« Ce petit-là deviendra ou bien un grand homme ou bien un criminel », dit le père de l’Homme aux rats, célèbre patient de Freud, lorsque son fils lui dit, dans une crise de rage terrible : « Toi lampe, toi serviette, toi assiette », ce que Freud considère comme une injure. Le petit, âgé de quatre ans, venait de recevoir de son père une correction pour avoir mordu sa bonne d’enfant. Freud considère que le père oublie la voie de la névrose, soit la voie du symptôme confirmée par l’évolution du fils qui, par crainte de sa rage à l’égard du père, était devenu lâche. Lacan, lui, voit dans l’injure le point d’où s’origine la métaphore. C’est une façon pour l’enfant de « faire déchoir […] ce signifiant suprême qui s’appelle le Père » au rang des simples objets domestiques qu’il a dans son champ de vision « et de le détruire »[1]Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 471..
Grâce à l’orientation analytique, nous pouvons saisir, parfois dans l’après coup, ce qui s’est mis en jeu pour un enfant lorsqu’il a rencontré, en lui, une émergence de la violence. Parfois cette violence peut se saisir comme intention d’agression, sous l’angle d’une violence imaginaire prise dans le piège de la rivalité ou de la frustration ; nous pouvons alors aider l’enfant à mettre cette violence en signification, à mettre des mots dessus dans le cadre d’« une convention de dialogue »[2]Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 104.. Mais parfois la violence n’a rien à voir avec la parole, elle surgit comme un déchirement pulsionnel sans refoulement possible, violence hors symptôme où se joue une jouissance mortifère qui peut tout emporter, sans prise possible d’énonciation. Violence hors parole, elle apparaît souvent comme effraction, intrusion dans le corps de celui qui l’éprouve, nouée à un fait de jouissance. Freud, dans Malaise dans la civilisation, en parlait comme d’une tendance à l’agression en lien avec la pulsion de mort, voire pulsion de mort elle-même. Elias Canetti dans son texte La langue sauvée parle de cette violence qui le poussa à vouloir tuer sa cousine d’un coup de hache, car celle-ci refusait de lui montrer le cahier qu’elle ramenait de l’école. Trop jeune, il n’y allait pas encore, mais les lettres déjà le fascinaient : « Maintenant je vais tuer Laurica ! »[3]Canetti E., La langue sauvée. Histoire d’une jeunesse (1905–1921), Albin Michel, La pochothèque, 1978.. Le grand-père vint en renfort et arracha la hache des mains d’Elias avant qu’il ne fût trop tard. Le conseil de famille s’interrogea sur l’émergence de violence conduisant le petit garçon à vouloir détruire l’autre. Canetti écrit lui-même que l’on comprit « l’attirance que j’avais pour la lettre et l’écriture », sans comprendre cependant « qu’il devait y avoir en moi quelque chose de très mauvais et dangereux puisque j’étais allé jusqu’à vouloir la tuer ». La solution de la lettre fit bord entre le réel d’une jouissance qui le débordait et le savoir, ce qui le mit sur la voie du prix Nobel de littérature, qu’il reçut en 1981.
Dans son texte d’orientation « Enfants Violents »[4]Miller J.-A.,« Enfants Violents », Après l’enfance,Paris, Navarin, La petite Girafe, 2017, p. 195., J.-A. Miller met en évidence que la violence n’est pas un symptôme tout en précisant que, parfois, elle peut l’être.
Afin de mesurer ce que nous entendons par violent, et afin de ne pas poser trop vite ce prédicat sur l’enfant, il faut veiller aux modalités de réponses et mettre en place des dispositifs d’accueil à ce qui, dans la violence, fait souffrance. Dans ce « dispositif », au sens de Giorgio Agamben[5]Agamben G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2014., peut se vivre le Pari de la conversation établi au Cien selon les amarres de la conversation : la courtoisie, le respect, l’obéissance à l’autre. Au Cien, nous travaillons dans l’interdisciplinarité, abordant non pas l’enfant pris dans le discours analytique, soit pris dans une clinique sous transfert, mais en tant qu’il s’inscrit dans les différents types de discours que l’on tient sur lui et « on n’acceptera pas les yeux fermés l’imposition du signifiant “violent” par la famille ou l’école »[6]Miller J.-A., « Enfants violents », op. cit., p. 207.. On se questionne sur les modalités de réponse : faut-il plus de cadre, plus de règles, rétablir une autorité ou faut-il, comme le propose J.-A. Miller, « procéder avec l’enfant violent de préférence par la douceur, sans renoncer à manier, s’il faut le faire, une contre-violence symbolique »[7]Ibid., p. 207.. J.-A. Miller souligne l’importance des semblants si nécessaires au vivre ensemble, il nous recommande de s’en faire dupe et d’en faire usage. Nous allons voir comment, dans des situations précises, à l’école ou en institution, pour arrêter la violence d’un enfant, nous sommes souvent tentés de nous montrer ferme, d’autant que la « fermeté » ne s’oppose pas toujours à la « douceur » : « on peut agir fermement et parler avec douceur »[8]Stevens A., « Devant l’enfant violent : un cadre ou un bord ? », Le Zappeur, n° 6, https://institut-enfant.fr/2018/12/03/devant-lenfant-violent-un-cadre-ou-un-bord., précise Alexandre Stevens.
