Intervention lors d’une journée de travail à Montpellier avec le groupe « Le Petit Chose », du Nouveau réseau CEREDA.
À l’approche de la rentrée scolaire, un article du journal belge Le Soir titre : « Les enfants sont-ils devenus ingérables ? » Preuve, s’il en est, que le thème qui nous occupe est d’une grande actualité, laquelle « regorge de parents exaspérés, fatigués, au bord du burn-out parental[1]», comme le souligne Valeria Sommer-Dupont. Et l’article belge déplie : les enfants sont « ingérables », « égocentrés », « violents », somme toute, « les enfants d’aujourd’hui sont plus difficiles que leurs prédécesseurs[2]» – antienne éternelle d’une génération sur la suivante. L’orientation lacanienne ne prône nul « C’était mieux avant ». En effet, dès 1938, Lacan refuse de rejoindre « ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial[3]». Loin de toute affliction, sa position consiste à analyser les ressorts de la crise de la famille qui, déjà à cette époque-là, montrait des signes évidents de perturbations sévères.
Dans un manuel de pédagogie de 1921, Charles Charrier, inspecteur de l’enseignement primaire à Paris, met en garde : « dans certaines familles, l’enfant est vraiment une “idole” ; il est adulé : on s’extasie devant ses moindres faits et gestes ; tous ses propos sont considérés comme des traits d’esprit : c’est lui qui est le maître, le roi, dans la maison ». Il continue : « Il est également des parents qui sont toujours prêts à donner tort au maître et raison à l’élève. […] Il est des parents très faibles et qui ne se doutent pas du grave préjudice moral qu’ils causent à leurs enfants en tolérant tous leurs caprices ». Dès lors, est-ce l’enfant roi du XXe siècle qui a produit l’enfant terrible du XXIe ?
Dans son texte d’orientation, Daniel Roy renverse la causalité et fait de la crise non plus l’issue fatale de la famille moderne, mais le principe même qui organise les familles post-modernes : « Les crises, les colères, l’enfant qui n’écoute pas, que les parents ne peuvent pas gérer, tout en s’exténuant à le faire, nous pouvons considérer tout cela comme le principe organisateur de la famille. Plus encore, ces signifiants, et d’autres, sont devenus réellement ce qui fonde un rapport direct et sans médiation de l’enfant aux parents[4]». Assistons-nous à une disparition, une annulation de la fonction médiatrice tempérante ou à son escamotage ?
L’évaporation du père
Notons que c’est précisément à la crise de la famille que l’on doit l’émergence de la psychanalyse elle-même. C’est ce que Lacan fait valoir dans « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », que Jacques-Alain Miller a placé parmi les textes d’ouverture des Autres écrits. Dans ce texte, une place centrale est donnée à la fonction du père, clef de voûte de l’édifice familial, tout en introduisant déjà la notion de « groupe familial décomplété[5]», ce qui annonce la forclusion du Nom-du-Père dans la psychose. C’est précisément au déclin social de l’imago du père que, dans ce texte initial, Lacan attribue la crise de la famille. Ce déclin psychologique de la fonction du père est conditionné « par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui se marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophe politique[6]». La fonction « Nom-du-Père » est ébranlée par les effets du progrès. Plus tard, Lacan précise que ce progrès est celui du discours de la science et du capitalisme – qui débouche sur ce qui a été désigné d’illiberalisme : « une démocratie sans libéralisme constitutionnel qui produit des régimes centralisés, l’érosion de la liberté, des compétitions ethniques, des conflits et [finalement] la guerre[7]». Lacan dans sa « Note sur le père » [8], parle d’« évaporation », et non plus de « déclin », du Nom-du-Père.
Si certains ont pu croire que la famille constitue un ordre naturel immuable comparable aux mouvements des planètes, la crise de la famille met au contraire en valeur la discontinuité toujours plus nette, et à maintenir, entre nature et famille. Le Nom-du-Père incarne précisément la métaphore qui substitue la culture à la nature[9]. Par conséquent, il y a lieu de situer ce qui se substitue à la fonction du père lorsque celle-ci s’évapore. Notons d’ailleurs que dans les régimes illibéraux le dirigeant aspire justement à récupérer cette place perdue de « Père de la nation ». Cependant, le discours de la science rend la fonction d’autant plus factice qu’elle ne s’exerce que dans la terreur et le bâillonnement de la diversité des discours.
L’enfant comme instance critique
Cette place laissée vacante se trouve occupée par la crise permanente qui devient, dès lors, le nouveau principe organisateur de la famille post-moderne. Il y a là un déplacement. Il ne s’agit plus de famille « conjugale » et de crise « de couple » qui perturberaient les sécurités familiales, mais d’une crise articulée sur un nouveau couple que forme l’enfant terrible avec son ou ses parents exaspérés. L’instance critique est ici l’enfant, mais plus comme symptôme de la vérité du couple parental. L’enfant se trouve au contraire en place d’incarner un enjeu de jouissance aux prises avec le malentendu fondamental qui l’a fait naître. On passe ainsi de « l’enfant symptôme » à « l’enfant objet a ».
