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Orientation

Enfants violents

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Lors de son inter­ven­tion de clô­ture de la 4e Journée d’é­tude de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant, le 18 mars 2017, Jacques-Alain Miller a pré­sen­té le thème de tra­vail pour la pro­chaine Journée d’étude, qui se tien­dra en mars 2019. « Enfants vio­lents », ce texte nous donne les orien­ta­tions les plus fermes pour l’exploration dans le Champ freu­dien de la cli­nique la plus actuelle, celle du corps parlant.

Enfants vio­lents, c’est le titre que j’ai choi­si en concer­ta­tion avec Daniel Roy pour la pro­chaine jour­née de l’Institut psy­cha­na­ly­tique de l’Enfant. Les deux mots sont écrits au plu­riel, l’enfant violent n’est pas un idéal-type. D. Roy m’a deman­dé d’ouvrir quelques pistes de tra­vail pour la pré­pa­ra­tion de cette jour­née dans l’Institut ; je lui ai retour­né cet hon­neur et il m’a four­ni une liste de thèmes qui méri­te­ra d’être publiée.

Le symptôme, à la croisée des chemins

Ma pre­mière pen­sée a été de me deman­der si la vio­lence chez l’enfant était un symp­tôme. C’est sou­vent ma méthode – par­tir de la pre­mière idée qui me vient en tête, sans juger si elle est bonne ou mau­vaise. C’est un prin­cipe qui peut s’autoriser de la psy­cha­na­lyse. Étant don­né qu’il s’agit d’ouvrir un tra­vail, je dérou­le­rai mon fil de pen­sée à par­tir de ce point de départ. Si je pré­sen­tais devant vous un tra­vail fini plu­tôt que des pistes de tra­vail, à la fin de mon expo­sé com­men­ce­rait l’élaboration d’un tra­vail ache­vé. Comme méthode, je pense à cette phrase du géné­ral De Gaule dans ses Mémoires : « Vers l’Orient com­pli­qué, je volais avec des idées simples. » Je suis, moi aus­si, par­ti­san de voler avec des idées simples. Lacan le per­met puisque, quand on aborde un thème à par­tir de son ensei­gne­ment, on applique sou­vent d’emblée la répar­ti­tion entre réel, sym­bo­lique et ima­gi­naire. Le seul fait d’appliquer cette grille sur une ques­tion vous donne géné­ra­le­ment un point de départ. Quand une ques­tion est com­pli­quée, je suis pour par­tir d’idées simples ; quand une ques­tion est simple, je suis pour la com­pli­quer – en la com­pli­quant, on pro­duit un cer­tain effet chao­tique d’où peuvent sur­gir des idées.

Mon point de départ a donc été de me deman­der si la vio­lence chez l’enfant était un symp­tôme, et pour­quoi. Car qui dit symp­tôme en psy­cha­na­lyse dit dépla­ce­ment de la pul­sion, ou du moins, dans les termes freu­diens, sub­sti­tu­tion d’une satis­fac­tion de la pul­sion – ce qui, en laca­nien, peut se tra­duire par jouis­sance. Or la vio­lence ne se produit-elle pas quand jus­te­ment il n’y a pas ce dépla­ce­ment, cette sub­sti­tu­tion, cet Ersatz, comme s’exprime Freud ? Voilà la ques­tion que je me suis posée : l’émergence de la vio­lence, n’est-ce pas le témoi­gnage qu’il n’y a pas eu de sub­sti­tu­tion de jouissance ?

