Menu

Acte de violence

image_pdfimage_print

J’emprunte le titre de ce texte* au roman de Manuel de Pedrolo[1]Pedrolo M. de, Acte de vio­lèn­cia, Valencia, Sembra llibres, 2016. écrit en 1961, en pleine période fran­quiste. Son argu­ment est aus­si simple qu’efficace. Toute une ville, répri­mée depuis des années sous le pou­voir du dic­ta­teur, se mobi­lise pour le ren­ver­ser à par­tir d’une simple consigne qui a com­men­cé à cir­cu­ler de main en main dans un tract ano­nyme : « C’est très facile : res­tez tous chez vous. » Trois jours suf­fisent à ce que le pou­voir change de place sans ver­ser une seule goutte de sang. La « grande » mobi­li­sa­tion consiste en un arrêt de tout mou­ve­ment, de toute action, de toute réponse agres­sive. Le résul­tat est, en effet, un acte de vraie vio­lence. Le roman avait ini­tia­le­ment pour titre : « Cassons les murs de cris­tal », écar­té par son auteur sûre­ment parce qu’il invo­quait, mal­gré l’invisibilité de la force répres­sive, une action agres­sive qu’il ne vou­lait pas animer.

Au moment de consi­dé­rer le thème des « enfants vio­lents », cette réfé­rence signale d’emblée la néces­si­té de dis­tin­guer l’acte de l’action et la vio­lence de l’agression. Pas toute action n’est un acte, pas toute vio­lence ne sup­pose une agres­sion. Une action motrice devient acte seule­ment si, après elle, il y a une modi­fi­ca­tion du sujet, sujet qui est en réa­li­té l’effet de cet acte plu­tôt que sa cause. Par ailleurs, s’ouvre entre acte de vio­lence et action agres­sive un éven­tail des sin­gu­la­ri­tés que nous devons consi­dé­rer lorsqu’on traite la vio­lence, tant dans l’enfance qu’au-delà.

Comme Jacques-Alain Miller le signale dans le texte qui pré­side à nos éla­bo­ra­tions sur le sujet, le plu­riel d’« enfants vio­lents » sup­pose que « l’enfant violent n’est pas un idéal-type »[2]Miller J.-A., « Enfants Violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017.. Il y a des vio­lences très variées qu’il est néces­saire de dis­tin­guer au cas par cas. La vio­lence de l’enfant autiste, pure défense contre le réel qui enva­hit son corps sans sou­tien spé­cu­laire, n’a rien à voir avec la vio­lence du para­noïaque qui casse pré­ci­sé­ment l’image spé­cu­laire de son Autre per­sé­cu­teur. Ces deux violences-là n’ont rien à voir avec celle de l’enfant névro­sé qui tra­verse la fenêtre de son fan­tasme par un pas­sage à l’acte réa­li­sant la ten­sion agres­sive entre­te­nue par ce fan­tasme dans une scène ima­gi­naire. Et nous devons encore dis­tin­guer cha­cune de celles-ci de la vio­lence conte­nue dans la ten­sion agres­sive elle-même qui peut se dépla­cer vers d’autres actions exemptes d’une agres­sion, mais qui ne manquent pas de por­ter la trace de cette vio­lence initiale.

Signalons d’autre part qu’il n’y a pas d’acte vrai sans un cer­tain degré de vio­lence, au moins celle que la cas­tra­tion sym­bo­lique implique, celle qui rend pos­sible ou qui per­met que « la jouis­sance soit refu­sée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle ren­ver­sée de la Loi du désir »[3]Lacan J., (1960), « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 827., selon la for­mule de Lacan. Si tout acte vrai a tou­jours un trait d’automutilation, de sépa­ra­tion de l’objet qu’on por­tait col­lé[4]Note de la tra­duc­tion : En espa­gnol « pega­do », « tapé » lit­té­ra­le­ment. En fran­çais, on retrouve l’utilisation de col­ler comme taper : « Je vais t’en col­ler une ». Nous avons … Continue rea­ding au corps, ce n’est pas par le degré de bru­ta­li­té de cette sépa­ra­tion que nous pou­vons mesu­rer le carac­tère de vio­lence, mais par ses consé­quences dans la vie du sujet même.