C’est ce que Lacan adresse à son auditoire : « L’objet a, c’est ce que vous êtes tous, en tant que rangés là ‒ autant de fausses couches de ce qui a été, pour ceux qui vous ont engendrés, cause du désir[10]». Nous sommes loin du prétendu enfant roi, de sa Majesty the Baby. Pour Lacan, l’enfant est pris dès sa naissance dans la jouissance et non dans l’idéal. Ce qui veut dire qu’il émerge d’abord comme déchet. L’enfant terrible, « c’est l’enfant maintenu en tant qu’objet-corps, sans appel au sujet[11]».
L’histoire récente de la famille post-moderne démontre que ce n’est plus la famille qui fait l’enfant, mais l’enfant qui fait la famille. On observe en effet autour de soi que nombre de couples choisissent de se marier après avoir eu un ou des enfants. Ce que nous avons appris de la famille œdipienne, que Lacan qualifie, avec Durkheim, de famille conjugale, tient aux effets des modalités de liens qui nouent le couple parental. En 1969, dans sa « Note sur l’enfant », Lacan distingue les rôles de mère et de père à l’égard de l’enfant : « De la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques. Du père : en tant que son nom est le vecteur de l’incarnation de la Loi dans le désir[12]».
Quelques années plus tard, dans son Séminaire « R.S.I. », Lacan passe du nom, vecteur de l’incarnation de la Loi dans le désir, à l’objet a : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect, est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme objet a qui cause son désir. Mais ce qu’une femme en a‑cueille ainsi n’a rien à voir dans la question. Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets a, qui sont les enfants[13]». Lacan formule ainsi que ce qui est attendu du père, c’est qu’il se préoccupe d’une femme, c’est-à-dire le fait que ce qui est en jeu dans sa paternité n’est autre que son désir et les modalités de sa jouissance dans le rapport à une femme. Cela implique donc qu’il prenne un soin paternel des objets a de cette femme : « de cet objet a, le père doit prendre un soin particulier que l’on dit paternel, à entendre au sens le plus large. C’est un soin que l’on peut définir en disant qu’il sépare l’enfant de la mère de la bonne manière[14]», dit Éric Laurent. Lacan ne parle plus de la mère comme telle, mais d’une femme en tant qu’elle est tournée pour une part, et une part seulement, vers ses enfants. En revanche, ce qu’une femme accueille du désir de l’homme n’a rien à voir avec la question de la parentalité, puisque c’est l’autre part.
Lacan situe moins dans des rôles éducatifs distincts la place de chacun des parents que dans leur position respective d’investissement libidinal. Finalement, ce qui est en jeu, c’est la façon dont chacun se fait, peu ou prou, responsable de sa jouissance – cela ouvre une autre voie pour de nouvelles formes de parentalités, non œdipiennes cette fois.
L’angoisse de l’enfant
Faire de l’enfant une instance critique, ce serait faire passer cette responsabilité du côté de l’enfant, ce qui donnerait enfant-le-terrible. Or, note É. Laurent, l’« enfant sait qu’il a la charge de faire tenir ensemble les idéaux familiaux et le rapport sexuel, parentalité et sexualité[15]». Néanmoins, en interrogeant ainsi le désir de l’Autre qui l’a fait naître, il s’agit moins de reconnaissance que d’angoisse pour l’enfant-le-terrible.
Le mouvement, qui s’est depuis peu accéléré autour de l’autodétermination de l’enfant quant à son choix sexué, participe de ce passage dans lequel l’enfant devient cause de lui-même. Alain Malchair, responsable d’une antenne Enfants dans un centre de référence pour les questions transidentitaires, fait le constat que « notre société est passée d’un mode […] de relation au monde dominé par l’hétéronomie, c’est-à-dire au sens propre la loi de l’autre extérieure à soi, vers une revendication d’autonomie, c’est-à-dire être sa propre loi. Cette démarche se retrouve dans tous les secteurs de la vie psychique et sociale et concerne évidemment l’univers adolescentaire dont nous connaissons l’appétit autonomiste. Pour rester dans notre champ de travail, on ne peut que constater que l’évolution des familles et des rapports parents/enfants nourrit ce processus dès la petite enfance[16]». Si son constat d’un passage de la relation à l’Autre vers l’Un-tout-seul rejoint nos développements, il manque néanmoins l’analyse des ressorts de cette prétendue autonomie. Nous ne soutenons pas qu’il y ait quelque part une autonomie au sens d’une volonté propre au sujet, sans Autre. En effet, dès son texte sur le stade du miroir, Lacan indique que « les limites d’une self-suffisance de la conscience qui […] enchaîne aux méconnaissances constitutives du moi, l’illusion d’autonomie[17]».
