­que­ment à la jeune fille et a d’emblée pro­po­sé une réponse à son malaise en pla­ni­fiant pour elle des rendez-vous chez le spé­cia­liste pour pres­crip­tion des blo­queurs de puberté.

En rece­vant les parents, la mère a pu expri­mer son angoisse et l’impact de celle-ci dans la famille. En impasse, face au refus de sa fille de dia­lo­guer, cette mère a sou­hai­té s’adresser à une psy­cho­logue « neutre » pour ten­ter d’ouvrir le dia­logue avec sa fille.

Que faire ? que dire ? sont les ques­tions qu’adresse cette mère à la psychologue.

Les parents que nous rece­vons expriment cette dif­fi­cul­té quand ils sont confron­tés à cette déci­sion de leur enfant, avan­cée comme une solu­tion réso­lu­tive du malaise. Néanmoins, aler­tée par la lettre de sa fille comme seul recours pour dire, la mère de la jeune fille a su s’en sai­sir dans son adresse au psychologue.

La réponse du pre­mier psy­cho­logue, lui-même trans­genre, appré­hen­dant la parole de l’adolescente au pied de la lettre, parce qu’elle dit, ça veut dire qu’elle est ce qu’elle dit, a contri­bué à ren­for­cer la confu­sion entre ce qui se dit, pris comme une cer­ti­tude, et la ques­tion de l’être, en impasse. En la pro­pul­sant immé­dia­te­ment dans un par­cours spé­cia­li­sé prompt à inter­ve­nir sur le corps, il s’est pla­cé du côté de celui qui sait pour elle et a ain­si court-circuité toute énon­cia­tion possible.

Pourtant, faire accueil à cette déci­sion, c’est avant tout faire l’offre d’un espace de parole qui per­mette à l’adolescente de savoir ce que recouvre cette décla­ra­tion, de la consi­dé­rer à par­tir du point où elle en est dans ses ques­tion­ne­ments sur sa posi­tion sexuée et dans son rap­port à l’Autre.

Considérer cette décla­ra­tion sans dia­lec­tique en la cou­pant de toute réfé­rence à l’Autre paren­tal, à ce qui consti­tue son uni­vers rela­tion­nel, ses atta­che­ments ou ses déta­che­ments, peut aggra­ver la rup­ture des liens du sujet. Cette ten­dance à iso­ler le sujet dans son auto-détermination est un « pousse au désis­te­ment » [14] des parents.

Le choix sexué de l’adolescent ne peut se construire sans un appui sur le désir de l’Autre. Un Autre qui occupe la place de celui qui prend à sa charge de répondre aux ques­tions qui lui sont adres­sées. Un Autre qui ouvre sur la pos­si­bi­li­té de nom­mer ce qui ne peut pas tou­jours se dire. Un Autre qui ne dis­pose pas d’un savoir sur le sujet, qui l’assigne, mais qui se situe dans le registre d’un dire qui nomme ce qui fait énigme et l’accompagne dans son élaboration.

Ainsi, entendre les ques­tion­ne­ments des adultes qui entourent l’adolescent, y faire accueil ne fait pas bar­rage à la parole de l’adolescent concerné.

A contra­rio dans le cas d’Elisa, avoir consi­dé­ré cette adresse paren­tale au psy­cho­logue, comme un appel à un Autre qui peut entendre ce qui confronte la famille à l’impasse mise à jour par l’angoisse mater­nelle, a été déter­mi­nant pour la pour­suite du suivi.

En effet, en rece­vant la jeune fille sépa­ré­ment dans un second temps, la psy­cho­logue a pu se faire par­te­naire du sujet en créant ain­si les condi­tions d’un espace de parole où l’adolescente a pu être entendue.

A la ques­tion que pose d’emblée l’adolescente à la psy­cho­logue : « pour­quoi mes parents veulent que je voie un psy ? » La for­mu­la­tion de la psy­cho­logue en guise de réponse : « c’est à vous de savoir pour­quoi » a orien­té le sujet sur la voie d’un savoir encore igno­ré sur elle-même, et la res­pon­sa­bi­li­té de la réponse lui a été res­ti­tuée dans l’adresse à l’Autre.

Elle peut dire alors à la psy­cho­logue com­ment dans la soli­tude de son malaise infor­mu­lable, elle a trou­vé sur inter­net un mot pour le nom­mer « dys­pho­rie de genre ». Le tra­vail a pu s’engager à cette condi­tion, à par­tir de ce dire adres­sé et enten­du dans sa sin­gu­la­ri­té. En effet, cette jeune fille rêve d’un monde sans mal­en­ten­du. En quête du mot qui serait le bon pour dire son être en défaut d’identité, elle craint de s’inscrire dans l’expérience de la parole qui peut faire place au vide. Face à l’énigme de son malaise ain­si énon­cé, la psy­cho­logue décide de l’accompagner dans sa recherche de mots, visant à nom­mer ce qu’elle appelle « ses ques­tions informulables ».

