Menu

Une entame à la violence

image_pdfimage_print

Daniel Roy invi­tait à reprendre, concer­nant l’enfant violent, les deux lois d’ordre dia­lec­tique que Lacan dégage dans son Allocution sur les psy­choses de l’enfant :

« Pour obte­nir un enfant psy­cho­tique il y faut au moins le tra­vail de deux géné­ra­tions, lui-même en étant le fruit à la troisième.

Que si enfin la ques­tion se pose d’une ins­ti­tu­tion qui soit à pro­pre­ment en rap­port avec ce champ de la psy­chose, il s’avère que tou­jours en quelque point à situa­tion variable y pré­vale un rap­port fon­dé à la liber­té »[1] Lacan J., « Allocution sur les psy­choses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 362..

Qu’est-ce qu’un rap­port fon­dé à la liber­té si ce n’est un rap­port qui trouve son fon­de­ment sur la cause du désir – moins celui du père, moins l’Œdipe – telle que l’éthique de la psy­cha­na­lyse nous conduit à la consi­dé­rer, c’est-à-dire moins dans un rap­port du sujet à l’Autre que sur la mise en évi­dence du fan­tasme comme forme d’assujettissement et sur la prise que l’acte psy­cha­na­ly­tique per­met par la pos­si­bi­li­té d’extériorisation de l’objet a.

Deux rap­pels.

En 1986–1987 à Nonette, une étude, por­tant sur la struc­ture fami­liale et les psy­choses, asso­ciait les pro­fes­sion­nels de l’institution à des inter­lo­cu­teurs exté­rieurs : des psy­cha­na­lystes membres de l’École de la Cause freu­dienne et des cher­cheurs de l’Institut de recherches mar­xistes. Le thème choi­si témoi­gnait du sou­ci d’articulation des pra­tiques sociales et de la psy­cha­na­lyse, dans la mesure même où la famille est bien, comme arti­cu­la­tion de la sub­jec­ti­vi­té et du lien social, un fait incon­tour­nable. L’étude avait per­mis de mettre en évi­dence la pré­sence, assez régu­liè­re­ment retrou­vée dans les cas de psy­chose de l’enfant, d’une « dis­con­ti­nui­té sociale non sym­bo­li­sée » dans les géné­ra­tions pré­cé­dentes. Ainsi la théo­rie laca­nienne de la for­clu­sion du Nom-du-Père démontrait-t-elle sa vali­di­té, y com­pris dans le domaine des psy­choses de l’enfant, dans la mesure même où c’est à ce signi­fiant que le sujet doit son ins­crip­tion dans le lien social de discours.

Le second rap­pel est plus personnel.

Dès les pre­mières séances de ma cure, la demande de Lacan m’avait sur­pris : lui écrire ce qu’il devait savoir de mon his­toire et un arbre généa­lo­gique depuis mes grands-parents. J’avais véri­fié alors que c’était une pra­tique de Lacan qui n’était pas excep­tion­nelle. Je dois dire que le refou­le­ment de ce sou­ve­nir m’a évi­té les conclu­sions hâtives du jeune psy­chiatre que j’étais alors, dont les failles sym­bo­liques, dans sa famille tant du côté du pater­nel que du côté mater­nel, ne man­quaient pas, loin s’en faut.

C’est le cas chez un grand nombre : aujourd’hui, il y a des rup­tures sym­bo­liques dans les familles. C’est ce que Jacques-Alain Miller appelle dans le texte d’orientation de la JIE5 « la psy­chose civi­li­sa­tion­nelle nor­male »[2]Miller J.-A., « Enfants vio­lents », Après l’enfance, Paris, Navarin édi­tions, coll. La petite Girafe, 2017, p. 206., celle qui carac­té­rise l’Autre qui n’existe pas. À la faveur d’une dis­jonc­tion, l’émancipation de petit devient pos­sible et per­met sa mon­tée au zénith grâce à l’action conju­guée du dis­cours capi­ta­liste et de la science. En 2004, à Comandatuba, J.-A. Miller n’hésite pas à par­ler de « dic­ta­ture du plus-de-jouir », dans sa confé­rence « Une fan­tai­sie »[3]Miller J.-A., « Une fan­tai­sie », confé­rence pro­non­cée au IVe Congrès de l’Association mon­diale de Psychanalyse, 2004 : Mental,n°15, février 2005..

Il pointe là un glis­se­ment pro­gres­sif de Lacan de la néces­si­té vers l’impossible, et, en même temps, du pri­mat du sym­bo­lique vers celui du réel, soit une véri­table révo­lu­tion ren­ver­sant un cer­tain ordre entre sym­bo­lique et réel. Ce ren­ver­se­ment est spé­cia­le­ment mar­qué dans la 4ème de cou­ver­ture du Séminaire XIX …ou pire [4]Lacan J., Le Séminaire livre XIX …ou pire (1971–1972), Paris, Seuil, 2011.. La libi­do prend le pas sur l’interprétation symbolique.

J.-A. Miller nous rap­pelle com­ment, dans « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir dans l’inconscient freu­dien »Lacan défi­nit la cas­tra­tion : « La cas­tra­tion veut dire que la jouis­sance soit refu­sée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle ren­ver­sée de la Loi du désir. »[5]Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir dans l’inconscient freu­dien », Écrits, Paris,Seuil, 1966, p.827.