L’autonomie dont il s’agit est celle de la jouissance qui se fraie son chemin dans la toile tissée par l’impact initial du signifiant sur le corps. Il est frappant de constater que, loin d’avoir disparu, l’Autre se déchaîne et exerce son pouvoir surmoïque plus que jamais. Aujourd’hui, cet Autre se manifeste puissamment comme celui des réseaux sociaux – le réseau social comme nouveau Nom-du-Père est-il un nom du pire ? Est-ce l’abolition des discours établis qui conduit alors sur « la voie de la perplexité[18]» et donc sur les chemins de l’angoisse ?
Indomptable langage
Peut-on réellement se passer d’un Nom-du-père ? La réponse de Lacan est connue : on peut s’en passer à condition de s’en servir. Ce qui veut dire : s’en faire la dupe. Pour les enfants pour lesquels le savoir n’a pas pris valeur symbolique, mais réelle, il s’agit « de les mener à ceci que l’Autre n’existe pas[19]». Car « oui on peut se passer du Nom-du-père ; mais alors il s’agit de trouver un NON venu d’ailleurs sinon, c’est la psychose assurée[20]», selon J.-A. Miller. Lacan n’en est d’ailleurs pas resté, au cours de son enseignement, à la métaphore paternelle. Il y a en effet une seconde métaphore, qu’É. Laurent a mis en valeur à partir du cours de J.-A. Miller[21], qui n’est plus « paternelle », mais dans laquelle, à la place du père, Lacan ne situe rien d’autre que le langage comme « élucubration de savoir sur la langue[22]». Cela va au-delà de l’enfant qui naît dans un bain de langage et au-delà de sa détermination par les signifiants qui ont présidé à sa naissance. Car, au-delà des signifiants maîtres, il y a la langue parlée dans chaque famille. L’enfant se montre terrible lorsqu’il est poussé à faire entendre, sans recours aux discours établis, ce qui ne peut se dire, c’est-à-dire le point d’opacité propre à chaque famille qui se formule par un « On ne parle pas de ça. » Au cœur des affaires de famille, on retrouve toujours un hors-la-loi qui tourne autour du tabou du sexe ou de la faute d’un ancêtre[23].
Dès lors, transformons la crise constituée comme principe organisateur de la famille en crise constituante. Car l’essence de la crise, c’est la langue elle-même, en tant qu’elle est un malentendu permanent, ce qui, d’ailleurs, la rend vivante. Au sein des familles se partage une langue privée qui marque différemment, et selon les contingences, chacun de ses membres. La crise organise la famille post-moderne à partir du leurre de l’époque consistant à croire qu’il existe une maîtrise possible du langage, leurre de toute éducation à la parentalité.
L’indomptable, ce n’est pas l’enfant, mais le langage[24] ! Notre fil psychanalytique est donc d’apprivoiser cette langue privée, non pour la dompter, mais pour l’adopter.
[1] Cf. Roskam et Mikolajczak, Le burn-out parental. Comprendre, diagnostiquer et prendre en charge. Deboeck supérieur, mars 2018.
[2] « Les enfants sont-ils devenus ingérables ? », Le Soir, édition du 24/08/2022
[3] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, page 60.
[4] Roy D., Texte d’orientation vers la 7è journée de l’Institut de l’enfant, « Parents exaspérés – Enfants terribles », disponible sur internet.
[5] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 45.
[6] Ibid., p. 60.
[7] Définition de Fareed Zakaria dans l’article de Wikipedia
[8] Lacan J., “Note sur le père », La Cause du désir, N° 89, 2015, p. 8.
[9] Cf. Miller J‑A, « Affaires de famille dans l’inconscient », Lettre Mensuelle, n°250, août 2006. p. 11.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 207.
[11] Lienhard P., « Commentaire de la “Note sur l’enfant” », Ironik, n°37, disponible sur internet.
[12] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n°3, mai 1975, p. 107.
[14] Laurent É, « Un nouvel amour pour le père », La Cause freudienne, 2006/3 (N° 64), pages 81.
[15] Laurent É., « L’enfant à l’envers des familles », La Cause freudienne, 2007/1 (N° 65), pages 52.
[16] Malchair A., « La question transidentitaire, réflexions autour d’une polémique », réponse non publiée à une Carte blanche de Jean-Pierre Lebrun et cie, parue dans La Libre Belgique du 07/07/2022.
[17] Lacan J., Le stade du miroir, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 99.
[18] Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne n°32, 01.1996, p. 5.
[19] Miller J‑A, “l’enfant et le savoir”, Peurs d’enfants, Travaux de l’Institut de l’enfant, n°1, p. 19
[20] Miller J.-A., tweet 22 avril 2022.
[21] Laurent E., « L’interprétation ordinaire », Quarto, 94–95, Revue de psychanalyse, ECF, 2009, p. 147
[22] Lacan J., Encore
[23] Miller J‑A., LM, op. cit. .10
[24] Fay P., “Le langage, cet indomptable, Ironik 52, Éditorial