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Aichhorn et « les agressifs »

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Au début des années 1920, August Aichhorn, ins­ti­tu­teur et édu­ca­teur spé­cia­li­sé, élève de Freud et proche d’Anna Freud, se trouve aux prises avec une ques­tion dans son ins­ti­tu­tion : que faire de ces enfants into­lé­rables ? Voici com­ment il y répond : « Nous les avons eux aus­si ras­sem­blés, fon­dant ain­si le groupe des agres­sifs. […] il s’a­gis­sait d’en­fants qui se livraient aux agres­sions les plus graves. […] Il n’é­tait pas rare de les voir se pré­ci­pi­ter l’un sur l’autre avec des cou­teaux de table, se jeter à la tête des assiettes de soupe. Le poêle lui-même fût ren­ver­sé pour allu­mer un feu ser­vant d’arme offen­sive »[1]Aichhorn A., Jeunes en souf­france, Nimes, Champ Social Editions, 2005, p. 149.. Pour Aichhorn, la par­ti­cu­la­ri­té de ce groupe est qu’il est le seul pour lequel on n’ait pas deman­dé l’avis des jeunes de les y ins­crire, for­cés par le fait qu’ils avaient déjà été reje­tés des autres groupes. Le prin­cipe de tra­vail sinon reste le même : « trai­te­ment bien­veillant, évi­tant toute mesure vio­lente »[2]Ibid., p. 149.. Deux pos­tu­lats s’opposent. Le Dr Lazar sou­tient qu’une dis­ci­pline assez rigide et beau­coup d’ac­ti­vi­té cor­po­relle sont indi­quées. Aichhorn fait l’hy­po­thèse que si les édu­ca­teurs appliquent une dis­ci­pline plus sévère, ils font comme ceux avec qui les enfants sont en conflit. À par­tir de ce pos­tu­lat, qui relève plus d’une intui­tion et qu’il ne peut argu­men­ter par anti­ci­pa­tion, Aichhorn décide de s’engager per­son­nel­le­ment dans ce groupe. Premièrement : « Bontés et dou­ceur abso­lues ; acti­vi­té conti­nue et jeu fré­quent, afin de pré­ve­nir les agres­sions ; entre­tiens pour­sui­vis avec chaque indi­vi­du [dans la pers­pec­tive] d’apprendre de lui-même com­ment il se situe face à la vie »[3]Ibid., p. 150.. Deuxièmement : « Autant que pos­sible, lais­ser faire »[4]Ibid., p. 152.. Troisièmement : « Lors de scène de lutte, […] il faut uni­que­ment ten­ter d’é­vi­ter un mal­heur, tout en se gar­dant de prendre par­ti pour l’un ou l’autre des adver­saires »[5]Ibid., p. 152..

Que se passe-t-il alors ?

Les agres­sions se mul­ti­plient et aug­mentent en inten­si­té. Les meubles sont dégra­dés, les vitres cas­sées, la table du repas n’est plus occu­pée, cer­tains mangent à même le sol. Les édu­ca­trices tiennent bon : elles sont « le point de repos autour duquel ce chaos peut prendre forme »[6]Ibid., p. 153., écrit Aichhorn. Après l’instant de voir, le temps pour com­prendre opère un bou­gé : « Nous avons pu repé­rer très net­te­ment un fran­chis­se­ment. Les agres­sions revê­tirent d’un coup un carac­tère tout autre […] Les explo­sions de rage […] ne rece­laient désor­mais plus d’affects réels, mais [elles] étaient joué[e]s devant nous. »[7]Ibid., p. 154. Aichhorn nomme ce pas­sage : de l’agression à la pseudo-agression. Nous pour­rions le tra­duire comme un dépla­ce­ment du pas­sage à l’acte à l’acting out[8]Miller J‑A., « Jacques Lacan : remarques sur son concept de pas­sage à l’acte », Mental, n°17, 2006.. Au moment de conclure, l’expérience d’Aichhorn s’im­pose : « Un enfant se pré­ci­pi­ta sur un autre en bran­dis­sant un cou­teau, posa le cou­teau sur sa gorge en hur­lant : “Chien ! Je vais te poi­gnar­der !” Je res­tai pai­sible sans prendre de mesure de défense, et sans même prendre note du dan­ger dans lequel l’autre sem­blait se trou­ver. La pseudo-agression et donc l’absence de dan­ger étaient très nettes. Parce que je n’avais pas per­du conte­nance, peut-être aus­si parce que je ne lui avais pas arra­ché le cou­teau des mains pour lui don­ner une bonne gifle, le héros au cou­teau jeta celui-ci vio­lem­ment […] et émit un bruit inar­ti­cu­lé, […] qui se pour­sui­vit par des pleurs vio­lents qui s’emparèrent de lui de telle sorte qu’il s’endormit d’épuisement »[9]Aichhorn A.,  op cit.,p. 154..

Freud disait d’Aichhorn que, d’un point de vue pra­tique, la psy­cha­na­lyse ne pou­vait lui ensei­gner grand-chose de nou­veau, « sinon un aper­çu théo­rique du bien-fondé de son action »[10]Freud S., « Préambule à la pre­mière édi­tion » de Jeunes en souf­france, op. cit., p. 6.. Le récit qu’il nous fait témoigne des effets de créa­tion d’une pra­tique enga­gée s’ap­puyant sur l’in­tui­tion du trans­fert, et de l’o­pé­ra­ti­vi­té d’une réponse déci­dée, mais à côté, qui donne au sujet la chance de quit­ter la scène mor­ti­fère le menant au pas­sage à l’acte, pour entrer dans une autre : celle de l’a­dresse. Aichhorn nous trans­met l’expérience pion­nière d’un cli­ni­cien que la vio­lence n’a pas fait recu­ler. Le citer cent ans après est un hom­mage. Un hom­mage qui n’ou­blie pas, comme nous le rap­pelle Lacan[11]Lacan J., « Fonctions de la psy­cha­na­lyse en cri­mi­no­lo­gie », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p 142., que la forme d’une ini­tia­tive, même si admi­rable, doit être renou­ve­lée pour se gar­der de deve­nir une tech­nique reconnue.

Christophe Le Poëc

Notes

Notes
1 Aichhorn A., Jeunes en souf­france, Nimes, Champ Social Editions, 2005, p. 149.
2 Ibid., p. 149.
3 Ibid., p. 150.
4 Ibid., p. 152.
5 Ibid., p. 152.
6 Ibid., p. 153.
7 Ibid., p. 154.
8 Miller J‑A., « Jacques Lacan : remarques sur son concept de pas­sage à l’acte », Mental, n°17, 2006.
9 Aichhorn A.,  op cit.,p. 154.
10 Freud S., « Préambule à la pre­mière édi­tion » de Jeunes en souf­france, op. cit., p. 6.
11 Lacan J., « Fonctions de la psy­cha­na­lyse en cri­mi­no­lo­gie », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p 142.

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