Dans cette pers­pec­tive, j’ai vou­lu m’assurer de la défi­ni­tion freu­dienne du symp­tôme. Pour trou­ver les lieux où Freud traite du symp­tôme, j’ai eu la fai­blesse de prendre en main le Vocabulaire de la psy­cha­na­lyse et, à ma grande stu­pé­fac­tion, je me suis aper­çu – je vous rap­porte mon petit voyage – qu’il n’y a pas d’entrée « symp­tôme » dans le Vocabulaire… de Laplanche et Pontalis, au moins dans l’édition dont je dis­pose et qui doit être la pre­mière. Faute de l’aide Laplanche-Pontalis, j’ai dû me repor­ter direc­te­ment à Freud et, pour faire simple, à Inhibition, symp­tôme et angoisse. J’aurais aus­si pu me repor­ter à ce cha­pitre de l’Introduction à la psy­cha­na­lyse que j’aime beau­coup sur « Les modes de for­ma­tion des symp­tômes » – Lacan le suit avec beau­coup d’exactitude dans son texte « La direc­tion de la cure et les prin­cipes de son pou­voir ». Au cha­pitre II d’Inhibition, symp­tôme et angoisse, Freud défi­nit le symp­tôme comme Anzeichen und Ersatz, c’est-à-dire « signe et sub­sti­tut », einer Triebbefriedigung, « d’une satis­fac­tion de la pul­sion ». Freud y ajoute un adjec­tif, unter­blie­be­nen, qui se trouve dans le dic­tion­naire Harrap’s français-allemand – on y recon­naît le pré­fixe unter, qui signi­fie « sous » ou « en des­sous », mais qui com­porte aus­si d’autres sens, notam­ment « ce qui n’a pas lieu, ce qui ne se repro­duit plus ». Dans son excel­lente tra­duc­tion d’Inhibition, symp­tôme et angoisse, Michel Tort tra­duit cette phrase par « le symp­tôme serait le signe et le sub­sti­tut d’une satis­fac­tion pul­sion­nelle qui n’a pas eu lieu »[1]Freud S., Inhibition, symp­tôme et angoisse, Paris, PUF, 1951 / 1978, p. 7.

Si j’avais eu à la tra­duire, j’aurais don­né un petit accent hei­deg­gé­rien à l’adjectif en disant « une satis­fac­tion non advenue ».

La jouissance refusée

Le symp­tôme se défi­nit ici comme l’ersatz, dirais-je, d’une jouis­sance refu­sée. J’emploierai cet adjec­tif parce que j’ai en tête la phrase de Lacan sur laquelle se clôt « Subversion du sujet… », peu après que Lacan ait par­lé du « nar­cis­sisme suprême de la Cause per­due ». La phrase ultime est la sui­vante : « La cas­tra­tion veut dire que la jouis­sance soit refu­sée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle ren­ver­sée de la Loi du désir. » [2]Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir dans l’inconscient freu­dien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 827. Cette défi­ni­tion de la cas­tra­tion méri­te­rait de figu­rer dans un Vocabulaire laca­nien. La cas­tra­tion n’est pas ici défi­nie à par­tir du phal­lus, elle est défi­nie direc­te­ment à par­tir de la jouis­sance, c’est-à-dire à par­tir de la pul­sion. Elle est défi­nie à par­tir de ce que Lacan désigne très pré­ci­sé­ment comme un refus de la jouis­sance, ce qui intro­duit une réfé­rence à l’initiative du sujet, dans le cadre d’un choix – on accepte ou on refuse.

Me vient en tête l’image ico­nique d’Hercule à la croi­sée des che­mins, devant choi­sir, dans la fable de Prodicos de Ceos, entre le che­min du vice et celui de la ver­tu. C’est un para­digme baroque auquel Erwin Panofsky a consa­cré une étude, un petit livre [3]Cf. Panofsky E., Hercule à la croi­sée des che­mins. Et autres maté­riaux figu­ra­tifs de l’Antiquité dans l’art plus récent, Paris, Flammarion, 1999.. C’est Hercule, si je puis dire, après l’enfance, au seuil de l’âge adulte, pla­cé devant le choix de la ver­tu, che­min ardu qui passe par le tra­vail, ou de la volup­té. Cette his­toire a connu de nom­breuses repré­sen­ta­tions, de la fin du XIVe siècle au XVIe siècle. J’ai d’ailleurs consul­té Google en indi­quant sim­ple­ment « Hercule à la croi­sée des che­mins » et ai trou­vé un article très inté­res­sant que vous retrou­ve­rez si vous le sou­hai­tez [4]Harder M.-P., « Hercule à la croi­sée des che­mins, figure exem­plaire de la conscience baroque ? », Silène, revue du Centre de recherches en lit­té­ra­ture et poé­tique com­pa­rées de Paris … Continue rea­ding.

