Saisissante ! L’histoire, d’un jeune adolescent, narrée (revisitée) par sa mère accablée par l’horreur de l’acte qu’il a commis : à la veille de ses seize ans, Kevin a tué une dizaine de personnes dans son lycée. Sept de ses camarades y sont passés. Inspiré du massacre de Columbine aux États-Unis, en 1999, le livre de Shriver[1]Shriver L., Il faut qu’on parle de Kevin, Paris, Flammarion, éditions J’ai Lu, février 2008. est devenu en quelques semaines un best-seller en Amérique et a obtenu un prix en Angleterre. Succès underground, polémique, original dans sa présentation, il reprend pourtant un ancien débat, le mythe de « l’harmonie logée dans l’habitat maternel »[2]Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367 : « un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel »., disséqué ici sans état d’âme : une mère peut-elle ne pas aimer son enfant ? Si oui, ce manque d’amour justifierait-il à lui seul un acte atroce et extrême comme celui de Kevin ? Eva, la protagoniste, reste tourmentée par cette énigme, deux ans après le carnage perpétré par son fils. C’est sous forme d’une série de lettres adressées à son mari absent qu’elle interroge la (les) cause(s) possible(s) de ce qui a ruiné sa vie, et celle de sa famille.
Le récit gravite autour d’un « why, and who’s to blame ? ». Pour tenter d’y répondre, Eva nous plonge dans les vingt dernières années de son existence. Fille d’immigrés arméniens, elle se présente comme une femme décidée, épanouie dans son travail et amoureuse de celui avec qui elle a passé les meilleures années de sa vie. Toujours féroce dans sa critique de la société américaine contemporaine, elle y trouve un contrepoids dans la figure de Franklin, son mari, incarnation de l’américain cool et sympa. Jeune couple réussi et insoucieux, ils décident d’avoir un enfant. C’est alors que leur monde cesse de tourner rond.
Plus percutant qu’une leçon de pédopsychiatrie
Dès sa naissance, Kevin dérange sa mère. Il refuse le sein, se tortille et affiche un sourire de marionnette chaque fois qu’elle s’approche de lui. Déprimée, elle n’éprouve aucun affect envers le bébé, hormis une certaine apathie. Les difficultés relationnelles seront traduites dès son entrée en maternelle par un « déficit de socialisation ». Garçon moderne, bon élève, de bonne famille, il devient une victime du désordre très actuel créé par « un déficit de l’attention ». Son attitude parfois bizarre et la violence inhérente à sa façon de malmener ou brutaliser l’autre sont sous-estimées. Ce répertoire de troubles, précis dans leur description, n’est pourtant évoqué ici que sur son versant d’impuissance : celui qui ne permet pas d’éviter le pire et qui témoigne du malaise du discours médical face au déchainement de certains jeunes. À défaut de pouvoir traiter le mal, on se tourne vers la prévention, en quête des signes avant-coureurs, des bons « clignotants » à ne pas rater : tout ce qui mesure les effets de l’exposition à la violence véhiculée par les médias, le contrôle du port d’armes à feu, tout ce qui engendre une sorte de nouveau culte de la peur.
Opaque et célèbre
L’absence d’affect et la froideur de Kevin le rendent « opaque » aux yeux de sa mère. Elle peut néanmoins reconnaître, dans ce qu’il dit, des fragments de son propre discours. Inlassablement ironique à l’égard des mœurs américaines, sa propre dose d’incroyance et son côté détaché rendent son désir opaque aux yeux de son fils. Lors d’une conversation en famille, elle va jusqu’à dire : « Pour être vraiment célèbre, dans ce pays, il faut tuer quelqu’un ». Énoncé fatidique, qui épingle le cas : Kevin, visé par le signifiant, lance ses flèches contre ses propres imagos, et obtient ainsi son lot de célébrité.
Métaphore
Une écriture directe, parfois trop crue, nauséeuse. Un dénouement aussi excessif qu’inattendu, où le lecteur encore fasciné par la révélation du crime le plus inouï, découvre une touche d’humanité chez un Kevin, dont la certitude avait été jusque-là inébranlable. Pas de réponses, sinon le constat d’une déconvenue. Entre la nature et la manière d’élever un enfant, il est en effet impossible de rendre compte de ce qui relève de la singularité d’un sujet, et de ce qui le conduit au passage à l’acte.
Ce livre se lit comme un récit allégorique, proposé comme métaphore de la tragédie plus large d’un pays où tout marche et où personne n’a faim, immergé dans le non-sens d’une société fondée sur le matérialisme.
Ligia Gorini
Image issue du film “We need to talk bout Kevin”, Lyne Ramsay.