Chaque matin, au petit déjeuner servi en institution à des adolescents qui se sont rendus indésirables dans nombre d’autres institutions, les éducateurs et moi parlons un peu, à côté, afin de trancher sur les passages à l’acte ou les insultes qui fleurissent quotidiennement sur la scène institutionnelle. Beaucoup d’institutions (en particulier celles qui accueillent des adolescents difficiles) sont tentées de traiter ces excès par le dépôt de plainte, un point préoccupant.
Ce matin-là, je décide de parler de l’insulte. J’évoque les mots en galère, les mots qui flanchent, à défaut les insultes, mais aussi des mots qui « prosent ». Je cite : « Jacques Lacan faisait de l’insulte le départ de la grande poésie. »[1]Lacan J., intervention dans une réunion organisée par la Scuola freudiana, à Milan, le 4 février 1973, parue dans l’ouvrage bilingue Lacan in Italia 1953–1978 / En Italie Lacan, Milan, La … Continue reading
Sonia, dix-sept ans, agitée et hilare, relate une scène dont elle a été témoin : « Les deux, y gueulaient tous les deux : “Ta mère ! Toi-même ! Ta mère ! Eh, ta mère !” Y disaient toujours la même chose ! Je te jure, c’est pas de la poésie ça ! Et y pouvaient plus s’arrêter ! Ça prenait grave la tête ! L’éducateur est arrivé, il a éclaté de rire. Y’a un des deux qui lui a crié : “oh ! t’es perché !” Et ils se sont arrêtés ». Rire collectif.
Matthieu, le bagarreur qui se jette d’ordinaire contre le monde par ses provocations incessantes, est attentif. Il ajoute : « Bah, oui ! quand l’autre y s’arrête plus, t’es obligé : tu le jettes ! » Gildas, le vagabond inabordable, au corps fatigué aux passages à l’acte imprévisibles, susurre : « L’insulte, c’est quand t’es au bout. » Gildas, le taiseux venait d’ajouter sa marque intime « au bout ». Sonia, touchée, me glisse – alors que nous débarrassons le petit déjeuner – son usage calculé de l’insulte : « Moi, l’insulte, c’est pour foutre la honte aux autres, pour que la honte, elle me tombe pas dessus… mais souvent, ça me tombe dessus. »
Le lendemain, je présente à Sonia la quatrième de couverture du livre de Philippe Lacadée :Vie éprise de parole.Je l’invite à s’asseoir. Elle écrit en silence : « Les insultes, c’est cette prison, si sale, si désastreuse dans laquelle je suis condamnée à perpétuité ». Elle s’en va.
La semaine suivante, Sonia invite Gildas – qui déambule dans des quartiers sans nom, le corps en souffrance – à écrire avec elle : « Je dédie ce poème à la femme qui m’a porté neuf mois dans ses entrailles. Malgré toutes mes bêtises, tout ce que j’ai pu te dire, tu resteras à vie dans mon cœur. J’ai mes défauts, mes qualités. Tu as souvent râlé mais ça ne change rien à l’amour que je te porte. » Gildas ajoute : « Je te remercie de ne pas avoir baissé les bras malgré les hauts et les bas. » Sonia conclut : « Je sais que tu ne vas pas bien et ça me fait mal. Mais je ne perds pas espoir qu’un jour tout ira mieux. »
Une proposition d’écriture prend forme autour du thème de l’injure, pour deux séquences à durée limitée. Les jeunes les plus difficilement abordables s’y présentent, comme Matta, seize ans, très violent : « J’insulte quand je suis trop énervé. Quand je suis énervé, j’ai la langue trop longue. Je suis énervé quand je me pose la question : pourquoi le mystère existe dans la vie de l’homme ? Tout le temps lutter pour finir par être blessé. Attends pour être né, attends pour souffrir, attends de devenir, attends pour vivre. C’est le cri des cœurs blessés qui pleurent : “pourquoi ? ” »
Ou encore, Ajmal, seize ans, qui semble s’oublier dans la drogue, automédication qui l’aide à survivre et s’évader d’une souffrance insaisissable : « On était dans les escaliers. 31 octobre, 8ème étage. J’avais dix ans. Moi, j’ai passé trois ans de ma vie dans des escaliers. La semaine au foyer, les week-ends dans les escaliers. C’était Halloween, on a sonné pour demander des bonbons. Il a sorti le fusil à plombs. Ça fait mal mais ça tue pas un fusil à plombs. On est sorti de l’allée, on a récupéré les billes, on a essayé d’en jeter au 8ème étage. Alors, on a appelé les grands du quartier. Ils l’ont menacé et tapé. Je savais pas si je devais être content ou pas. Les week-ends, je sortais chez ma mère, je savais pas si je devais être content ou pas. Parce que les week-ends dans les escaliers, c’est l’insulte. »
Matta pense réellement que « sa langue est trop longue » : c’est le reproche que lui faisait son père violent justifiant les coups de fouet qui ont marqué son corps. Matta a décidé de consulter l’orthophoniste qui a confirmé : sa langue trop longue cause son bégaiement dans l’énervement, mais pas l’énervement en lui qui lui fait peur. Il a alors décidé de parler à un analyste.
Longtemps, la maîtresse de maison s’est demandée pourquoi Ajmal urinait systématiquement dans les escaliers du foyer. Pour Ajmal, les escaliers, c’est l’insulte à laquelle il se sent assigné. L’insulte n’est pas seulement saccage de la langue mais « sécrétion du corps »[2]Lacadée Ph., Vie éprise de parole, Editions Michèle, 2013, p.181., et quand elle git dans le corps, il n’est pas facile de s’en séparer. Pour ces jeunes, pas tous, écrire a fait une coupure, ou une séparation avec l’insulte, à la condition de son recueil digne, sans commentaire.
Marie-Cécile Marty
Notes[+]
↑1 | Lacan J., intervention dans une réunion organisée par la Scuola freudiana, à Milan, le 4 février 1973, parue dans l’ouvrage bilingue Lacan in Italia 1953–1978 / En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 78–97. Citée par Philippe Lacadée dans Lacan Quotidien,no 482, 25 février 2015, « De l’insulte au chaos de la violence aveugle » et en quatrième de couverture de son livre Vie éprise de parole. |
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↑2 | Lacadée Ph., Vie éprise de parole, Editions Michèle, 2013, p.181. |