Ainsi, cas­tra­tion = refus de la jouis­sance, à la suite de quoi la jouis­sance n’aura pas lieu. Lacan intro­duit un rai­son­ne­ment frap­pé au coin de la dia­lec­tique, la jouis­sance doit être refu­sée pour être atteinte. Elle ne doit pas avoir eu lieu pour adve­nir. On croi­rait une ruse de la jouis­sance comme Hegel parle de ruse de la rai­son. Il s’agit du fait que la cas­tra­tion est un dépla­ce­ment de la jouis­sance, que la jouis­sance doit être refu­sée sur un cer­tain plan pour être atteinte au niveau de la loi. Elle doit être refu­sée dans le réel pour être atteinte sous l’égide du sym­bo­lique. Ce que Lacan appelle la loi du désir, c’est pré­ci­sé­ment ce refus de la jouis­sance dans le réel, le pas­sage de la jouis­sance dans les des­sous. C’est ce que réper­cute la méta­phore pater­nelle qui est la tra­duc­tion en termes œdi­piens du pro­ces­sus du refou­le­ment, et qui peut être géné­ra­li­sée si l’on pose que l’opérateur essen­tiel du refou­le­ment est le lan­gage lui-même, la parole, qui opère ce pas­sage dans les des­sous de la jouis­sance, au sens où il bloque son avènement.

La ran­çon de ce pro­ces­sus, le résul­tat du pro­ces­sus de refou­le­ment, comme s’exprime Freud, est pré­ci­sé­ment le symp­tôme. La ran­çon du refou­le­ment, c’est la for­ma­tion de symp­tôme comme signe et sub­sti­tut d’une jouis­sance non adve­nue. Autrement dit, la léga­li­sa­tion de la jouis­sance se paye de la symp­to­ma­ti­sa­tion. L’être humain comme par­lêtre est voué à être symptomatique.

De ce fait, la jouis­sance est tou­jours une jouis­sance dépla­cée, comme on parle de per­sonnes dépla­cées – la jouis­sance pas à la même place, pas à sa place ori­gi­nelle, fon­ciè­re­ment exi­lée. Ce n’est pas sans rap­port avec notre actua­li­té. Disons seule­ment que les migrants viennent cher­cher en Occident ce qui est pour eux une autre jouis­sance – on attend des cen­taines de mil­lions de per­sonnes au cours du XXIe siècle, ce sera un phé­no­mène à la fois mas­sif et essen­tiel dans la restruc­tu­ra­tion de nos socié­tés. À ce titre, bien enten­du, ces grandes migra­tions sont un symp­tôme du malaise dans la civi­li­sa­tion dans le monde civi­li­sé, aus­si bien dans leur civi­li­sa­tion que la nôtre. Je laisse ceci de côté dans le cadre de cet expo­sé. Je me contente de dire que c’est le fond sur lequel j’apprécie les phrases de Lacan citées tout récem­ment par Antonio di Ciaccia qui ter­mine son article en écri­vant : « Si l’on veut recou­rir à une bous­sole, rappelons-nous avec l’écrit “Joyce le Symptôme” de Lacan, que “l’histoire n’[est] rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que les exodes” et que “ne par­ti­cipent à l’histoire que les dépor­tés”. » [5]Di Ciaccia A., « Contre une dérive si funeste », Lacan Quotidien, no 636, 20 mars 2017 (www​.lacan​quo​ti​dien​.fr). La cita­tion de J. Lacan est issue de « Joyce le Symptôme », in Autres écrits, … Continue rea­ding Il s’agit de l’exode de la jouis­sance, de la jouis­sance qui est déportée.

Dix points sur la violence chez l’enfant

Une fois fixées ces quelques idées simples, je pose­rai quelques points concer­nant la vio­lence chez l’enfant.

  1. Premier point, point de départ que je remet­trai éven­tuel­le­ment en ques­tion par la suite, la vio­lence chez l’enfant n’est pas un symptôme.

  2. Elle est même le contraire d’un symptôme.

  3. Elle n’est pas le résul­tat du refou­le­ment, mais plu­tôt la marque que le refou­le­ment n’a pas opéré.

  4. Faisons un pas de plus en nous deman­dant de quelle pul­sion la vio­lence, et spé­cia­le­ment la vio­lence chez l’enfant, serait-elle la satis­fac­tion ? Je ten­te­rai cette réponse – la vio­lence n’est pas un sub­sti­tut de la pul­sion, elle est la pul­sion. Elle n’est pas le sub­sti­tut d’une satis­fac­tion pul­sion­nelle.