La cas­tra­tion n’est pas ici défi­nie à par­tir du phal­lus, mais direc­te­ment à par­tir de la jouis­sance, c’est-à-dire à par­tir de la pul­sion.  La jouis­sance « doit être refu­sée dans le réel pour être atteinte sous l’égide du sym­bo­lique »[6]Miller J.-A., « Enfants vio­lents », Après l’enfance, Paris, Navarin édi­tions, coll. La petite Girafe, 2017, p.203., dit encore J.-A. Miller.

La vio­lence chez l’enfant n’est pas un symp­tôme. Elle est le contraire. Elle est plu­tôt la marque que le refou­le­ment n’a pas opé­ré. La vio­lence est la satis­fac­tion de la pul­sion de mort. J.-A. Miller recom­mande : « S’agissant de l’enfant violent, ne pas s’hypnotiser sur la cause. Il y a une vio­lence sans pour­quoi qui est à elle-même sa propre rai­son, qui est en elle-même une jouis­sance. »[7]Ibid., p.204.

Quel trai­te­ment de la pul­sion qui est pul­sion de mort ?

Je sou­haite évo­quer une situa­tion mar­quante du trai­te­ment de la vio­lence, dans l’histoire du CTR Nonette. Pour fêter Noël, tout le monde était ras­sem­blé dans la grande salle de l’institution. J’attendais le moment de l’entrée en scène de la nour­ri­ture. Comme des ser­veurs, les édu­ca­teurs ont appor­té, sur des pla­teaux indi­vi­duels, les petits fours et les cana­pés qui accom­pa­gnaient l’apéritif. Certains pen­sion­naires ont esquis­sé un mou­ve­ment pré­ci­pi­té pour se ser­vir eux-mêmes sur les pla­teaux. J’ai obser­vé le geste très preste des édu­ca­teurs, spé­cia­le­ment celui de Zoubida Hamoudi qui a court-circuité ce mou­ve­ment par l’esquive, en pre­nant une petite bou­chée sur leur pla­teau, puis en la remet­tant dans la main du « pré­da­teur » ! Le sujet s’en est trou­vé sidé­ré, comme des­sai­si de quelque chose. Voulant attra­per l’objet, il se trou­vait encom­bré d’un don. Une satis­fac­tion lui était accor­dée, mais sur le fond d’une cer­taine perte. Le geste très sub­til de l’éducatrice visait à faire le vide en don­nant satisfaction.

Ce mode de trai­te­ment de l’objet, au un par un, a per­mis que tout le temps de l’apéritif se passe for­mi­da­ble­ment bien, dans une atmo­sphère déten­due où la cir­cu­la­tion entre les per­sonnes était fluide, sans la moindre bous­cu­lade. Cela indique que don­ner, c’est pri­ver aus­si. Donner une satis­fac­tion vivante, pour pri­ver d’une jouis­sance mor­ti­fère, cela pro­duit un effet de sidé­ra­tion du sujet ; cela per­met aus­si d’isoler une jouissance.

Le buf­fet au quo­ti­dien, c’est en fait la répé­ti­tion de ce geste, de ce trai­te­ment de l’objet, dans l’urgence, sans le savoir, au un par un, ité­ra­tion dans le réel. Pas de don sans une perte en même temps. Je pense que c’est un des moteurs essen­tiels de notre pratique.

Aujourd’hui, le mode de satis­fac­tion ne se fonde plus sur l’interdit, mais sur le don d’une satis­fac­tion tout en intro­dui­sant une perte. Cela est para­dig­ma­tique de la cli­nique contemporaine.

Notre cli­nique s’inscrit dans le champ du lan­gage en lien avec la fonc­tion de la parole. C’est ce qui nous dis­tingue radi­ca­le­ment des com­por­te­men­ta­listes. Eux ont aus­si l’idée qu’une satis­fac­tion est en jeu, mais c’est dans la pers­pec­tive de réduire l’humain à ses com­por­te­ments. Ici, le geste de satis­faire la pul­sion comme une sorte de subli­ma­tion s’inscrit dans une com­plexi­té qui est celle du désir humain.

Jean-Robert Rabanel

Notes

Notes
1  Lacan J., « Allocution sur les psy­choses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 362.
2 Miller J.-A., « Enfants vio­lents », Après l’enfance, Paris, Navarin édi­tions, coll. La petite Girafe, 2017, p. 206.
3 Miller J.-A., « Une fan­tai­sie », confé­rence pro­non­cée au IVe Congrès de l’Association mon­diale de Psychanalyse, 2004 : Mental,n°15, février 2005.
4 Lacan J., Le Séminaire livre XIX …ou pire (1971–1972), Paris, Seuil, 2011.
5 Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir dans l’inconscient freu­dien », Écrits, Paris,Seuil, 1966, p.827.
6 Miller J.-A., « Enfants vio­lents », Après l’enfance, Paris, Navarin édi­tions, coll. La petite Girafe, 2017, p.203.
7 Ibid., p.204.

Inscrivez-vous pour recevoir le Zapresse (les informations) et le Zappeur (la newsletter)

Le bulletin d’information qui vous renseigne sur les événements de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et des réseaux « Enfance » du Champ freudien, en France et en Belgique et Suisse francophone

La newsletter

Votre adresse email est utilisée uniquement pour vous envoyer nos newsletters et informations concernant les activités de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et du Champ freudien.