Ce qui s’est fait entendre ain­si dans l’écoute ana­ly­tique pro­cède d’un savoir lire qui a pris en compte, ce qui ne peut se dire et qui pour­tant a des effets agis­sants dans la vie du sujet iso­lé dans un uni­vers de dis­cours dans lequel elle ne se retrouve pas.

Ainsi accro­chée à son dire via le trans­fert éta­bli, l’adolescente a pu repé­rer les coor­don­nées d’un moment de « pré-choix » mar­qué par le rejet de la lignée mater­nelle dépres­sive, qui a pré­si­dé à la solu­tion trans sur­ve­nue à 13 ans. Antérieurement à ce moment de bas­cule des embrouilles du corps, elle était à l’aise dans son corps « en étant une fille comme les gar­çons » sans que cela ne l’ait ques­tion­née jusqu’à ce qu’elle ren­contre le regard sexua­li­sé de l’Autre qui semble avoir fait sur­gir un point de dif­fi­cul­té infor­mu­lable et angoissant.

Au décours des séances, pre­nant appui sur son récit met­tant à jour ses cau­che­mars révé­lant la vio­lence à l’égard du père, son dégoût pour le corps de la mère, ses rela­tions aux autres, sa pas­sion pour le des­sin gore, Elisa a entre­pris un tra­vail de parole lui per­met­tant de sub­jec­ti­ver ce qui fai­sait énigme pour elle : Qui est-elle comme fille ?

Adressée à son père qui ne peut y répondre, cette ques­tion trou­ve­ra à se for­mu­ler dans l’adresse à la psy­cho­logue orien­tée par la psy­cha­na­lyse qui, s’en fai­sant la des­ti­na­taire, lui a per­mis de la traiter.

Ainsi, à la recherche des signi­fiants pour cer­ner sa posi­tion sexuée qui la sin­gu­la­rise, au-delà du genre, l’adolescente a pu trou­ver une nou­velle nomi­na­tion, sin­gu­lière, un : « nom du ni-ni : ni iden­ti­fiée à la mère ni iden­ti­fiée au père »[15]. Soulignons qu’elle trouve une nomi­na­tion sta­bi­li­sante, ouverte aux sur­prises du désir, à par­tir de sa propre lettre, « en par­lant avec une femme qui ne la gave, ni de ques­tions, ni de solu­tions »[16].

 

Article paru dans Le Journal des psy­cho­logues 2023/5 (N° 406)

https://​www​.cairn​.info/​p​a​n​i​e​r​.​p​h​p​?​I​D​_​A​R​T​I​C​L​E​=​J​D​P​_​4​0​6​_​0​026 

 

[1] Lacan J., Le sémi­naire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 207.

[3] Cottet S., L’a‑graphe, L’inconscient et le corps, Publication de la Section cli­nique de Rennes, octobre 2013.

[4] Cf., Laurent D., https://​www​.gran​de​sas​si​se​samp2022​.com/​l​e​-​d​e​s​i​r​-​f​e​m​i​n​i​n​-​e​t​-​l​a​-​s​e​x​u​a​t​i​on/

[5] Lacan J., Le temps logique « Le temps logique et l’assertion de cer­ti­tude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197–213.

[6] Eliacheff C., soi­rée pré­pa­ra­toire aux J52 autour du livre La fabrique de l’enfant-transgenre, Caroline Eliacheff et Céline Masson, édi­tions l’Observatoire 2022,  Lacan Web Télévision.

[7] Le Parlement espa­gnol a approu­vé défi­ni­ti­ve­ment, jeu­di 16 février 2023, la « loi d’égalité réelle et effec­tive des per­sonnes trans » dès l’âge de 16 ans. Il consacre le droit à « l’autodétermination de genre », c’est-à-dire la pos­si­bi­li­té de chan­ger le sexe figu­rant sur les papiers d’identité sans autre démarche qu’une décla­ra­tion publique de non-conformité avec le sexe assi­gné à la naissance.

[8] Lacaze-Paule C., « L’état civil en ques­tion », entre­tien par C. Nissan, 28 sep­tembre 2022, dis­po­nible sur le site de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant du Champ freu­dien (ins​ti​tut​-enfant​.fr).

[9] Lacaze-Paule, Ibid.

[10]  Roy D., « L’enfant dans le dis­cours sexuel », in La Sexuation des enfants, H. Damase, L. Sokolowsky et D. Roy (s/dir.), Navarin, coll., Institut psy­cha­na­ly­tique de l’enfant du Champ freu­dien, 2021, p. 20.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73.

[12] Roy D., Ibid., p. 24.

[13] Cf., Crame N., « Elle tient au L », in La solu­tion trans, Paris, Navarin, 2022,  p 115- 118

[14] Lacaze-Paule C., « L’état civil en ques­tion », entre­tien par C. Nissan, 28 sep­tembre 2022, dis­po­nible sur le site de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant du Champ freu­dien (ins​ti​tut​-enfant​.fr).

[15] Cf., Crame N., « Elle tient au L », in La solu­tion trans, Paris, Navarin, 2022, p. 103.

[16] Cf., Crame N., « Elle tient au L », Ibid., p. 103.

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