    La vio­lence est la satis­fac­tion de la pul­sion de mort. Remarquons en effet que l’adversaire d’Éros dans le mythe auquel se réfère Freud, l’adversaire de l’amour n’est pas la haine, c’est la mort, Thanatos. Il faut là dif­fé­ren­cier la vio­lence et la haine. La haine est du même côté que l’amour. La haine comme l’amour sont du côté d’Éros. C’est pour­quoi Lacan est jus­ti­fié de par­ler d’hainamoration, mot qui a fait for­tune. L’amour comme la haine sont des modes d’expression affec­tive de l’Éros.

  5. La haine est du côté d’Éros, elle est en effet un lien à l’autre très fort, elle est un lien social émi­nent.

    J’ai récem­ment lu quelque part un Appel contre les par­ti­sans de la haine. Je me dis que je ne suis pas un par­ti­san de la haine. Marine Le Pen, je ne la hais pas ; d’une cer­taine façon, je ne l’aime pas assez pour la haïr. Dans cet ordre d’idées, je suis plu­tôt por­té à me moquer.

    En revanche, dans le cou­rant dont elle est issue, une hai­na­mo­ra­tion pour les Juifs est très lisible. On leur prête des pou­voirs fan­tas­tiques. Le peuple juif y est visi­ble­ment l’objet d’une extra­or­di­naire fas­ci­na­tion, peuple antique qui a sur­vé­cu à la per­sé­cu­tion grâce à son rap­port à la lettre, au lit­to­ral de la lettre. C’est à la fois un objet de fas­ci­na­tion et de répul­sion, alors que pour ma part, ne haïs­sant pas les fachos, je suis d’autant plus por­té à une vio­lence à leur égard.

  6. La vio­lence, elle, est du côté de Thanatos. Pour reprendre le titre d’un livre célèbre de La Boétie, l’ami de Montaigne, c’est la jouis­sance du Contr’un [6]Cf. La Boétie É. de, De la ser­vi­tude volon­taire ou Contr’un, Paris, Gallimard, 1993. . Chez Freud, clas­si­que­ment, Éros fabrique du Un, met du liant, tan­dis que Thanatos défait les Uns, délie, frag­mente, je dirai même épar­pille façon puzzle, pour reprendre une phrase fameuse des Tontons flin­gueurs.

    L’enfant violent, c’est celui qui casse et qui trouve une satis­fac­tion dans le simple fait de bri­ser, de détruire. Il fau­dra s’interroger sur la jouis­sance qui y est impli­quée et sur ce que l’on pour­rait appe­ler « le pur désir de des­truc­tion ». Quand on dénonce les cas­seurs, on dénonce en fin de compte la pure jouis­sance de cas­ser. On ne dénonce pas la poli­tique des cas­seurs, on dénonce le plus-de-jouir impli­qué dans la vio­lence des cas­seurs.

    À ce pro­pos – je vous livre mes asso­cia­tions d’idées –, on a beau­coup repro­ché à André Breton la phrase dans laquelle, dans le « Second mani­feste du sur­réa­lisme », il défi­nit l’acte sur­réa­liste. Toutes les belles âmes s’y sont mises, l’une des pre­mières étant Albert Camus, qui lui a consa­cré des reproches. Pour ma part, j’aime beau­coup cette phrase d’A. Breton – dans le contexte d’aujourd’hui, on ne peut pas confier cela à tout le monde. « L’acte sur­réa­liste le plus simple consiste, revol­vers au poing, à des­cendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut dans la foule. » Après le Bataclan et d’autres inci­dents pas­sés, pré­sents et à venir, évi­dem­ment, c’est pro­blé­ma­tique. Cette phrase a beau­coup été repro­chée à A. Breton. Imaginez un peu s’il disait cela aujourd’hui !

    Mais il faut lire la deuxième phrase : « Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit sys­tème d’avilissement et de cré­ti­ni­sa­tion en vigueur a sa place toute mar­quée dans cette foule, ventre à hau­teur de canon. » La seconde phrase fait com­prendre la pre­mière. Elle fait com­prendre qu’il ne s’agit que d’un fan­tasme. Breton dit qu’il faut en avoir eu envie au moins une fois. Il ne dit pas qu’il faut l’avoir fait. L’acte sur­réa­liste, comme il dit, c’est l’acte ter­ro­riste, mais pour du sem­blant. Le sur­réa­lisme n’est pas un ter­ro­risme. Ou alors c’est « la ter­reur dans les lettres », comme s’exprime Jean Paulhan. C’est une pos­ture lit­té­raire.