Dans ce large éven­tail cli­nique, la vio­lence a tou­jours un même trait poin­té très tôt par Lacan : « Ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, com­mence le domaine de la vio­lence, et qu’elle y règne déjà, même sans qu’on l’y pro­voque ? »[5]Lacan J., « Introduction au com­men­taire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 375. Le domaine de la vio­lence com­mence là où le pacte sym­bo­lique de la parole se rompt, là où la pul­sion cesse d’être ancrée au signi­fiant pour appa­raître comme ce qui est tou­jours dans sa limite, pure pul­sion de mort. Mais la fron­tière entre les deux domaines n’est pas aus­si nette et simple que le vou­drait la bonne volon­té du média­teur pour res­tau­rer ce pacte rom­pu de la parole et rendre ses limites à la jouis­sance de la pul­sion. Parce que, comme Lacan l’indique, la vio­lence règne aus­si dans ces limites mêmes, y com­pris sans que per­sonne ne la pro­voque ni la déchaîne d’une quel­conque étin­celle, puisque cette étin­celle peut être la parole elle-même. Il y a donc une vio­lence inhé­rente au sym­bo­lique. En réa­li­té, contrai­re­ment à ce qu’on pense d’habitude, la vio­lence est un pro­duit, pas natu­rel du tout, du sym­bo­lique lui-même, du malaise dans la civi­li­sa­tion. Freud lui a consa­cré son texte inau­gu­ral pour sor­tir défi­ni­ti­ve­ment le « bon sau­vage » de son para­dis. C’est pour ça que quand on parle d’« enfants vio­lents », il faut dis­tin­guer – comme l’indique J.-A. Miller – « la vio­lence comme émer­gence d’une puis­sance dans le réel et la vio­lence sym­bo­lique inhé­rente au signi­fiant qui réside dans l’imposition d’un signi­fiant maître. »6 Nous pou­vons même dire que le signi­fiant – le signi­fiant sup­port de la langue et de ses modes de satis­fac­tion pul­sion­nelle – est la pre­mière vio­lence qui s’exerce sur le corps. Violence plus ou moins douce – selon qu’il s’agit d’une ber­ceuse ou d’un impé­ra­tif féroce sans per­sonne encore pour lui obéir – mais vio­lence en fin de compte. Dans l’un ou l’autre cas, la vio­lence inhé­rente au signi­fiant est une vio­lence que le sujet peut reje­ter avant même d’arriver à obéir au sens. Nous reve­nons ain­si au cas de l’enfant autiste qui se refuse au lien que le signi­fiant éta­blit avec l’Autre et qu’il res­sen­ti­ra, à par­tir de là, comme une vio­lence insupportable.

C’est pour­quoi, les phé­no­mènes de vio­lence, et très spé­cia­le­ment dans l’enfance, ne sont pas sépa­rables de la rela­tion que le sujet entre­tient avec la pul­sion et avec ce qui limite la jouis­sance pul­sion­nelle. Comme le sou­ligne Lacan, cette limite ne se trouve pas dans la Loi. Elle dif­fère de la simple norme et de la fonc­tion sym­bo­lique du père. Cette Loi, indique Lacan, « seule­ment fait-elle d’une bar­rière presque natu­relle un sujet bar­ré »[6]Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir », Écrits, op. cit., p. 821.. En effet, la loi sym­bo­lique, celle de la cas­tra­tion, n’a pas en soi la pos­si­bi­li­té de limi­ter la jouis­sance, et peut même par­fois pous­ser le sujet vers ce ter­ri­toire, tel que Lacan nous le démontre dans le cas de Sade et sa rela­tion à la loi kan­tienne. La loi ne fait rien d’autre qu’inscrire ce que Lacan nomme ici « une bar­rière presque natu­relle » – et tout le pro­blème est dans ce « presque ».

Nous pou­vons trou­ver une figure de cette Loi du désir dans une notion que Lacan n’indique pas de manière expli­cite mais qu’il me semble per­ti­nent de signa­ler concer­nant la pro­blé­ma­tique des « enfants vio­lents ». C’est la figure de l’autorité, pas néces­sai­re­ment celle de l’autorité pater­nelle ou l’autorité de la norme légale, elle peut même s’opposer à celle-ci. C’est l’autorité de l’autorisation du sujet dans son désir et dans la ces­sion du pou­voir à la parole.

