« Si nous n’avions pas tant de défauts, nous ne prendrions pas
tant de plaisir à en remarquer chez les autres. »
François de la Rochefoucauld
Un des modes d’expression privilégié des jeunes générations sur internet est le lol, terme issu de l’anglais laughing out loud, qui signifie « mourir de rire », « rire à gorge déployée ». Présent dès les débuts d’internet, il s’est constitué peu à peu en sous-culture et en lien social particulier, fondé sur le trait d’esprit, l’humour potache et l’ironie mordante, pour le meilleur et pour le pire – quand ils se dégradent en injure. Il a ses signifiants, sa sémantique et sa syntaxe propres, ses figures obligées, basées sur un répertoire exponentiel de mèmes[1] dont l’usage est plus ou moins élégant, ses règles absurdes dont la première pourrait être que toute règle peut et doit être contredite. Il a ses héros, provisoires, ses mauvais démons, les trolls, dont le but est de vous faire sortir de vos gonds, et bien sûr ses victimes – ceux aux dépens desquels on rit. Pour ceux qui n’en partagent pas les codes, il est conseillé de ne pas s’y frotter, sous peine de faire l’objet des moqueries, voire d’un puissant déferlement de violence. L’esprit du lol fait lien social un peu comme une société initiatique, accompagnant certains pré-ados et ados jusqu’à l’âge adulte aujourd’hui parfois tardif – disons jusqu’à ce que tombe d’une façon ou d’une autre le couperet d’une certaine castration.
Inspirés du forum anglophone 4chan qui est un des hauts lieux du lol, les forums du site jeuxvideo.com constituent aujourd’hui les bases arrière en France de la constitution de cet humour mais aussi de campagnes de cyber-harcèlement visant principalement des femmes. Une des particularités de cette violence cybernétique est de procéder en meute en jouant sur l’effet de viralité des réseaux sociaux qui démultiplient les attaques en les faisant connaître. Un épisode récent issu de Facebook et de Twitter, l’affaire de la ligue du lol, en a révélé certains mécanismes en faisant les gros titres de la presse nationale. La ligue du lol était le nom d’un groupe privé Facebook qui a réuni de 2009 à 2012 une trentaine de jeunes gens prometteurs dans les secteurs du web journalisme alors balbutiant, de la publicité et de la communication, se voulant les aristocrates de ce nouveau terrain de jeu qu’était alors le web 2.0. À partir de cet espace privé étaient ciblées certaines personnes jugées amusantes à leur insu, par naïveté, bêtise ou loufoquerie, ensuite moquées sur Twitter par des comptes anonymes, voire victimes IRL (In real life, dans la vraie vie) de farces humiliantes, tel l’appel téléphonique d’un faux recruteur de grand média à une jeune blogueuse – par la suite diffusé largement sur internet. Le point de capiton de l’épisode a pris la forme d’une maxime morale, « qui vit par le lol périra par le lol », ou « lolera bien qui lolera le dernier », puisque l’affaire révéla la présence dans ce groupe de personnes à des postes importants dans diverses rédactions de presse parisiennes ou à la mairie de Paris, aujourd’hui suspendues ou licenciées.
Lacan a pu dire que l’insulte était le premier et le dernier mot du dialogue[2], donnant l’indice qu’au cœur même du lien social gîte aussi ce qui le détruit, et que la constitution initiale de l’autre est foncièrement intriquée à la volonté de son anéantissement. Jacques-Alain Miller commentant cette remarque de Lacan indique que « c’est dans l’insulte que le langage porte à conséquence. […] L’insulte, c’est l’effort suprême du signifiant pour arriver à dire ce qu’est l’autre comme objet a, pour le cerner dans son être, en tant justement que cet être échappe au sujet. Il essaie de l’obtenir par une flèche. »[3] C’est bien ce que visent les trolls et autres loleurs, même quand la violence en jeu n’est pas frontale et n’en passe pas par l’injure proprement dite. En effet, les loleurs de la ligue se défendent aujourd’hui d’avoir été parmi les plus violents, même s’ils n’étaient pas sans savoir que leurs dizaines de suiveurs, au signal, prendraient le relais avec moins de retenue. Mais au-delà de l’insulte, il y a un usage du signifiant qui charrie la jouissance insultante qui l’infiltre. Ainsi, Jacques-Alain Miller évoque-t-il l’« emploi insultant » de « noms supposés neutres » : « des noms parfaitement innocents peuvent prendre selon le contexte un sens injurieux »[4]. Les loleurs en fins connaisseurs de la syntaxe d’internet savaient en utiliser toutes les subtilités, par exemple l’usage d’images comme des signifiants injurieux, le subtweet[5] apparemment innocent, et garder mine de rien les mains propres.