    Les sur­réa­listes ont été ani­més du désir de pas­ser dans les des­sous de la civi­li­sa­tion pour retrou­ver le monde non alté­ré de la pul­sion, pour mettre l’écriture au dia­pa­son de la pul­sion. C’est un rêve, puisqu’ils pen­saient y atteindre, non pas par le manie­ment des armes, mais par un cer­tain usage du lan­gage, lequel est néan­moins le res­sort pre­mier du refou­le­ment.

    Je lis que « revol­ver » est au plu­riel et « poing » au sin­gu­lier dans la for­mule « revol­vers au poing ». S’il s’agissait vrai­ment de revol­vers, il fau­drait mettre « poing » au plu­riel, car on ne peut pas tenir deux revol­vers dans la même main. Je n’ai vu cela dans aucun wes­tern. Revolvers au poing veut dire sty­los à la main. Dans la repré­sen­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique com­mune des tueurs, le tueur de la mafia abat froi­de­ment, sans phrase pré­ci­sé­ment. Breton avait pris toutes ses pré­cau­tions, puisqu’il ajou­tait en note que son « inten­tion n’est pas de le recom­man­der ». Je ne vois pas ce qu’on avait à lui repro­cher. Il ne fai­sait que don­ner un écho sen­sa­tion­nel à ce qu’André Gide avait mis en scène dans Les caves du Vatican – qui, pensons‑y, sont de 1914, avant une grande tue­rie qui n’était pas que du sem­blant –, à savoir que l’acte gra­tuit est pré­ci­sé­ment celui de Lafcadio balan­çant du train le pauvre Amédée Fleurissoire. Les sur­réa­listes furent fas­ci­nés par ce pas­sage de l’acte gra­tuit chez Gide. Je ne déve­lop­pe­rai pas ce que Marguerite Bonnet (que j’ai d’ailleurs connue à la table de Lacan), éru­dite quant à Breton, a signa­lé à cet égard.

    L’acte gra­tuit, c’est-à-dire l’acte gra­tuit de vio­lence, fas­ci­nait, parce que Gide en fai­sait pré­ci­sé­ment un meurtre irra­tion­nel, qu’il pré­sen­tait comme comble de la liber­té parce que déta­ché de toute cause. Si l’on y songe, c’est une ver­sion de la cause per­due. Il s’agit dans cet ima­gi­naire d’un acte sans rai­son, qui s’oppose au prin­cipe de rai­son de Leibnitz qui veut que rien n’est sans rai­son. Ce à quoi déjà Angelus Silesius avait répon­du par avance dans son vers fameux, com­men­té par Heidegger et cité par Lacan – La rose est sans pour­quoi.

    S’agissant de l’enfant violent, ne pas s’hypnotiser sur la cause. Il y a une vio­lence sans pour­quoi qui est à elle-même sa propre rai­son, qui est en elle-même une jouis­sance. C’est seule­ment en un second temps que l’on cher­che­ra le déter­mi­nisme, la cause, le plus-de-jouir qui est la cause du désir de détruire, de l’activation de ce désir. Comme je le disais, on la trouve en règle géné­rale dans un défaut du pro­ces­sus de refou­le­ment ou, en termes œdi­piens, dans un raté de la méta­phore paternelle.

  7. Essayons d’introduire une prag­ma­tique de l’abord de l’enfant violent dans notre champ. Il se peut que la vio­lence de l’enfant annonce, exprime une psy­chose en for­ma­tion. À mon avis, il faut s’interroger sur les points sui­vants :

    a) La vio­lence chez cet enfant est-elle une vio­lence sans phrase ? Est-ce la pure irrup­tion de la pul­sion de mort, une jouis­sance dans le réel ?

    b) Le patient peut-il la mettre en mots ? Est-ce une pure jouis­sance dans le réel, ou bien est- elle sym­bo­li­sée ou sym­bo­li­sable ?

    c) Que ce soit une pure jouis­sance dans le réel ne signe pas néces­sai­re­ment la psy­chose. Cela ne consti­tue pas néces­sai­re­ment une pro­messe de psy­chose. Cela tra­duit dans tous les cas une déchi­rure dans la trame sym­bo­lique dont il s’agit de savoir si elle est punc­ti­forme ou éten­due.

    d) S’il s’agit d’une vio­lence qui peut se par­ler – il y a même par­fois des vio­lences bavardes – , reste à savoir ce qu’elle dit. On cherche alors ce que j’appellerai une trace de la para­noïa pré­coce.

