La « vraie vie » de la petite fille de dix ans avec qui l’on va cheminer cinq ans, qui n’a pas de prénom, comme ses parents, comme beaucoup des protagonistes de l’affaire, nous entraîne dans une histoire haletante et joyeuse, morbide et inquiétante tout en même temps. La petite fille en effet a une perception de la vie comme vraie, car on y rencontre le réel, qu’elle traduit de manière très sensible. Elle habite avec son petit frère de sept ans, dont elle aime caresser la douce chevelure, dans une maison dont une des pièces est consacrée aux morts, aux animaux chassés et empaillés par le père. La mère, décrite comme une amibe, sans forme ni discours, s’occupe de sa maisonnée, et subit sans jamais moufter la violence de son mari qui la bat. Tout ce joyeux monde habite un quartier résidentiel que l’on découvrira au fur et à mesure, un lieu de vie très riche sous des aspects les plus « ordinaires ».
Un accident, rendu désopilant malgré ses conséquences désastreuses sur la vie des enfants, réordonne la vie de cette fillette qui rencontre la pulsion de mort partout où elle traîne, sans jamais abandonner le vivant en elle. Comment faire avec la violence du réel ? se demande-t-elle. Comment faire avec la devise d’un père chasseur : « Dans la vie, pas de choix, ou prédateur ou proie » ? C’est une dialectique impossible qu’elle saura pourtant subvertir.
En décrivant, en nommant ce qui ne peut se dire, la narratrice sans nom – ce qui lui donne une envergure universelle – trouve les mots, via la métaphore de la folie paternelle, pour traduire le réel de la pulsion de mort qui concerne chacun. Pour sortir son petit frère de l’état de sidération morbide provoqué par « l’accident » qui ouvre le roman, la fillette s’engage dans des études pointues et difficiles, saisissantes de justesse, pour inventer une poétique subtile d’un « nouveau sens » afin d’éclairer le réel auquel elle a affaire. Aucun pathos dans cette vraie vie et même une grande virtuosité d’écriture.
La violence et la mort se font présentes partout, y compris dans le jeu des enfants dans la casse de vieilles voitures où il est nécessairement interdit de se rendre, car c’est dangereux mais où « jouer » dans les carcasses d’automobiles si abîmées est un plaisir. On n’ose à peine imaginer ce qui a pu s’y passer.
Donc la mort et la destruction partout, et la vie dans les mots et l’envie de savoir, d’apprendre, de penser le monde, de rencontrer l’amour. L’autre bête en soi, dans son corps – qui combat la hyène, figure du réel, kakon tout autant – ouvre à une érotique de la rencontre avec un désir nouveau, un plaisir sensuel qui transforme cette petite fille en la femme qu’elle deviendra.
La vraie vie[1]Dieudonné A., La vraie vie, Ed. de l’Iconoclaste, 2018. est un titre audacieux et bien trouvé pour dire malgré le pire, le vivant d’un sujet aux prises avec l’absurdité et son audace de le défier.
Dominique Carpentier