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« Une terre étrangère interne [1] »

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Freud dési­gnant ain­si le refou­lé, nous indique qu’il existe, en cha­cun de nous, une terre étran­gère qui donne sa sub­stance à l’inconscient. Au cœur même de la langue du sujet confron­té à un lap­sus, à un acte man­qué, à un impos­sible à dire, à son symp­tôme, à une pen­sée étrange, l’étranger sur­git de façon contingente.

Paul et l’éthique du bien dire

Paul, onze ans, nous dit, avec une cer­taine digni­té, que lors­qu’il était petit et jusqu’à l’âge de trois ans, sa mère alcoo­lique le mal­trai­tait. Il raconte qu’elle ne l’ai­mait pas, qu’elle le tapait, qu’elle le lais­sait dor­mir par terre au pied de son lit comme un chien et que, sur­tout, elle le for­çait à boire du vin car ça la fai­sait rire. Ce rire le pour­suit encore dans ses cau­che­mars. Pour tout repas, il avait droit à une tomate dans une assiette posée par terre. De plus sa mère, sépa­rée de son père, avait un com­pa­gnon qui, lui aus­si, tapait Paul. Il se rap­pelle qu’un jour, les poli­ciers étaient venus le cher­cher avec son père pour le mettre à la DASS. Il fut ensuite pla­cé dans une famille d’ac­cueil en atten­dant que son père puisse le récu­pé­rer défi­ni­ti­ve­ment. Paul enta­ma nos entre­tiens par un énon­cé sidé­rant de luci­di­té : « Je me demande quelle est son espèce ». Sa prise de posi­tion sub­jec­tive témoi­gnait de son refus de cette vio­lence mater­nelle et de sa révolte contre l’ordre des choses, mais elle témoi­gnait sur­tout d’une moda­li­té de réponse par­ti­cu­lière face au réel de la jouis­sance nocive auquel il avait été très tôt confron­té. Cet énon­cé, de même nature que « ce n’est pas ma mère », équi­vaut à une déné­ga­tion. On y dénote une orien­ta­tion sub­jec­tive. Dans l’exemple de la déné­ga­tion « ce n’est pas ma mère », Lacan nota la posi­tion sub­jec­tive au regard du signi­fiant que le sujet refuse – temps de sa posi­tion sub­jec­tive. Quelques mois après le début de sa cure, Paul nous fit part d’une ren­contre contin­gente et sur­pre­nante, qui eut lieu dans un auto­bus, où sa mère qu’il n’a­vait pas revue depuis sept ans, se trou­vait. Elle s’é­tait alors appro­chée de lui, puis accro­chée à son man­teau après qu’il l’eut repous­sée. Il rap­porte leur échange en ces termes « Si tu t’ap­proches de moi j’ap­pelle le juge » dit-il, à quoi elle lui répond « Mais tu es mon enfant, j’ai le droit de te tou­cher ! » Devant l’in­sis­tance de sa mère et après lui avoir rétor­qué « Oui, mais d’a­bord il faut savoir t’en occu­per », Paul s’est pré­ci­pi­té vers le chauf­feur, a exi­gé de des­cendre du bus, puis s’est réfu­gié chez sa sœur. Celle-ci lui a pro­po­sé de se rendre chez le juge pour lui signa­ler ce que lui avait fait sa mère ; mais il a refu­sé car, m’explique-t-il, il avait enfin vu ce qu’é­tait sa mère « J’ai vu qu’elle était comme moi, puis­qu’elle m’a recon­nu. » S’apercevant que sa mère est de la même espèce que lui, il peut réflé­chir à son des­tin, l’as­su­mer, voire l’in­flé­chir. Paul nous montre ici ce qu’est un enfant res­pon­sable, voire une grande per­sonne. C’est un sujet qui peut por­ter un cou­ra­geux regard sur sa mère, en s’a­per­ce­vant que c’est avant tout une femme, c’est-à-dire un être humain comme lui, sans faire une ségré­ga­tion en la dénon­çant au juge. En une seule séance, à par­tir de cette ren­contre, tout le savoir que Paul a pu arra­cher, à cette expé­rience de jouis­sance nocive à la limite de l’hu­ma­ni­té, est dit. Telle est l’éthique du bien-dire de l’en­fant face à son des­tin. Dire sur l’ex­pé­rience de jouis­sance pour en arra­cher du savoir, est la seule façon de faire cou­pure par rap­port à cette jouis­sance. Dès lors Paul devient un sujet divi­sé et non plus un sujet assu­ré par la cer­ti­tude de son rejet.[2]

 

Comment abor­der la res­pon­sa­bi­li­té d’un sujet ?