    Une col­lègue est venue hier m’exposer en contrôle le cas d’un jeune adulte à pro­pos duquel elle se deman­dait « psy­chose, ou pas ? » En par­lant, nous avons retrou­vé dans son his­toire le fil d’une posi­tion d’isolement, d’un sen­ti­ment d’être à part avec l’ébauche d’un « ils parlent » – ils : ses com­pa­gnons, les autres élèves –, « ils parlent mal de moi », c’est-à-dire un léger et même très léger affect de dif­fa­ma­tion. Rien que cela, qui était très ténu, puisque la col­lègue ne me l’avait pas signa­lé au début, consti­tuait déjà un pousse-à-la-femme infan­tile. Jeune adulte, nous le retrou­vons amou­reux éper­du d’un ancien cama­rade de classe, au point que la col­lègue me par­lait d’érotomanie, mais pas au sens de Clérambault, car c’était lui qui aimait ce gar­çon.

    Dans le cadre de notre enquête sur les enfants vio­lents, cher­chons les traces dis­crètes de para­noïa pré­coce, en n’oubliant pas que le sujet appa­raît, que l’enfant naît sous l’égide de la para­noïa. Comme l’indique Lacan dans « Position de l’inconscient », le sujet, « ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende » [7]Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, op. cit., p. 835.. La « Remarque sur le rap­port de Daniel Lagache… » [8]Cf. Lacan J., « Remarque sur le rap­port de Daniel Lagache : “Psychanalyse et struc­ture de la per­son­na­li­té” », Écrits, op. cit., p. 647–684. com­porte aus­si un pas­sage très par­lant sur la déter­mi­na­tion du sujet par le dis­cours qui lui est anté­rieur. Avant même qu’il appa­raisse, ça parle de lui.

    Sous une face, on peut uti­li­ser la vision déter­mi­niste de l’enfant. Il y a cause de la vio­lence quand, en cher­chant clas­si­que­ment dans le rap­port, le dia­logue des parents, le dis­cours de l’entourage, on s’aperçoit que l’enfant peut être assi­gné très tôt à la place du violent, du cas­seur ; l’analyste lui per­met­tra alors de prendre ses dis­tances avec le signi­fiant assi­gné par l’Autre. Sous une autre facette, le sujet doit être consi­dé­ré comme lieu d’indétermination ; on se demande alors « quel choix a‑t-il fait ? quelle orien­ta­tion a‑t-il prise ? » ; là, la réponse est indé­duc­tible, la cau­sa­li­té est inas­si­gnable. Cela ne s’aborde qu’après coup, d’où la néces­si­té d’être très minu­tieux dans le rele­vé des pro­pos de cet enfant.

    La vio­lence qui parle peut être d’ordre para­noïaque comme elle peut être d’ordre hys­té­rique. On dira qu’elle est d’ordre hys­té­rique lorsqu’elle a valeur de demande d’amour ou de plainte pour le manque-à-être, c’est-à-dire lorsqu’elle se place dans le registre de l’Éros. Dans le registre de l’Éros, la vio­lence de l’enfant est le sub­sti­tut de la satis­fac­tion non-advenue de la demande d’amour. Là, en effet, la vio­lence est un symp­tôme, et, on peut le dire, un mes­sage inver­sé – ce qui cor­rige le carac­tère abso­lu de ce que j’avais pré­sen­té au point 1.