Cet usage de la force n’est pas néces­sai­re­ment phy­sique, et ne s’apparente pas à une subite émer­gence du réel. Il s’agit plu­tôt de la vio­lence comme pro­duit du sym­bo­lique même, lorsque le sujet se trouve dans l’impossibilité de résoudre les impasses de l’imaginaire, de la riva­li­té et des ten­sions agres­sives. Cette vio­lence est cor­ré­lée à la perte d’autorité du signifiant-maître en tant que tel. Disons que dans la mesure où le sujet ne peut pas s’autoriser de la Loi du désir sou­te­nue dans ce signifiant-maître, la vio­lence sur­git par néces­si­té, la vio­lence du sym­bo­lique qui règne déjà là, dans les confins de la parole.

Dans cette pers­pec­tive, accueillir la divi­sion du sujet en rela­tion au signifiant-maître, obte­nir cette divi­sion qui ins­crit, trans­crit dans le sym­bo­lique la divi­sion du sujet face à la pul­sion, est un mode de trai­te­ment pos­sible de la vio­lence. Dans tous les cas, c’est le mode de trai­te­ment que le psy­cha­na­lyste peut offrir en tant qu’il n’est pas « gar­dien de la réa­li­té »[7]Lacan J., « De la psy­cha­na­lyse dans ses rap­ports avec la réa­li­té », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 359, Miller J.-A., « Enfants Violents », op. cit., p. 207.. Au lieu de pré­tendre trai­ter la vio­lence depuis le « prin­cipe de réa­li­té », posi­tion que nous trou­vons fré­quem­ment dans les modes de trai­te­ment par dres­sage ou modi­fi­ca­tion com­por­te­men­tale, il s’agit de faire en sorte que le sujet lui-même – et cela en com­men­çant par l’enfant consi­dé­ré comme sujet res­pon­sable de ses actes – devienne gar­dien du prin­cipe du plai­sir en tant que vraie limite de la jouis­sance de la vio­lence. Ce n’est pas une tâche facile ni confor­table, mais c’est la seule façon ana­ly­tique d’accueillir et de trai­ter le recours à la vio­lence pour trou­ver en elle la divi­sion du sujet, divi­sion qui implique d’être dans le monde comme par­lêtre.

Miquel Bassols

Extrait du texte ori­gi­nal « Acto de Violencia » paru in Rayuela, Publication Virtuelle du Nouveau Réseau CEREDA Amérique : www​.revis​ta​rayue​la​.com/​e​s​/​0​0​4​/​t​e​m​p​l​a​t​e​.​p​h​p​?​f​i​l​e​=​N​o​t​a​s​/​A​c​t​o​-​d​e​-​v​i​o​l​e​n​c​i​a​.​h​tml. Texte tra­duit de l’espagnol par Valeria Sommer et Victor Rodriguez.

Notes

Notes
1 Pedrolo M. de, Acte de vio­lèn­cia, Valencia, Sembra llibres, 2016.
2 Miller J.-A., « Enfants Violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017.
3 Lacan J., (1960), « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 827.
4 Note de la tra­duc­tion : En espa­gnol « pega­do », « tapé » lit­té­ra­le­ment. En fran­çais, on retrouve l’utilisation de col­ler comme taper : « Je vais t’en col­ler une ». Nous avons choi­si de tra­duire par col­ler qui équi­voque et garde un poids de « violence ».
5 Lacan J., « Introduction au com­men­taire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 375. 
6 Lacan J., « Subversion du sujet et dia­lec­tique du désir », Écrits, op. cit., p. 821.
7 Lacan J., « De la psy­cha­na­lyse dans ses rap­ports avec la réa­li­té », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 359, Miller J.-A., « Enfants Violents », op. cit., p. 207.

Inscrivez-vous pour recevoir le Zapresse (les informations) et le Zappeur (la newsletter)

Le bulletin d’information qui vous renseigne sur les événements de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et des réseaux « Enfance » du Champ freudien, en France et en Belgique et Suisse francophone

La newsletter

Votre adresse email est utilisée uniquement pour vous envoyer nos newsletters et informations concernant les activités de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant et du Champ freudien.