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Quand la parole se démet

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Le roman de Guillaume Guéraud, Je mour­rai pas gibier[1]Guéraud G., Je mour­rai pas gibier, Éditions du Rouergue, 2006., paru en 2006, a fait date dans la lit­té­ra­ture de jeu­nesse pour la vio­lence extrême dont il fait le récit. Il retrace la logique qui conduit un ado­les­cent livré aux énon­cés de haine des autres à un acte de vio­lence. La parole ne s’offre plus comme res­sort effi­cace pour faire valoir son être : « Ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, com­mence le domaine de la vio­lence, et qu’elle y règne déjà, même sans qu’on l’y pro­voque ? ». Ce pro­pos de Lacan, cité par Miquel Bassols dans son article « Acte de vio­lence »[2]Bassols M., « Acte de vio­lence », Zappeur, n°4, trad. par Valéria Sommer et Victor Rodriguez, ins​ti​tut​-enfant​.fr/​2​0​1​8​/​1​0​/​0​7​/​a​c​t​e​-​d​e​-​v​i​o​l​e​n​ce/, s’offre comme une bous­sole dans notre lec­ture de ce roman.

Le vil­lage de Mortagne est depuis tou­jours struc­tu­ré par une série d’énoncés qui assignent cha­cun à une place : on tra­vaille soit dans la vigne, soit dans le bois. Chaque clan hait l’autre : « La haine ne divi­sait ordi­nai­re­ment pas les scieurs, au contraire, elle leur ser­vait de ciment car elle ne visait que les vigne­rons. »[3]Guéraud G., Je mour­rai pas gibier, op. cit., p. 19. Tous les hommes par­tagent néan­moins un même trait : tous chas­seurs. C’est une ques­tion de sur­vie, comme le pres­crit le mot d’ordre du vil­lage : « Je suis né chas­seur ! Je mour­rai pas gibier ! ». Si je ne tue pas, je serai tué. Le lien social est réduit à la pure riva­li­té imaginaire.

Martial, ado­les­cent, fait par­tie des gens du bois : dans sa famille, on tra­vaille tous à la scie­rie. On attend de lui qu’il suive le même che­min. Il choi­sit un mode sin­gu­lier d’inscription dans l’Autre, en fai­sant son stage chez un luthier, « pour aller voir ailleurs », « sim­ple­ment par curio­si­té »[4]Ibid., p. 23.. Seulement, Frédo, un ami de son grand frère, lui lance avec haine : luthier, « c’est un métier de pédé ! » L’insulte a un effet rava­geur. Martial arrête tout, le stage, le lycée, le bois, et s’inscrit en méca­nique : « Histoire de faire chier tout le monde sans faire dans la den­telle. »[5]Ibid., p. 25.

Cette déci­sion a pour effet de l’éloigner de son vil­lage : son lycée est loin, il passe la semaine à l’internat et rentre le week-end. Sur le che­min de la mai­son, il croise chaque ven­dre­di soir, à l’arrêt de bus, un autre esseu­lé, Terence, un simple d’esprit, un « pleu-pleu ». C’est l’idiot du vil­lage. Ni du bois, ni de la vigne, ni chas­seur, il est un vaga­bond insi­tuable. Alors, Martial com­mence à sym­pa­thi­ser avec lui. Et, à force de faire chaque semaine un bout de che­min ensemble, une ren­contre a lieu entre ces deux soli­tudes. Sauf qu’un jour, Terence n’est pas au rendez-vous.

Le lec­teur sait d’emblée que ça se ter­mine mal car le roman s’ouvre par l’arrivée des gen­darmes sur une scène de mas­sacre. Martial, après avoir consta­té la mort de Terence, retourne à la mai­son fami­liale. Ce jour-là on fête le mariage de son frère. Il sai­sit une cara­bine et, depuis la fenêtre de la chambre de ses parents, tire dans le tas, pour « balayer Mortagne de la sur­face de la Terre »[6]Ibid., p. 61..

Dans ce récit, la vio­lence est phy­sique et sym­bo­lique : le mas­sacre com­mis par Martial, Terence retrou­vé défi­gu­ré, la vio­lence d’un dis­cours, l’appel à la haine.Les insultes, les assi­gna­tions pleuvent. Qui refuse de s’y plier n’a d’autre choix que de par­tir. Face à l’insupportable, Martial choi­sit le pas­sage à l’acte : le sujet bas­cule hors scène et se réduit à un « je ne pense pas »[7]Lacan J., « Compte-rendu de la logique du fan­tasme », Ornicar ?, n° 29, Paris, 1984, p. 14.. Son être ne trou­vant nulle recon­nais­sance dans l’Autre, il s’en va et « part à la recherche, à la ren­contre, de quelque chose de reje­té, de refu­sé par­tout. »[8]Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 137. Là où le lien social orga­ni­sé par la seule haine empêche l’expression de toute sin­gu­la­ri­té, il reste alors l’imaginaire de la riva­li­té, qui pré­ci­pite Martial dans l’impasse d’un « Si c’est pas toi, c’est moi ». À la fin, il ne reste que lui.

Martial aurait pu choi­sir de par­tir ou de dénon­cer le meurtre de Terence. Mais il ne prend pas la parole. Il passe à l’acte. Il se trouve fina­le­ment, à son tour, joué par les énon­cés que pour­tant il dénonce, puisqu’il réa­lise la sen­tence : « Je mour­rai pas gibier ».

Dominique Corpelet

Notes

Notes
1 Guéraud G., Je mour­rai pas gibier, Éditions du Rouergue, 2006.
2 Bassols M., « Acte de vio­lence », Zappeur, n°4, trad. par Valéria Sommer et Victor Rodriguez, ins​ti​tut​-enfant​.fr/​2​0​1​8​/​1​0​/​0​7​/​a​c​t​e​-​d​e​-​v​i​o​l​e​n​ce/
3 Guéraud G., Je mour­rai pas gibier, op. cit., p. 19.
4 Ibid., p. 23.
5 Ibid., p. 25.
6 Ibid., p. 61.
7 Lacan J., « Compte-rendu de la logique du fan­tasme », Ornicar ?, n° 29, Paris, 1984, p. 14.
8 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 137.

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