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Zappeur JIE7

Formes plates de la parenté

Zappeur n° 36
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Dans son argu­ment, Valeria Sommer-Dupont nous invite à « désa­pla­tir la paren­té[1]» et, comme l’indiquait le Dr Lacan, à ne pas s’en tenir à l’histoire fami­liale en ce qui concerne l’étiologie des symp­tômes d’un enfant, afin qu’en psy­cha­na­lyse, tout ne s’engloutisse pas « dans la paren­té la plus plate[2]». Ainsi, s’orienter de la psy­cha­na­lyse laca­nienne au sein du conglo­mé­rat « Parents exas­pé­rés – Enfants ter­ribles », c’est tenir compte des aspé­ri­tés de lalangue sin­gu­lière qui se parle dans une famille, et de la façon dont cha­cun de ses membres en est per­cu­té, s’en sai­sit et la réinvente.

Ceci est d’autant plus d’actualité qu’aujourd’hui une pla­ti­tude plus radi­cale pour­rait tendre à englou­tir la paren­té : celle par laquelle la cau­sa­li­té psy­chique n’aurait plus sa place, et où par­ler de l’histoire fami­liale serait une pure perte de temps, aucu­ne­ment consi­dé­rée comme le sup­port d’une prise de parole sin­gu­lière. C’est là le propre de l’idéologie du tout-neuro[3].

Cette idéo­lo­gie s’est assor­tie d’un moyen qui ne cesse de prendre de l’essor dans le champ de l’enfance et le domaine médico-social : les pla­te­formes. Oui, c’est dit. Et en effet, une fois qu’il y sera embar­qué, c’est bien à sa forme la plus plate que l’être par­lant sera tenu, ain­si que ce qui a trait à sa parenté.

Ces pla­te­formes sont presque sys­té­ma­ti­que­ment fon­dées sur un diag­nos­tic sou­te­nu par le dis­cours neu­ro, assor­ti de pro­to­coles de réédu­ca­tions, sti­mu­la­tions, et autres réha­bi­li­ta­tions à durée courte. L’Éducation natio­nale notam­ment en est deve­nue très friande. Il arrive bien sûr que des troubles neu­ro­lo­giques soient avé­rés, aux­quels cas il est heu­reux que la science puisse y répondre. Mais en ce qui concerne « Parents exas­pé­rés – Enfants ter­ribles », le neu­ro ne peut pas répondre à tout. Or, la ten­dance est tout de même à la sys­té­ma­ti­sa­tion de ren­contres tech­niques, dont la dimen­sion de la parole et celle du trans­fert sont exclues. Ainsi, les psy­cha­na­lystes et pra­ti­ciens orien­tés par la psy­cha­na­lyse accueillent régu­liè­re­ment des êtres par­lants per­dus, à plat, rebus de ces cir­cuits modernes.

Prenons acte de ceci que la pla­te­forme, si elle n’a pas encore de défi­ni­tion juri­dique, répond struc­tu­rel­le­ment et est syn­tone avec une part de ce qui consti­tue notre époque, que Jacques-Alain Miller avait for­mu­lé ain­si : « Nous sommes en phase de sor­tie de l’âge du Père. Un autre dis­cours est en voie de sup­plan­ter l’ancien. L’innovation à la place de la tra­di­tion. Plutôt que la hié­rar­chie, le réseau[4]». Nulle nos­tal­gie n’est donc de mise, mais nous pou­vons tâcher d’en sai­sir la logique afin de pou­voir s’en pas­ser, voire s’en ser­vir à l’occasion.

Ces nou­velles formes orga­ni­sa­tion­nelles issues du com­merce ont com­men­cé à se déve­lop­per dans les années 2010 en Californie, avec par exemple Uber, Doctolib, Airbnb, etc. Facilitant la mise en rela­tions de dif­fé­rents agents éco­no­miques (ven­deurs et ache­teurs, méde­cins et patients, hôtes et voya­geurs), et rédui­sant les coûts de tran­sac­tion par le peu d’infrastructures qu’elles néces­sitent, elles ont ins­tal­lé de nou­veaux usages com­mer­ciaux. Cependant, si elles ont acquis un pou­voir de mar­ché très consé­quent, ces pla­te­formes n’ont pas pour autant tota­le­ment sup­plan­té les orga­ni­sa­tions et ins­ti­tu­tions pré­cé­dem­ment en place (taxis conven­tion­nés, hôtels, secré­ta­riats médi­caux et para­mé­di­caux, etc.).

La pla­te­forme, dans sa struc­ture en réseau, ouvre à une moda­li­té d’innovation sédui­sante pour les orga­ni­sa­tions et ins­ti­tu­tions diverses. Cependant, son appli­ca­tion comme solu­tion unique dans le domaine médico-social et dans le champ de l’enfance est de l’ordre de l’idéologie car les symp­tômes d’un être par­lant, ceux d’un enfant, ne sont pas un pro­duit dont il s’agirait d’optimiser les coûts et le flux. Pour ne pas répé­ter à l’identique les dégâts déjà occa­sion­nés par ce dis­cours capi­ta­liste radi­cal dans le domaine hos­pi­ta­lier, il y aura à tenir compte du réel que recèle le symp­tôme, qui n’a pas une forme plate.