Jacques-Alain Miller poursuit : « L’usage d’insulte qu’on peut faire du signifiant, c’est l’usage qui vise l’être de l’autre. C’est l’usage qui vise l’autre au point de l’indicible, c’est-à-dire là où l’être même excède les possibilités de la langue. C’est en quoi l’insulte […] est une tentative pour dire la chose même, c’est-à-dire pour tenter de la cerner comme objet a, et ainsi d’isoler, de transpercer l’autre dans son être-là, dans son Dasein, dans la merde qu’il est. »[6] C’est un emploi du langage qui rejoint sa constitution même. Lacan ne recommandait-il pas de ne pas perdre de vue « la dimension d’injure où s’origine la métaphore »[7] ? Si la haine est fondamentalement un mode de lien social dans le même registre que l’amour[8], elle n’est pourtant peut-être qu’occasion d’agiter la sombre violence qui roule dans lalangue qui infecte tout un chacun.
Le troll ou le vilain loleur, car certains heureusement sont plus bon enfant, pourrait être une figure numérique de « l’abrupt du réel »[9], terme employé par Lacan en 4e de couverture du Séminaire des Quatre concepts, là où le signifiant défaille en son sein même. Jacques-Alain Miller questionnant cette formule indique qu’« il n’y a pas d’abrupt de l’imaginaire. L’imaginaire, c’est toujours des transitions. Ça passe de l’un à l’autre. Pour le symbolique c’est pareil. Il n’y a pas d’abrupt du symbolique, sinon l’insulte, mais c’est justement hors symbole. Si l’imaginaire c’est des transitions, le symbolique c’est du fonctionnement. Lacan l’illustre par le fonctionnement automatique de 0 et de 1. Mais il y a un abrupt du réel quand précisément ça ne passe pas, quand ça se détraque, quand ça ne passe pas au niveau de l’imaginaire, quand ça se détraque au niveau du fonctionnement. »[10]
Ces pratiques du lol sur internet témoignent de la justesse de l’hypothèse de Jacques-Alain Miller dans son exposé à Comandatuba[11], selon laquelle le discours hypermoderne de la civilisation a la structure du discours de l’analyste. Elles permettent aussi d’apercevoir comment se passer du père mène au pire. Loin d’être désorientés même s’ils sont inconséquents, ces loleurs sont solidement vissés à la jouissance qu’ils mettent aux commandes. Mais ils mettent aussi en œuvre, à défaut du principe d’une perte comme telle, une logique d’éjection visant les autres… ou eux-mêmes.
[1] Selon la définition de Wikipédia, « un mème Internet est un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur internet ». Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A8me_Internet
[2] Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 487.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 6 décembre 1989, inédit.
[4] Idem, cours des 6 et 13 décembre 1989.
[5] Un subtweet est un tweet désignant une personne sans la mentionner – autrement dit, elle ne verra pas ce tweet bien qu’elle en soit l’adresse, façon subtile de nier son existence et de lui retirer toute possibilité de réponse, puisque le tweet a toutes les apparences de ne pas la concerner.
[6] Miller J.-A., op. cit., cours du 13 décembre 1989.
[7] Lacan J., « La métaphore du sujet », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 891.
[8] Cf. Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017, p. 200.
[9] Lacan J., 4ede couverture, Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.
[10] Miller J.-A., op. cit. cours du 13 décembre 1989.
[11] Cf. Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental n°15, février 2005, p. 12–13.