Menu

Bibliographie JIE7

À trop savoir ce qui est bien pour son enfant…

image_pdfimage_print

Johanne Leduc est mère au foyer après avoir fait des études de desi­gn. Elle habite au Québec et elle n’a aucune connais­sance de l’autisme quand on lui annonce ce diag­nos­tic en 2005  pour l’un de leurs enfants. Lorsqu’elle s’informe sur inter­net, elle constate que les opi­nions convergent :  la méthode ABA fait des miracles.

Le pro­gramme était simple, lui ensei­gna Anne-Marie Dubé, une spé­cia­liste répu­tée de l’ABA au Québec, « mon­trer à l’enfant que l’adulte est supé­rieur et que l’enfant doit lui obéir[1]». Johanne constate d’emblée que la méthode est « bar­bare » : « mon fils semble heu­reux et dès qu’il entre en thé­ra­pie, il se met à pleu­rer[2]», et même il « se griffe les joues ». Après coup elle note que cette pre­mière mani­fes­ta­tion d’auto-agressivité n’a été remar­quée par per­sonne[3]. Or par la suite le phé­no­mène s’amplifiera grandement.

À par­tir de ses trois ans jusqu’à ses sept ans, Simon fut sou­mis de manière inten­sive à la thé­ra­pie ABA par des pro­fes­sion­nelles venant à son domi­cile et par ses parents. Le coût de quatre ans de thé­ra­pie, à rai­son de six à huit heures par jour, fut consi­dé­rable, Johanne le chiffre à soixante-cinq-mille dol­lars, elle ne put l’assumer que grâce à une aide de quatorze-mille-cinq-cents dol­lars accor­dée par une fon­da­tion cher­chant à déve­lop­per la pra­tique de l’ABA.

Quel fut le résul­tat de tant d’efforts ? Mutique et enco­pré­sique, Simon ne l’était  guère moins au terme du trai­te­ment. Cependant, écrit Johanne, « avant qu’Anne-Marie ne débarque avec ses gros sabots, Simon était un enfant joyeux qui cou­rait et riait. Certes, il était enfer­mé dans son monde, mais quatre années plus tard, ce même enfant est tou­jours enfer­mé dans son monde, et il passe la majo­ri­té de sa jour­née à pleu­rer en se mas­sa­crant. Il n’arrive même plus à man­ger assis à une table. Alors, qu’avons-nous gagné à lui four­rer de force de la nour­ri­ture entre les dents ?[4]». « La thé­ra­pie bar­bare de Miss Perfection n’avait ser­vi à rien. Non, erreur. Elle avait ser­vi à trau­ma­ti­ser mon gar­çon face à la nour­ri­ture pour le reste de ses jours. Lui faire ava­ler de force son repas n’avait fait qu’amplifier sa colère et son angoisse envers l’humanité. De plus en plus violent, Simon était deve­nu mécon­nais­sable ». Qu’a‑t-il fina­le­ment appris après quatre ans de condi­tion­ne­ment ? « Quelques pic­to­grammes pour com­mu­ni­quer[5]».

Le plus grave fut le déve­lop­pe­ment de conduites auto-mutilatrices, qui n’étaient pas pré­sentes au début du trai­te­ment, et qui semblent être appa­rues dès les pre­mières séances à l’occasion de grif­fures sur les joues. Pourquoi se frappe-t-il si sou­vent ? demande Johanne à un pédo­psy­chiatre. Il lui répond avec bon sens qu’il a peut-être été trop sou­mis aux exi­gences de la méthode ABA[6]. Le pre­mier effet de celle-ci n’est-il pas de mettre en échec l’enfant ? Cela ne peut-il pas alté­rer sa confiance et sa per­cep­tion de lui-même ? Au terme de l’expérience Johanne en fait for­te­ment l’hypothèse.