Hanna Arendt dans son texte Crise de l’éducation[9]Arendt H., « Crise de l’éducation », Crise de la culture, Paris, Folio/Gallimard, 1989. montre que les adultes ne sont plus responsables du monde qu’ils offrent à leur enfant, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas dire « oui » à l’élément de nouveauté que porte en lui chaque enfant. Elle nous indique qu’un dire que non à l’enfant pour tenter de faire bord ou limite à sa violence, ne peut être efficace sans un « oui » préalable : « oui » à sa place, à ce lieu inédit pour chacun, lieu d’où il saura tisser son lien social soit son invention, ou se faire acteur de la décision prise pour lui avec tact et respect. C’est à partir de l’acte de parole ayant su lui dire « Oui » que, dans l’après-coup, un dire, une parole pourra faire acte de bord pour lui : « Le dit énonce une négation et corrige, mais c’est le dire qui fait réponse au sujet et rejette la violence. »[10]Stevens A., op. cit. Faire bord c’est introduire à la dimension du semblant où le sujet peut produire sa solution, comme nous l’ont appris les jeunes du Rap en 1996. Freud dit que « l’être humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel l’affect peut être abréagi de la même façon »[11]Freud S. et Breuer J., Études sur l’hystérie, Paris, PUF,1996, pp. 5–6..
Là se joue la différence essentielle entre un savoir-faire technique issu d’un manuel ou d’un protocole tel que « Comment faire avec l’enfant violent ? » et un savoir-y-faire. Le savoir-faire suppose une connaissance à partir de laquelle ériger des règles applicables à ce que l’on estime domptable. Comme le montrait Freud, la chose violente conserve une part imprévisible et indomptable qui, pour nous, nécessite le savoir-y-faire, savoir à inventer en prenant en compte la singularité de chacun. Dans nos réunions des laboratoires du Cien, ce sont ces savoir-y-faire que nous recueillons dans la dimension interdisciplinaire. Nous accueillons les points d’impasse de chaque partenaire, tout comme ses inventions ayant valeur de transmission et d’enseignement.
« Au cours des heures passées en sa société, j’avais souvent parlé avec Freud de l’horreur du monde hitlérien et de la guerre », se souvient Zweig dans Le monde d’hier. « En homme vraiment humain, il était profondément bouleversé, mais le penseur ne s’étonnait nullement de cette effrayante éruption de la bestialité. »[12]Zweig S., Le monde d’hier, Paris, Les belles lettres, 2013, p. 439.
Stefan Zweig revient sur le pessimisme de Freud qui le dérangeait tant lorsque celui-ci niait « le pouvoir de la culture sur les instincts ; maintenant on voyait confirmée de la façon la plus terrible – il n’en était pas plus fier – son opinion que la barbarie, l’instinct élémentaire de destruction ne pouvait être extirpé de l’âme humaine »[13]Ibid., p. 439..
À la fin de sa vie, Zweig finit par se ranger du côté de l’incurable sans lâcher son espoir en la communauté des nations : « Peut-être que dans les siècles à venir on trouverait un moyen de réprimer les instincts tout au moins dans la vie en communauté des nations ; dans la vie de tous les jours, en revanche, et dans la nature la plus intime, ils subsistaient comme des forces indéracinables, et peut être nécessaires pour maintenir une certaine tension. »[14]Ibid., p. 439.
Ne négligeons pas qu’il peut y avoir une révolte de l’enfant qui peut être saine contre d’injustes conditions, être une issue à condition de trouver un lieu d’adresse la prenant en compte, et se distinguer de la violence erratique qui risque de tout emporter sur son passage.
Philippe Lacadée
Nom de l’article : « Émergence de la violence, modalités de réponses »
Mots-clés : agressivité-agression, insulte, savoir-y-faire, douceur-fermeté, cadre, invention, semblants.
Notes[+]
↑1 | Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 471. |
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↑2 | Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 104. |
↑3 | Canetti E., La langue sauvée. Histoire d’une jeunesse (1905–1921), Albin Michel, La pochothèque, 1978. |
↑4 | Miller J.-A.,« Enfants Violents », Après l’enfance,Paris, Navarin, La petite Girafe, 2017, p. 195. |
↑5 | Agamben G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2014. |
↑6 | Miller J.-A., « Enfants violents », op. cit., p. 207. |
↑7 | Ibid., p. 207. |
↑8 | Stevens A., « Devant l’enfant violent : un cadre ou un bord ? », Le Zappeur, n° 6, https://institut-enfant.fr/2018/12/03/devant-lenfant-violent-un-cadre-ou-un-bord. |
↑9 | Arendt H., « Crise de l’éducation », Crise de la culture, Paris, Folio/Gallimard, 1989. |
↑10 | Stevens A., op. cit. |
↑11 | Freud S. et Breuer J., Études sur l’hystérie, Paris, PUF,1996, pp. 5–6. |
↑12 | Zweig S., Le monde d’hier, Paris, Les belles lettres, 2013, p. 439. |
↑13, ↑14 | Ibid., p. 439. |