Dans le discours courant, le devoir de protection de l’enfant est traditionnellement assuré par sa famille. Cependant, dans certains cas, ce n’est pas possible. L’examen juridique de la situation de l’enfant et de ses parents est alors requis. Qu’est-ce que la psychanalyse d’orientation lacanienne peut apporter dans ces situations ? Pour répondre à cette question, nous prendrons appui sur deux présentations cliniques menées par Lacan avec des patientes hospitalisées.
Pas d’articulation possible
Mlle Boyer est hospitalisée en psychiatrie, car elle est « toujours énervée » avec son fils, mais surtout parce qu’elle est tombée amoureuse de la sage-femme lors de son accouchement, aimant moins son enfant que la sage-femme[1]Cf. Lacan J., « Présentation de Mlle Boyer », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série. Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021, p. 109–125. Son fils est né d’une liaison avec un homme, qui a ensuite été incarcéré. Elle ne l’a pas vraiment aimé cet homme. Mlle Boyer a fait des études de sténodactylo, et travaille auprès d’enfants inadaptés dans les hôpitaux psychiatriques. Elle se sent malmenée dans son travail et persécutée. Elle s’occupe de son fils pendant les deux premières années de sa vie. Elle est soutenue par sa sœur et son beau-frère. Son fils est ensuite placé chez une nourrice. Cette dernière lui envoie une photo de son enfant et propose de l’appeler. « Il lui manque peut-être quelque chose », s’interroge Mlle Boyer. Lacan lui suggère : « Peut-être vous. » Elle acquiesce : « Oui, peut-être moi. […] Maintenant, on s’amuse à me faire confiance. Je pense que je pourrai le reprendre lorsque j’aurai une bonne santé et que je pourrai travailler ». De cette photo de son enfant, Lacan tente d’en faire un évènement « pour [lui] laisser une chance » d’en dire quelque chose. Cependant, il n’en a finalement « vu aucun témoignage, aucune réponse qui [lui] paraisse s’y rattacher. Ça a été anodin ».
Au fil de cette longue conversation clinique, Mlle Boyer indique se sentir « hypnotisée » par les mots, mais aussi qu’elle « aimerait vivre comme un habit ». Lors de la discussion qui suit la présentation clinique, un médecin remarque qu’elle « mettait tout l’accent sur ses possibilités d’identification variables, aux personnages passant à sa portée ». En effet, Mlle Boyer est dans un flottement perpétuel, comme elle l’énonce dans une formule remarquable : « je suis intérimaire de moi-même »[2]Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », Ornicar ?, n°10, juillet 1977, p. 22 – autrement dit, un miroir qui est capté par tout et accroché par rien. Lacan précise que Mlle Boyer « n’a pas la moindre idée du corps qu’elle a à mettre dans cette robe. Il n’y a personne pour habiter le vêtement. […] Il y a un vêtement et personne pour s’y glisser. Elle n’a de rapports existants qu’avec des vêtements. […] Tout ce qu’elle a dit était absolument sans poids. Il n’y a aucune articulation dans ce qu’elle dit ». Un médecin de l’auditoire suggère que « son fils pourra la raccrocher ». Lacan, lui, n’en est « pas absolument sûr ». Il préfèrerait même « qu’on ne le lui confie pas. Il ne paraît pas que ce soit la chose à recommander ». Plutôt s’agit-il de l’accueillir à l’hôpital où elle souhaite être valorisée.
Une routine nécessaire
Mme Soledo est kinésithérapeute et exerce depuis presque quinze ans[3]Cf. Lacan J., « Présentation de Mme Soledo », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série. Lacan Redivivus, op. cit., p. 126–141.. Elle a une fille. Elle a le sentiment d’avoir échoué en tout, sauf avec son enfant. Elle en a le souci : elle parle de la manière dont elle s’en occupe, ainsi que des modalités de sa garde pendant qu’elle travaille. Elle est hospitalisée après avoir fait deux tentatives de suicide, qui ont eu lieu après le départ de son mari qui la trompait. Elle a alors eu le sentiment d’une présence intérieure et d’avoir entendu des voix. Lacan lui demande si elle s’est sentie, à ce moment-là, « habitée » ; elle confirme. Elle souhaite se rétablir pour sa fille. Lacan souligne d’abord que la « psychose est plus commune qu’on ne croit », mais il estime, après s’être longuement entretenu avec Mme Soledo, que « la psychose n’a pas gagné, qu’elle n’est pas omniprésente » chez la patiente. Elle est stabilisée. Lors de la discussion, Lacan précise à l’auditoire : « C’est quand même des cas où il faut parier », mais pas sans condition : en l’occurrence, que cette dame continue à être suivie en psychiatrie. Il ajoute faire « le pari qu’elle va reprendre […] sa routine », c’est-à-dire travailler, prendre soin de sa fille, voir ses amis. Cette routine soutient l’existence de cette femme.
Faire preuve de discernement
Lors de chaque présentation de malade, Lacan fait ressortir ce qu’elle a d’inclassable, d’unique, sans pour autant méconnaître la répartition et les distinctions de la nosographie psychiatrique dont elle s’approche. Lacan fait émerger une pratique qui prend en compte le parlêtre. La présentation de malade est ainsi la mise en acte de la manière dont la psychanalyse opère. L’entretien clinique vise à interroger et repérer le rapport du sujet au symbolique, à l’imaginaire et au réel, son rapport à la jouissance et à la vie, dans ce qu’il y a de plus intime. Ces différents points donnent des indications aux professionnels sur la manière d’orienter et de poursuivre le travail d’accompagnement.
Dans son échange avec Mlle Boyer, Lacan s’intéresse à des éléments de détails, qui mettent notamment en lumière son rapport à son fils, et aux autres plus généralement. Il recueille un dire d’importance : celui d’une femme qui dit son empêchement à être mère. La parole de cette femme ne marque pas, son corps ne prend pas consistance, il n’est pas habité. Pour qui voudrait s’empresser de rétablir Mlle Boyer dans son rôle de mère, Lacan complexifie la question. Il met en valeur la manière dont ses paroles et ses actes sont aussi imprévisibles qu’instables du fait de son hypnotisme, cet effet de suggestion inhérent à la parole, certes, mais singulièrement prégnant pour elle.
Avec Mme Soledo, Lacan démontre comment l’acte analytique implique la dimension de la mise et du pari, sans méconnaître les points d’appui et de stabilisation du sujet – ici, la routine qui devra inclure celle des rendez-vous en psychiatrie.
Pour conclure, la méthode analytique s’appuie sur la construction du cas orienté par le réel et la logique. Elle propose aux professionnels non pas d’évaluer les risques, mais de faire preuve d’un discernement éclairé dans l’examen de la possibilité de liens entre un enfant et sa mère, dès lors que « ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques »[4]Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373., comme Lacan le souligne dans la « Note sur l’enfant ». Les présentations cliniques de ces deux femmes en grande souffrance psychique permettent de situer comment chacune peut, sur fond de non-rapport, composer avec le signifiant mère.
[1] Texte paru dans Le Zappeur vers la 7e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, n°18, revu pour la présente publication.
Notes[+]
↑1 | Cf. Lacan J., « Présentation de Mlle Boyer », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série. Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021, p. 109–125 |
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↑2 | Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », Ornicar ?, n°10, juillet 1977, p. 22 |
↑3 | Cf. Lacan J., « Présentation de Mme Soledo », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série. Lacan Redivivus, op. cit., p. 126–141. |
↑4 | Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373. |