Depuis 2013, les pla­te­formes sont prô­nées dans le champ du han­di­cap, par un pro­to­cole sur « Le par­cours rési­den­tiel des adultes han­di­ca­pés dans le cadre de leur par­cours de vie », repris et enté­ri­né par la Caisse natio­nale de soli­da­ri­té pour l’autonomie (CNSA)[5]. La vague est puis­sante, car il n’est actuel­le­ment plus guère de textes offi­ciels concer­nant l’action médico-sociale qui ne sol­li­citent les pla­te­formes, asso­ciées aux mots d’ordre « inclu­sion » et « par­cours ». Aussi, nombre d’institutions se trans­forment en pla­te­forme, convain­cues, ou contraintes par les auto­ri­tés de finan­ce­ment. Le mot d’ordre est clair : « répondre à la demande d’offre de ser­vice éma­nant des clients et consom­ma­teurs, [c’est] la client-centered-approach[6]».

C’est d’une infil­tra­tion en pro­fon­deur dont il s’agit, jusque dans les pra­tiques cli­niques et dans les for­ma­tions offi­cielles, où la « coor­di­na­tion de par­cours » prend le pas sur l’accueil d’une parole adres­sée. Un des écueils qui appa­raît d’ores et déjà est la mul­ti­pli­ca­tion des « coor­di­na­teurs », avec des enfants qui peuvent avoir un ensei­gnant réfé­rent, un coor­di­na­teur de san­té, un réfé­rent ASE, un man­da­taire judi­ciaire, etc.[7] Ceci pen­dant que se raré­fie la pos­si­bi­li­té de trou­ver un adulte à qui parler…

Le dis­cours psy­cha­na­ly­tique est une alter­na­tive à l’errance sur les pla­te­formes issues de l’alliance de l’idéologie du tout-neuro et du dis­cours capi­ta­liste. À la marge de cette spire de notre époque, chaque psy­cha­na­lyste, chaque pra­ti­cien mor­du par l’éthique psy­cha­na­ly­tique, est en demeure d’inventer un lieu où « Parents exas­pé­rés » et « Enfants ter­ribles » pour­ront trou­ver à déployer lalangue qui effec­ti­ve­ment aliène, mais qui est aus­si l’outil incon­tour­nable pour se sépa­rer. C’est ain­si que la psy­cha­na­lyse pour­ra contri­buer à ce que, en matière de paren­té, ce qui s’invente ne soit pas d’une radi­cale pla­ti­tude, mais plu­tôt de l’ordre du féminin.

Pour cela, posons en logique, avec Daniel Roy, qu’il n’existe pas d’être par­lant qui ne soit pas d’une famille[8] – pas d’être par­lant qui ne soit pas issu d’un mode de par­ler qui lui ait été ins­til­lé. Posons aus­si que celui-ci n’y est pas-tout sou­mis, et qu’à en explo­rer les dif­fé­rentes facettes, il pour­ra en tirer les consé­quences et inven­ter sa voie.

Enfin, sui­vons l’indication du Dr Lacan concer­nant la fonc­tion sub­ver­sive d’une famille dans ce qu’elle a d’unique : elle « s’oppose, nous dit-il, depuis tou­jours à la polis (au sens de cité)[9]». Il pour­rait s’en déduire une moda­li­té de sub­ver­sion laca­nienne du par­cours moderne et de sa forme plate.

[1] Sommer-Dupont V., « Des parents en ques­tion », argu­ment de la 7e Journée de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant du Champ freu­dien, dis­po­nible sur internet.

[2] Lacan J., cité par Sommer-Dupont V., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, inédit.

[3] Cf. à pro­pos de l’idéologie du tout-neuro : Castanet H., Neurologie ver­sus Psychanalyse, Paris, Navarin, 2022.

[4] Miller J.-A., Quatrième de cou­ver­ture du Séminaire, livre VI, Le désir et son inter­pré­ta­tion, de J. Lacan, La Martinière/Champ Freudien, 2013.

[5] Loubat J.-R., Hardy J.-P., Bloch M.A., Concevoir des pla­te­formes de ser­vices en action sociale et médico-sociale, Dunod, Paris, 2022.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Roy D., « Parents exas­pé­rés – Enfants ter­ribles », textes d’orientation vers la 7e Journée de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’enfant du Champ freu­dien, dis­po­nible sur inter­net (ins​ti​tut​-enfant​.fr).

[9] Lacan J., « Conférences et entre­tiens dans les uni­ver­si­tés nord-américaines » (1975), Scilicet, n°6–7, Paris, Seuil, 1976.

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