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« Moi fille »

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Eléa a une place à part sur son groupe de moyens-grands. Elle se dis­tingue en pré­le­vant avec une cer­taine vio­lence les objets des autres enfants : tétine arra­chée de la bouche, dou­dou et jouet pris des mains. À peine a‑t-elle attra­pé l’objet qu’elle s’en dés­in­té­resse, ce qui importe semble sur­tout d’entamer l’image sup­po­sée com­plète du petit autre. Coups, mor­sures et che­veux tirés sont éga­le­ment de la par­tie si un autre enfant s’approche trop près. Elle n’est guère plus tendre avec elle-même et ne ménage pas son corps. Perpétuellement en dés­équi­libre, elle chute sou­vent et se fait mal. Si un adulte énonce un inter­dit, Eléa s’emploie aus­si­tôt à faire ce qui est interdit.

Ses parents demandent à me ren­con­trer. Ils sont inquiets du com­por­te­ment de leur fille et ont peur qu’elle soit « prise en grippe » par les pro­fes­sion­nels de la crèche. Cette inquié­tude fait écho pour le père à sa place de « vilain petit canard » de la famille : né juste après la nais­sance d’un aîné, il a été délais­sé. Du dis­cours mater­nel, je retien­drai sa satis­fac­tion : « Eléa est une fon­ceuse. Elle tient de moi. Même si je suis petite, une femme, je fonce pour obte­nir ce que je veux. Je suis contente qu’elle sache ce qu’elle veut, qu’elle ne se laisse pas faire. »

Prenant appui sur les signi­fiants paren­taux, nous réflé­chis­sons en équipe aux moyens de déjouer la ten­dance d’Eléa à se faire prendre en grippe. Lui don­ner de petites res­pon­sa­bi­li­tés (net­toyer la table, ran­ger avec un adulte) per­met d’éviter la confron­ta­tion. Eléa a désor­mais des moments plus apai­sés, elle accepte d’en pas­ser par la demande auprès d’un adulte plu­tôt que de se faire mal. Toutefois, par­ta­ger avec d’autres enfants l’attention de l’adulte reste dif­fi­cile : si elle n’est pas dans une rela­tion pri­vi­lé­giée avec l’adulte, c’est l’attention sur un mode néga­tif qu’elle va cher­cher. Alors qu’Eléa cherche à taper Sofia qui s’est assise sur les genoux de l’éducatrice, je m’adresse à elle : « Tu as peur que Sofia prenne toute la place et qu’il n’y en ait plus pour toi. Il y a de la place pour deux sur les genoux de Justine ». Eléa com­mence par refu­ser puis consent à par­ta­ger : « Sofia, là », dit-elle en mon­trant l’un des genoux de Justine.

De manière géné­rale, les règles pour tous qui s’imposent au groupe font vio­lence à Eléa. Au moment du repas, alors qu’elle refuse de mettre sa ser­viette, elle est mena­cée d’être exclue de table. Je pro­pose de m’occuper d’Eléa. En pleurs, elle tire sur son tee-shirt vers moi. Je m’y inté­resse avec beau­coup d’attention. « Qu’est-ce qu’il est beau ton tee-shirt ! Ce serait vrai­ment dom­mage de le salir. On pour­rait peut-être mettre la ser­viette. » Eléa accepte aus­si­tôt. Dans les semaines qui viennent, Eléa vient vers moi en me mon­trant son tee-shirt. Je prends le temps de com­men­ter le des­sin des­sus, les paillettes. « C’est vrai­ment un tee-shirt de fille », dis-je. « Moi fille », répond Eléa. Un autre jour, alors qu’elle m’interpelle au sujet de son tee-shirt, je la salue : « Bonjour made­moi­selle Eléa ». Elle se met à rire. Elle me montre des ani­maux et nomme « Monsieur hip­po » que je salue. Défilent madame girafe, mon­sieur rhi­no, madame chat…

Dans les semaines qui suivent, Eléa, plus tran­quille sur le groupe, me montre son « sac de dame » et les objets dedans : un télé­phone, une petite voi­ture, une brosse à che­veux. Parée d’insignes fémi­nins, elle semble avoir trou­vé une solu­tion pour faire entendre sa sin­gu­la­ri­té de petite femme sur un autre mode que celui de sa mère fonceuse.

Morgane Léger