Il revient au psy­cha­na­lyste d’a­bor­der le sta­tut du sujet res­pon­sable selon un mode dif­fé­rent du mode juri­dique, dif­fé­rent des moda­li­tés des droits de l’en­fant. Nous sommes pour cela ensei­gnés par l’ex­pé­rience psy­cha­na­ly­tique avec les enfants. Grâce à la cli­nique de l’ex­pé­rience, le débat sur la res­pon­sa­bi­li­té de l’en­fant ouvre sur celle du sujet, au un par un. Dans cette cli­nique, l’i­ni­tia­tive ou la déci­sion appar­tient le plus sou­vent aux autres, aux répon­dants de l’en­fant, du moins le croit-on. Et pour­tant il nous faut être atten­tifs au signe par lequel l’en­fant va consen­tir à la pré­sence de l’a­na­lyste, par où il va se rendre res­pon­sable de sa demande, et de son acte. C’est ce que le cas de Paul nous a ensei­gné. « Rosine et Robert Lefort, fon­da­teurs du CEREDA, ont pré­sen­té l’en­fant comme ana­ly­sant “ à part entière ”. Y sonne l’é­qui­voque de parents-tiers, d’une fonc­tion tierce ou média­trice, celle de pas­seurs du réel. Les parents ne seraient-ils pas ces pas­seurs ayant la res­pon­sa­bi­li­té éthique d’o­rien­ter leur enfant face au mal­en­ten­du qu’ils lui ont trans­mis en lui don­nant la vie ? L’enfant, nous dit Lacan, fait non seule­ment par­tie du bafouillage de ses parents, mais il a à en faire part – c’est son faire-part de nais­sance. Son appa­ri­tion dans le réel comme mal­en­ten­du sus­cite le malaise qu’il res­sent à être dans sa peau ; il hérite du mal­en­ten­du entre deux êtres par­lants [3] » : « Deux par­lants qui ne parlent pas la même langue. Deux qui ne s’en­tendent pas par­ler. Deux qui ne s’entendent pas tout court. Deux qui se conjurent, mais d’un mal­en­ten­du accom­pli, que votre corps véhi­cu­le­ra avec ladite repro­duc­tion [4] .»

Lalangue

Jacques-Alain Miller nomme « lalangue de la famille [5] », la ver­sion de lalangue propre à chaque famille, ce « bouillon de lan­gage » dans lequel baigne l’enfant depuis sa nais­sance, du fait de la jouis­sance qu’elle véhi­cule. Lalangue est un néo­lo­gisme inven­té par Lacan [6], qui ren­voie en même temps à l’acquisition du lan­gage et à l’imprégnation de la langue, aux sons plus ou moins arti­cu­lés de l’enfant et à la phy­sique des corps. Il s’agit de l’humus de la langue, où la parole est plus du côté de l’instance jouis­sante que de la gram­maire logique. C’est là, la terre étran­gère réelle, ter­reau et lieu, de l’identité à construire cepen­dant avec la langue qui elle aus­si « est un objet construit, plus qu’une don­née du réel [7] ».

Lalangue char­rie la jouis­sance dont le sujet est trou­blé en son corps. C’est elle qui le conduit à son insu, d’y inclure un réel indi­cible, indéterminé.

Le terme de lalangue nous est d’un grand secours car il nous per­met de cer­ner que la famille est le lieu fami­lier, où l’enfant apprend, de façon para­doxale, l’étrange désir de l’Autre, mais aus­si son étran­ge­té même. Le mode par­fois étrange de par­ler de l’enfant le sin­gu­la­rise et porte la marque de sa ren­contre avec le désir de l’Autre. Cette contin­gence de la ren­contre sus­tente à l’occasion le symp­tôme de l’enfant, par le biais des traces que cet humus humain a lais­sé dans la langue.

 

La pul­sion étrangère

La famille est aus­si le lieu où se trans­met quelque chose de la pul­sion là où tout sujet ren­contre jus­te­ment, au cœur de ce qui lui est fami­lier, l’étranger.

