Le lien déterministe entre la survenue de certains passages à l’acte meurtriers chez des adolescents et leur usage de jeux vidéo dits violents est un serpent de mer qui fait régulièrement surface depuis la tuerie de Columbine, en 1999. À l’époque, la perquisition de la chambre d’Eric Harris, l’un des auteurs de la fusillade, avait révélé qu’il jouait régulièrement à Doom 2, jeu de tir à la première personne.
Par la suite, ces jeux vidéo de type « fps » (first-person shooter), dans lesquels le joueur évolue et tue ses ennemis à travers les yeux de son personnage, ont été désignés comme cause possible lors d’autres massacres visant des lycéens ou étudiants, notamment celui de l’université Virginia Tech en 2007, de l’île d’Utoya en 2011, ou du lycée de Grasse en 2017. Cette mise en cause a eu des prolongements légaux : aux USA, des associations de victimes ont poursuivi en justice des développeurs de jeux vidéo violents, et l’état de Californie a adopté une loi en interdisant la vente aux mineurs[1]. En Norvège, les jeux Call of Duty et World of Warcraft– qui n’est pourtant pas habituellement épinglé pour sa violence –, ont été temporairement retirés de la vente parce qu’Anders Breivik avait écrit, dans son « manifeste », qu’il y jouait régulièrement[2].
Cette idée d’une causalité entre jeux vidéo violents et passages à l’acte trouve son origine dans les théories cognitivo-comportementales, et un avis de l’Académie des sciences, L’enfant et les écrans[3], nous donne un aperçu des principales thèses qui la sous-tendent. On y lit ainsi que « l’observation des conduites d’autrui, que ce soit dans la réalité ou dans des mises en scène, est un facteur (parmi beaucoup d’autres) favorisant le déclenchement ou au contraire l’inhibition des conduites agressives ». On peut aussi y lire que la conséquence serait qu’« en cas d’exposition répétée aux mêmes séquences comportementales valorisant des réponses violentes, il peut en résulter une diminution de la sensibilité à la souffrance d’autrui (c’est le versant émotionnel) et des troubles dans l’évaluation de ce que représente un comportement adapté : la violence est valorisée comme réponse privilégiée (c’est le versant cognitif) ».
Le passage à l’acte serait donc favorisé, chez des usagers ayant certaines dispositions préalables, par le fait que les jeux vidéo violents amplifient chez eux la représentation d’un monde dominé par la violence – ce qui entraînerait en retour des réponses comportementales agressives – , mais aussi parce que les scénarii de ces jeux les obligent à adopter, en tant que joueur, des attitudes violentes.
Sur ce dernier point, des causes neuro-développementales sont également avancées : les adolescents, dont le développement préfrontal ne serait pas « en phase avec celui de leur “cerveau émotionnel” (le système limbique) », souffriraient d’un défaut de régulation des affects et des comportements. Les phénomènes de violence pourraient alors survenir « lors d’une transition mal maîtrisée du virtuel au réel ».
Si l’on suit la logique de ces thèses, celui qui passe à l’acte est finalement victime de ses cognitions et comportements renforcés et induits, notamment par les jeux violents, ainsi que des défauts de son cerveau [4]. La violence n’étant pas envisagée en tant que manifestation foncière de la pulsion, comme « satisfaction de la pulsion de mort » [5], la question des usages de ces jeux est éludée, tandis que la rupture de causalité [6]reste inaperçue.
A. Breivik écrivait, toujours dans son manifeste : « dites à vos proches que vous avez commencé à jouer à World of Warcraft ou à un autre jeu de rôle en ligne, et que vous allez vous y consacrer pendant plusieurs mois. […] Dites-leur que vous êtes complètement accros […] Vous serez étonné de voir ce que vous pouvez faire en toute discrétion en blâmant ce jeu » [7]. La causalité réelle de l’émergence de la violence et du passage à l’acte n’est envisageable qu’à partir de ce qu’on peut cerner de la logique intime, insensée, d’un sujet.
[1]www.lemonde.fr/technologies/article/2011/07/25/le-jeu-video-eternel-bouc-emissaire-des-tueries_1552692_651865.html
[2]www.lepoint.fr/high-tech-internet/des-jeux-video-utilises-par-anders-breivik-retires-de-la-vente-en-norvege-02–08-2011–1358818_47.php
[3]www.academie-sciences.fr/fr/Rapports-ouvrages-avis-et-recommandations-de-l-Academie/l‑enfant-et-les-ecrans-l-avis.html
[4]www.lemonde.fr/sciences/article/2019/02/04/les-neurosciences-peuvent-elles-devenir-des-auxiliaires-de-la-justice_5419193_1650684.html
[5] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017, p. 200.
[6] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, inédit.
[7]www.leplus.nouvelobs.com/contribution/178831-tueries-de-masse-et-jeux-video-l-eternel-amalgame.html