  8. Concernant plus pro­pre­ment le refou­le­ment de la Triebbefriedigung, en pre­nant en compte le Freud pos­té­rieur à Inhibition, symp­tôme et angoisse, on doit aus­si s’interroger sur la défense à l’endroit de la pul­sion, une défense qui s’inscrit en deçà du niveau du refou­le­ment. Il faut dis­tin­guer quand la vio­lence res­sor­tit à un raté du pro­ces­sus du refou­le­ment ou à une faille dans l’établissement de la défense. Évidemment, on l’atteint plus aisé­ment dans le pre­mier cas que dans le second. Même si la vio­lence chez l’enfant est d’ordre psy­cho­tique, on peut ten­ter de lui implan­ter un signi­fiant de l’autorité, un ersatz fai­sant office de signifiant-maître. Cela peut à l’occasion se trou­ver quand il s’agit d’un enfant éle­vé par un couple de femmes. L’une d’elle prend en géné­ral la fonc­tion, la valeur, de S1. Cela peut se ren­con­trer dans les mariages les­biens contem­po­rains, mais aus­si quand un enfant est éle­vé par sa mère et sa grand-mère, comme c’est le cas d’un homme poli­tique dis­tin­gué qui en parle volon­tiers et qui semble s’être déve­lop­pé nor­ma­le­ment, même s’il a un rap­port dif­fi­cile à la diffamation.

  9. Nous avons évo­qué le pas­sage de la vio­lence du réel au sym­bo­lique, n’oublions pas bien sûr l’imaginaire. Pour s’en tenir aux deux pre­miers registres, il y a lieu de dis­tin­guer la vio­lence comme émer­gence d’une puis­sance dans le réel et la vio­lence sym­bo­lique inhé­rente au signi­fiant qui tient dans l’imposition d’un signifiant-maître. Quand cette impo­si­tion d’un signifiant-maître manque, le sujet peut en trou­ver un ersatz en se mar­quant lui-même – sca­ri­fi­ca­tion, tatouage, pier­cing, dif­fé­rentes façons de se cou­per, de se tor­tu­rer, de faire vio­lence à son corps.

    Aujourd’hui, c’est tel­le­ment géné­ra­li­sé que cela relève de la mode, c’est un phé­no­mène de civi­li­sa­tion, c’est super­fi­ciel, mais je dirai que c’est le symp­tôme de la per­tur­ba­tion que connaît l’ordre sym­bo­lique héri­té de la tra­di­tion. Ces symp­tômes res­sor­tissent à ce que, devant le public que vous for­mez, j’appellerai en l’occurrence « la psy­chose civi­li­sa­tion­nelle nor­male », c’est-à- dire com­pen­sée, avec sup­pléance.

    Ceci dit, il res­te­ra tou­jours à savoir pour­quoi cer­tains sujets sont plus sen­sibles que d’autres au point d’avoir à faire vio­lence à leur corps. Par exemple, aujourd’hui les trans­genres, qui se mani­festent sou­vent très tôt dans l’enfance, ont obte­nu une recon­nais­sance sociale et juri­dique qui était naguère refu­sée même aux homo­sexuels. Il n’empêche que toute modi­fi­ca­tion dési­rée du corps propre par un acte chi­rur­gi­cal jus­ti­fie un regard ana­ly­tique. On me dira – Enfin, bon… les implants capil­laires, la chi­rur­gie den­taire, la chi­rur­gie esthé­tique, vous n’allez pas mettre la psy­cha­na­lyse en jeu à ce niveau ? C’est à voir… On sait en effet qu’il y a des actes de chi­rur­gie esthé­tique qui res­sor­tissent à la cor­rec­tion névro­tique de l’image du corps, mais que d’autres sont clai­re­ment ins­pi­rés par la psychose.

  10. Concernant la vio­lence dans l’imaginaire – je ne déve­lop­pe­rai pas –, on se réfé­re­ra au stade du miroir, qui est une forme syn­cré­tique entre l’observation d’un fait cli­nique par un psy­cho­logue, le pro­fes­seur Henri Wallon, et la dia­lec­tique du maître et de l’esclave chez Hegel, mise en valeur par Alexandre Kojève, autre­ment dit, c’est un bri­co­lage génial de Lacan entre Wallon et Kojève. Ce bri­co­lage, on constate que ça marche, ça roule… C’est une idée simple que nous met­trons en jeu dans nos recherches sur les enfants vio­lents. Voilà ce que m’inspirent les pre­miers points que m’avait signa­lés D.Roy : quand l’autre c’est toi et tu es l’autre (tran­si­ti­visme) ; quand l’autre est un intrus et dérobe l’objet le plus pré­cieux (le terme laca­nien de jalouis­sance, qui fusionne jalou­sie et jouis­sance). Je vous laisse le soin de relire l’article de Lacan sur « Le stade du miroir… » [9]Cf. Lacan J., « Le stade du miroir comme for­ma­teur de la fonc­tion du Je telle qu’elle nous est révé­lée dans l’expérience ana­ly­tique », Écrits, op. cit., p. 93–100. et celui sur « L’agressivité en psy­cha­na­lyse » [10]Cf. Lacan J., « L’agressivité en psy­cha­na­lyse », Écrits, op. cit., p. 101–124. 7. Il s’agit évi­dem­ment d’un registre très dif­fé­rent quand, comme le dit D. Roy, l’enfant se tape la tête contre les murs… du lan­gage, car le phé­no­mène tra­duit alors l’échec du pro­ces­sus de défense.

