« Se faire violence », dit bien la dimension auto-mutilatoire que nécessite tout désir en acte, lorsqu’il s’agit de s’arracher à la jouissance qui nous retient. Chez certains jeunes, cela n’est pas toujours métaphorique, la castration n’est pas symbolisée et se défendre contre la pulsion exige parfois une part de sacrifice sur le corps propre. Sous les pseudonymes Irithae, Peau d’âme, etc., des adolescentes racontent leur expérience de l’auto-mutilation sur des forums. L’un d’eux s’appelle AM-Entraide. Ce titre et ces deux lettres expriment à la fois la facette auto-érotique de cette pratique et une tentative d’insertion dans l’Autre. Ce montage nomme la jouissance et noue le réel du corps avec des identifications à des pairs. À entendre certaines adolescentes, ces liaisons numériques ne font pas nécessairement écran au symbolique. Cette mise en réseau ne permet-elle pas l’ébauche d’une symptomatisation de ces violences corporelles solitaires ? Peut-on y lire « une nouvelle alliance entre l’identification et la pulsion »[1]Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant, Paris, Navarin, 2015, p. 203. ?
L’adolescence peut entraîner une auto-ségrégation active qui se cristallise souvent autour d’un mode de jouir. Jacques-Alain Miller nous invite à explorer « l’adolescence comme moment où la socialisation du sujet peut se faire sur le mode symptomatique »[2]Miller J.-A., Ibid.,p.198..L’automutilation préexiste à l’inscription sur ces forums qui en détermine le traitement plutôt que la cause. Bien que le désir de l’Autre puisse déterminer les identifications, elles ne satisfont pas pour autant la pulsion[3]Cf. Lacan J., « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste », Écrits, Paris,Seuil, 1966, p. 853..
AM-Entraide a 12 ans d’existence et 2 265 membres. Sa charte interdit le prosélytisme et la surenchère, les chantages au suicide sont censurés ; ce à quoi veillent des modérateurs qui conseillent de consulter. S’y loge un certain goût des mots tels que des métaphores cutanées[4]Crever l’abcès, écorchée vive, mal dans sa peau, se viander, etc. pour tenter de se dire. L’humour y est présent, il faut même supporter d’être « trollé »[5]En argot internet, « troller » signifie provoquer. et responsabilisé. La rubrique « S’ouvrir, c’est déjà s’aider » équivoque et condense le versant solution de l’AM et du forum. Proposer par l’usage de l’écrit une ouverture signifiante plutôt que l’entaille réelle du corps permet de céder, de faire condescendre un bout de cette jouissance radicale. Une section débat indique : « au moins, sur un forum, on ne se coupe pas… la parole ». Des sections créativité avec dessins, poèmes, cadavres exquis participent du traitement de la lettre. Au fil des mois, une correspondance s’établit entre les adolescentes, où le propos n’est plus l’AM mais bien leur histoire. Ainsi, une jeune interroge sa responsabilité du fait qu’un ami « commence à s’AM ». Certains utilisateurs refusent cette idée d’imitation : « Tu ne lui as pas mis la lame dans la main ». Une autre se questionne sur la formation de ses symptômes : « J’ai l’impression que j’adopte des attitudes mentales en mimant des symptômes, comme si je faisais semblant, pas de souffrir, mais comme si je donnais à ma souffrance des apparences connues. » Au-delà du travail sur la lettre, s’approprier le symptôme d’une autre personne aux affects similaires, n’est-ce pas donner une forme – certes copiée-collée – à une souffrance qui n’en trouvait pas jusque-là ? C’est « une nouvelle psychologie des masses » qui, comme le propose Éric Laurent, « défie l’identification »[6]Laurent E., L’envers de la biopolitique, une écriture pour la jouissance, Navarin, coll. Champ Freudien, 2016, p. 21. ?
La communauté affective moderne à laquelle ouvre l’identification via l’AM ne présente pas d’identification au meneur. Même si les modérateurs jouent un rôle important sur ces forums, il s’agit plus de reconnaissance réciproque entre pairs ; les modérateurs sont ou ont été pratiquants eux-mêmes. Pour certains de ces jeunes, l’AM est l’arme secrète qui leur permet de se couper littéralement de l’Autre familial, scolaire et de s’approprier leur corps, moment d’affranchissement propre à l’adolescence où autonomie et auto-destruction se combinent fréquemment. Via ces forums, ces sujets instaurent une nouvelle adresse, un abri à cette jouissance autistique en réinventant un lien social. En outre, cette mise en scène numérique participe à la fabrication du corps pris dans une toile intersubjective où « un projet corporel prend forme »[7]Casilli A., Les liaisons numériques, Paris, Seuil, 2010, p. 223.. Ainsi, nous rejoignons Caroline Leduc qui, dans « Préambules à une clinique du réseau », propose de « penser le médium internet comme un nouveau corps de l’Autre que les sujets contemporains s’incorporent et s’approprient pour répondre à leur question propre »[8]Leduc C., « Préambules à une clinique du réseau », La Cause du désir, n°97,novembre 2017, p. 76..
Solenne Froc
Notes[+]
↑1 | Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant, Paris, Navarin, 2015, p. 203. |
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↑2 | Miller J.-A., Ibid.,p.198. |
↑3 | Cf. Lacan J., « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste », Écrits, Paris,Seuil, 1966, p. 853. |
↑4 | Crever l’abcès, écorchée vive, mal dans sa peau, se viander, etc. |
↑5 | En argot internet, « troller » signifie provoquer. |
↑6 | Laurent E., L’envers de la biopolitique, une écriture pour la jouissance, Navarin, coll. Champ Freudien, 2016, p. 21. |
↑7 | Casilli A., Les liaisons numériques, Paris, Seuil, 2010, p. 223. |
↑8 | Leduc C., « Préambules à une clinique du réseau », La Cause du désir, n°97,novembre 2017, p. 76. |