Cependant, pour la thé­ra­peute ABA si les résul­tats sont si médiocres, c’est essen­tiel­le­ment la faute à un manque d’implication de la mère. Elle a pour­tant tout aban­don­né pour se consa­crer à son fils jusqu’à l’épuisement. Peu importe ce qu’elle fai­sait, ce n’était jamais suf­fi­sant. Anne-Marie Dubé lui repro­chait de ne pas être assez ferme avec les membres de sa famille, selon elle « la plus bor­née et la plus dif­fi­cile [qu’elle ait] jamais vue[7]», parce que trop laxiste avec l’enfant, ce qui pro­vo­quait, note Johanne, « une ambiance de merde à la mai­son[8]». Il est vrai qu’elle était ter­ri­ble­ment déran­gée d’être par­fois obli­gée de for­cer son fils à ava­ler une bou­chée recra­chée[9] et que les membres de sa famille n’adhéraient pas tou­jours à la vio­lence de la méthode. La thé­ra­peute avait fini « par créer l’illusion d’une incom­pé­tence paren­tale chro­nique[10]». Johanne en arri­va à la détes­ter, tout en la tolé­rant, et en essayant de se sou­mettre à ses exi­gences, croyant faire ain­si pour le bien de son enfant.

Cependant, alors que ses doutes vont crois­sant concer­nant la per­ti­nence de la méthode employée, Johanne assiste à une for­ma­tion sur la ren­contre de l’enfant autiste, don­née par une psy­cho­logue orien­tée par les méthodes déve­lop­pe­men­tales. Johanne l’entend avec sur­prise prô­ner l’inverse de ce qu’on lui a pré­sen­té comme une véri­té scien­ti­fique avé­rée : « Vous devez res­pec­ter leur rythme, leurs goûts et leurs choix. Ne JAMAIS leur impo­ser les vôtres. Très impor­tant » et cher­cher à adap­ter l’enseignement à leur pas­sion[11]. Johanne en vint alors à faire le constat qu’elle ne savait pas ce que son fils aimait. « Pis encore, écrit-elle, nous n’avions même pas cher­ché à le savoir[12]». Il est vrai que dans la logique de l’approche com­por­te­men­tale cette ques­tion ne se pose pas puisqu’elle fait métho­do­lo­gi­que­ment l’impasse sur la psy­cho­lo­gie du sujet : seuls comptent le savoir et la tech­nique du thé­ra­peute. Johanne se demande alors pour­quoi ce qui anime son enfant n’a pas été recher­ché. Pourquoi devions-nous le main­te­nir conti­nuel­le­ment occu­pé ? Pourquoi devions-nous lui impo­ser notre mode de vie ? Le sien ne valait-il rien ? Pourquoi, s’interroge-t-elle encore, ne pas avoir lais­sé à Simon la liber­té de regar­der où bon lui semble ? À l’instar de beau­coup d’autistes, le contact visuel direct l’angoisse ; mais selon la méthode ABA, il faut le for­cer à regar­der dans les yeux. Johanne constate pour­tant que « le fameux contact visuel, tant exi­gé par Anne-Marie, n’était pas cru­cial pour Simon. Au contraire. Si, ter­rée dans la cui­sine, la tête dans le fri­go ou dans l’armoire, je deman­dais à mon fils de me don­ner un bisou, Simon entrait dans la cui­sine et m’embrassait. Le plus sim­ple­ment du monde. Par contre, si j’exigeais un contact visuel, Simon décam­pait au sous-sol[13]». Elle se rend peu à peu à l’évidence : les thé­ra­peutes ABA lui ont inter­dit tout ce qu’il aime, tout ce qui l’amuse et l’apaise. Ce fut, constate-t-elle, une erreur fatale[14].

Après avoir aban­don­né l’ABA, et expé­ri­men­té le peu d’efficacité de nom­breux médi­ca­ments et trai­te­ments divers, Johanne découvre empi­ri­que­ment l’affinity the­ra­py. En se deman­dant quels sont les goûts de son fils, elle constate qu’il s’intéresse à l’ordinateur et peut même nour­rir une pas­sion pour un chien. Elle aban­donne alors la rigueur du quo­ti­dien qui lui était impo­sé et le laisse maître de ses choix. Elle constate que ses épaules se redressent et qu’il semble reprendre confiance en lui. « La posi­tion de son corps, écrit-elle, pas­sa d’homme de Cro-Magnon à Homo Sapiens[15]».