Je conclus. Je laisse en blanc la vio­lence chez l’enfant consi­dé­rée comme un sin­thome, à l’autre bout de l’enseignement de Lacan. Je rap­pel­le­rai sim­ple­ment qu’il faut faire sa place à une vio­lence infan­tile comme mode de jouir, même quand c’est un mes­sage, ce qui veut dire ne pas s’y atta­quer de front. Ne jamais oublier qu’il n’appartient pas à l’analyste d’être le gar­dien de la réa­li­té sociale, qu’il a le pou­voir de répa­rer éven­tuel­le­ment un défaut du sym­bo­lique ou de réor­don­ner la défense, mais que, dans les deux cas, son effet propre ne se pro­duit que laté­ra­le­ment. L’analyste doit, à mon avis, pro­cé­der avec l’enfant violent de pré­fé­rence par la dou­ceur, sans renon­cer à manier, s’il faut le faire, une contre-violence symbolique.

On n’acceptera pas les yeux fer­més l’imposition du signi­fiant « violent » par la famille ou l’école. Ce peut être seule­ment un fac­teur secon­daire. Ne négli­geons pas qu’il y a une révolte de l’enfant qui peut être saine et se dis­tin­guer de la vio­lence erra­tique. Cette révolte, je suis pour l’accueillir, parce qu’une de mes convic­tions se résume à ce que le pré­sident Mao avait expri­mé en ces termes : « On a rai­son de se révol­ter. » [11]Voir l’article de J.-A. Miller, « Comment se révol­ter ? », in La Cause freu­dienne, no 75, juillet 2010, p. 212- 217.

 

Transcription et édi­tion : Hervé Damase, Pascale Fari et Daniel Roy Texte non relu par l’auteur, publié avec son aimable autorisation.

Notes

Notes
1 Freud S., Inhibition, symp­tôme et angoisse, Paris, PUF, 1951 / 1978, p. 7.
2 Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir dans l’inconscient freu­dien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 827.
3 Cf. Panofsky E., Hercule à la croi­sée des che­mins. Et autres maté­riaux figu­ra­tifs de l’Antiquité dans l’art plus récent, Paris, Flammarion, 1999.
4 Harder M.-P., « Hercule à la croi­sée des che­mins, figure exem­plaire de la conscience baroque ? », Silène, revue du Centre de recherches en lit­té­ra­ture et poé­tique com­pa­rées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 18 sep­tembre 2008 (www​.revue​-silene​.com).
5 Di Ciaccia A., « Contre une dérive si funeste », Lacan Quotidien, no 636, 20 mars 2017 (www​.lacan​quo​ti​dien​.fr). La cita­tion de J. Lacan est issue de « Joyce le Symptôme », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 568.
6 Cf. La Boétie É. de, De la ser­vi­tude volon­taire ou Contr’un, Paris, Gallimard, 1993. 
7 Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, op. cit., p. 835.
8 Cf. Lacan J., « Remarque sur le rap­port de Daniel Lagache : “Psychanalyse et struc­ture de la per­son­na­li­té” », Écrits, op. cit., p. 647–684.
9 Cf. Lacan J., « Le stade du miroir comme for­ma­teur de la fonc­tion du Je telle qu’elle nous est révé­lée dans l’expérience ana­ly­tique », Écrits, op. cit., p. 93–100.
10 Cf. Lacan J., « L’agressivité en psy­cha­na­lyse », Écrits, op. cit., p. 101–124. 7
11 Voir l’article de J.-A. Miller, « Comment se révol­ter ? », in La Cause freu­dienne, no 75, juillet 2010, p. 212- 217.

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