Le petit Hans est celui qui, via Freud, a ensei­gné à Lacan com­ment la sexua­li­té infan­tile se pré­sente à la porte du fami­lier comme une jouis­sance étran­gère ame­nant l’enfant à une ques­tion : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Lacan y voit le prin­cipe même de la pho­bie. Le sujet a peur de sa jouis­sance qu’il ne peut tra­duire en mots, point d’où s’origine sa peur de l’étranger.

Que l’enfant y consente ou pas, tou­jours quelque chose demeure qui le fait étrange à lui-même. Cette chose est par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible à l’adolescence. Le sen­ti­ment qu’en a le sujet – non sans angoisse, moment dépres­sif, d’ennui [8] ou dégoût de soi – risque de le conduire à un pas­sage à l’acte ou d’engendrer d’autres perturbations.

 

La place de l’énonciation

Avec la notion de res­pon­sa­bi­li­té du sujet, Lacan a éga­le­ment abor­dé la théo­rie de l’é­non­cia­tion par rap­port à l’é­non­cé. Si nous pou­vons suivre l’hypothèse de Lacan, selon laquelle, dès l’aube de sa vie, la place que l’en­fant vient occu­per dans le monde lui est déjà réser­vée, inno­cente ou cou­pable, son exis­tence est déjà plai­dée [9], il n’empêche qu’il revient au sujet de plai­der sa cause auprès de l’Autre, seule façon pour lui de véri­fier com­ment il a consen­ti à ce qui le cause.

Comment va-t-il défendre cette cause ? C’est à par­tir de sa parole propre qu’il lui revient de repé­rer la place de l’objet qu’il a été pour l’Autre, afin d’y répondre d’une autre façon : « Du moins si quelque ordre, à s’ins­tal­ler dans ce qu’il a vécu, lui don­nait ensuite de ses pro­pos la res­pon­sa­bi­li­té. [10] » Ce qui res­ti­tue sa res­pon­sa­bi­li­té au sujet est donc une mise en ordre de son dire que lui seul, sans le dis­po­si­tif ana­ly­tique, ne pour­rait acqué­rir. Il s’a­git là, par sa prise de posi­tion sub­jec­tive dans son rap­port à l’Autre, de la remise en jeu de l’insondable déci­sion de son être. Cette place de l’é­non­cia­tion a per­mis à Lacan d’interroger la pro­blé­ma­tique du consen­te­ment et du rejet, celle de la dénon­cia­tion, de la croyance et du doute, qui sont autant de figures de la posi­tion sub­jec­tive. Le sujet dont il s’a­git dans la psy­cha­na­lyse n’est pas un sujet de droit, ni de fait. Quels que soient les faits, l’a­na­lyste ne va pas cher­cher la véri­fi­ca­tion, par contre il va ten­ter d’y repé­rer la res­pon­sa­bi­li­té du sujet soit ses moda­li­tés du dire que oui, ou de dire que non, à ce qui lui arrive dans l’exis­tence de façon contingente.

[1] Freud S., Nouvelles confé­rences d’introduction à la psy­cha­na­lyse, Paris, Gallimard, p. 80.

[2] Cas repris dans Lacadée Ph., Le mal­en­ten­du de l’enfant, Éditions Payot, op. cit., p. 174, et Éditions Michèle, op. cit.,p. 186.

[3] Lacadée Ph., Le mal­en­ten­du de l’enfant, Éditions Payot, op. cit., p. 171 et Éditions Michèle, op. cit., p. 183.

[4] Lacan J., « Le mal­en­ten­du », op. cit.

[5] Miller J.-A., « Le sémi­naire de la sec­tion cli­nique de Barcelone », La Cause freu­dienne, no 38, février 1998, p. 12.

[6] Lacan J., Le savoir du psy­cha­na­lyste, 4 novembre 1971. Lacan pré­ci­se­ra que c’est par là qu’il se dis­tingue du struc­tu­ra­lisme, le 10 mars 1973.

[7] Canut C., op. cit., p. 15.

[8] Ladjali C., Mauvaise langue, op. cit., p. 113, thème à la mode qui vient d’ ennuyer (inodiare, de odium, (haine)).

[9] Lacan. J., « Remarque sur le rap­port de Daniel Lagache : Psychanalyse et struc­ture de la per­son­na­li­té », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 653.

[10] Lacan J., « Du sujet enfin en ques­tion », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 235.

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