Il est impor­tant de noter qu’après l’abandon de la méthode ABA, Simon fut en mesure de com­men­cer à déve­lop­per l’une des prin­ci­pales méthodes propres au sujet autiste pour se pro­té­ger de l’angoisse : la créa­tion d’un objet autis­tique. « Simon, rap­porte sa mère, s’était lié d’amitié avec une vieille cou­ver­ture en polar rouge qui traî­nait au sous-sol, et en s’enroulant dans sa dou­doune, il ne se frap­pait plus […] cette cou­ver­ture sem­blait lui pro­cu­rer le récon­fort dont il avait besoin […] il ne la quit­tait jamais, et quand je dis jamais, je veux dire jamais ! Même dans son bain ![16]». Inutile de pré­ci­ser qu’un tel com­por­te­ment aty­pique n’aurait pu être tolé­ré par la méthode ABA, de sorte que pour trai­ter son angoisse il ne res­ta à Simon que des conduites d’auto-agressivité. Pourtant, si l’on cherche à s’enseigner des conduites de l’autiste, si l’on sup­pose qu’il est un sujet qui pos­sède un savoir sur la manière de se pro­té­ger de ses angoisses, on constate régu­liè­re­ment qu’il a besoin d’objets pro­tec­teurs et ras­su­rants. Outre la cou­ver­ture, Simon se mit à inves­tir un autre objet, un chien, qui selon l’ABA ne peut que le détour­ner de ses appren­tis­sages. Or, constate sa mère, c’est fou tout ce que Simon arri­vait à faire grâce à l’animal. « Pitou sur les genoux, Simon se mit à des­si­ner, à se bros­ser les che­veux, à recon­naître le nez de la bouche, à faire man­ger Rubber, son bébé en caou­tchouc – tou­jours vivant –, à don­ner des ordres et à tenir la laisse du chien. L’obéissance du petit pitou fut, à mon sens, une véri­table révé­la­tion pour Simon. Une sen­sa­tion extra­or­di­naire qui pou­vait se lire sur son visage. Fier et frin­gant, Simon se pava­nait avec son chien. Ce sen­ti­ment de supé­rio­ri­té sur un être vivant, deve­nu infé­rieur, le trans­for­ma[17]».

La mise en place de ces objets pro­tec­teurs n’a cepen­dant pas empê­ché des rechutes : enco­pré­sie et auto-agressivité insistent chez Simon. Ces conduites, qui se sont mises en place à des moments déci­sifs de sa construc­tion sub­jec­tive, semblent s’être ancrées dans son fonc­tion­ne­ment.  L’obstacle majeur à la décou­verte tar­dive par Johanne d’un savoir propre à son fils, pour se pro­té­ger de ses angoisses et pour se construire, réside dans sa convic­tion ini­tiale, pour­sui­vie de longues années, selon laquelle le bien de son enfant devait pas­ser par l’imposition d’un savoir pré­sen­té comme scien­ti­fique, dont l’échec ne pou­vait être dû qu’à l’incompétence paren­tale. Son poi­gnant témoi­gnage,  La souf­france des enva­his, publié en 2012 au Québec, pas­sé sous silence en France, consti­tue un remède à la culpa­bi­li­sa­tion des parents pro­pa­gée sur inter­net à l’égard de ceux qui ont l’outrecuidance de ne pas sou­mettre leur enfant à la méthode ABA.

[1]Leduc J., La souf­france des enva­his. Troubles enva­his­sants du déve­lop­pe­ment et autisme, Québec-Canada, Beliveau, 2012, p. 111.

[2]Ibid., p. 63.

[3]Ibid., p. 67.

[4]Ibid., p. 272.

[5]Ibid., p. 303.

[6]Ibid., p. 214.

[7]Ibid., p. 115.

[8]Ibid., p. 114.

[9]Ibid., p. 116.

[10]Ibid, p. 184.

[11]Ibid., p. 257.

[12]Ibid., p. 256.

[13]Ibid., pp. 269–270.

[14]Ibid, p. 167.

[15]Ibid., p. 271.

[16]Ibid., pp. 307–308.

[17]Ibid., p. 308.

Derniers articles

Les ateliers

Inscrivez-vous pour recevoir le Zapresse (les informations) et le Zappeur (la newsletter)

Le bulletin d’information qui vous renseigne sur les événements de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et des réseaux « Enfance » du Champ freudien, en France et en Belgique et Suisse francophone

La newsletter

Votre adresse email est utilisée uniquement pour vous envoyer nos newsletters et informations concernant les activités de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et du Champ freudien.