Nous avons souhaité porter à la connaissance des zappeurogues le travail* de notre collègue argentin José Ubieto à propos du phénomène du bullying, terme qui correspond en grande partie à l’extension du « harcèlement » chez les adolescents du siècle, et également les enfants, à moindre échelle. Nous avons été intéressés par sa thèse qui met en valeur la position de l’agent du bullying face à celui qui le subit, position qui vise « à soustraire la subjectivité » de l’autre, et cela sous le regard du troisième terme impliqué dans le phénomène, les témoins, qui deviennent agents à moindre frais par la publicité qu’ils donnent à ce dispositif de violence imposée. Le cadre ainsi posé du harcèlement comme « symptôme social », nous invite à chercher avec les enfants et adolescents rencontrés la part obscure de consentement qui rend compte de cette prise en charge d’un symptôme singulier – articulé à l’émergence d’une nouvelle modalité d’économie de jouissance pour un sujet – par un symptôme social.
Une question vient : à quel dieu obscur et féroce s’adresse cette étrange cérémonie moderne qui se nourrit des jouissances en impasse des jeunes gens et des jeunes filles ?
Daniel Roy
Qu’y aurait-il de nouveau à notre époque, qui permettrait d’expliquer les formes actuelles que prend le symptôme social du bullying ? Quelle en serait la clé contemporaine, dont l’enveloppe formelle inclut l’a‑temporel, ce qui se répète, impliquant ainsi la différence ? Sans visée exhaustive, nous pouvons évoquer trois causalités : le déclin de l’autorité incarnée traditionnellement par l’imago sociale du père et de ses dérivés (maître, curé, dirigeant) ; la promotion du regard comme objet de jouissance privilégié dans l’essaim digital, et la désorientation adolescente dans les identités sexuelles. Ces trois éléments aboutissent à un objectif de base du harcèlement, qui n’est autre qu’un attentat à la singularité de la victime. Il s’agit de frapper dans ses signes « étranges » cette jouissance différente qui devient intolérable, ce qui suppose pour chaque sujet un questionnement sur sa propre manière de faire, et d’obtenir une satisfaction.
Ainsi la violence exige la visibilité, et dans le cas du cyber harcèlement, la viralité. Cette prépondérance de la satisfaction liée au regard expliquerait l’accroissement du cyber harcèlement et ses caractéristiques différentes du harcèlement dans la réalité.
Jouis ! L’impératif du bonheur. La forme cynique de notre hyper-modernité est telle qu’une fois les semblants traditionnels effondrés, on se presse pour assurer sa part de jouissance, limitée et insatisfaisante de structure. C’est pourquoi les victimes de la violence (harcèlement scolaire inclus) partagent une même caractéristique : elles présentifient ce manque de jouissance : vagabonds (sans abri), migrants (sans papiers), homosexuels (sans virilité), élèves geeks (étranges, extravagants, loufoques). (…) « être normal, comme tout le monde » c’est ce qu’on entend souvent chez les patients prisonniers des standards au détriment d’une création singulière. C’est le paradoxe de la liberté capitaliste : il n’y a pas de loi à transgresser, il ne reste que la norme qui oblige à jouir toujours plus pour atteindre le bonheur.
La panique de se voir ségrégué du lieu collectif (bande, copains de récrée, chat) et des bénéfices identitaires y afférant, pousse le sujet à s’anticiper dans sa définition par peur d’être rejeté. C’est la raison pour laquelle le bullying repose sur un ternaire formé par le ou les agresseurs, la victime et le groupe de spectateurs, le plus souvent muets et complices. Leurs témoignages mettent en valeur leur désir : se taire et applaudir pour ne pas être eux-mêmes victimes.
Le harceleur, le harcelé et les témoins
La clinique du harcèlement scolaire ne montre pas l’existence d’un profil unique d’agresseur, ni de victime, même si on relève quelques constantes. Le harceleur témoigne avoir été violenté dans sa propre famille et par ses pairs (…). Son aptitude à toucher le point faible de l’autre, en provoquant de la douleur sans ressentir de remords est importante. Son double visage, séducteur et mal traiteur, lui permet de faire rire les autres et de passer inaperçu auprès des professeurs, qui le prennent souvent pour un plaisantin. Ce semblant de contrôle ne lui épargne pas la division subjective, ni l’angoisse, ni le mal-être causé par sa conduite.(…) Dans certains cas, il semble que ce mal-être précède et ressortit de son usage du harcèlement.
Les victimes ne semblent pas non plus s’inclure dans une catégorie psychopathologique, un unique trait commun semblant être la contingence d’un évènement qui les fait apparaître devant le groupe comme étrange ou bizarre : parfois trop inhibés ou au contraire insolents, ou simplement peu intéressés par les marques partagées en commun, – des sujets sans marque. En ce sens, personne n’est exclu, à priori, de la possibilité d’être harceleur et/ou victime.
Les témoins muets et complices soutiennent le harcèlement continu par leur passivité, alors même qu’ils pourraient l’arrêter en s’opposant. Nous vérifions dans tous les cas que la figure du témoin muet et complice est là pour deux raisons. D’une part, son regard souvent retransmis par les écrans (portables, réseaux sociaux) rajoute un plus-de-jouir, en se réjouissant de la violence et de la douleur de l’autre, sans pour autant s’impliquer dans le corps à corps. En même temps, l’agresseur devient une vedette, du fait de la viralité des images. D’un autre côté, se taire et devenir complice du plus fort, assure à chacun imaginairement son inclusion dans le groupe dominant et lui évite d’être exclu comme un « taré ». Les adolescents doutent de leur condition de « normaux » et craignent de ne pas être à la hauteur, d’être laissés de côté et d’être considérés comme « bizarres ».
Le harcèlement est ainsi une façon de soustraire au sujet son symptôme particulier, ce qui apparaît chez lui comme une étrangeté, un signe d’altérité, pour promouvoir l’homogénéité de la jouissance, pour que tous tirent satisfaction de la même manière, avec les mêmes goûts et les mêmes styles. On constate ainsi le pousse-au-puritanisme, fondement de l’intolérance envers celui qui se situe hors-norme.
La fonction de l’injure, si présente dans tous les cas de bullying, est décisive, car elle vise l’identité de l’être de jouissance de celui qui ne partage pas le même style de vie. En effet, dans certains cas, le suicide apparaît comme la seule voie susceptible de restaurer la dignité humaine.
Les situations les moins graves et les plus fréquentes sont souvent invisibles et subies en silence par ceux qui sont concernés. (…) Á partir de là, il convient de mettre en œuvre diverses stratégies bien différenciées pour sensibiliser les élèves, les professeurs et les familles. Des stratégies qui combinent l’attention individuelle à la singularité de chaque cas, et la dimension collective dont la relation avec les discours en vigueur autour de la violence a une incidence notable.
*Extraits de “Bullying : sustraer lo singular” de José R. Ubieto in Bullying, acoso y tiempos violentos. Lecturas críticas desde el psicoanálisis de orientación lacaniana. Compilador Mario Goldenberg, Grama ed., 2016
Extraits et traduction de l’espagnol : Adela Bande-Alcantud & Eliane Calvet