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Amour et éthique
dans les pratiques de protection de l’enfance

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La pro­tec­tion de l’enfance est appré­hen­dée à l’aune d’un savoir déve­lop­pe­men­tal stan­dar­di­sé qui pré­tend valoir pour tous, écueil struc­tu­rel des poli­tiques. Le rap­port[1]Arnaud-Melchiorre G., « Rapport de la mis­sion La parole aux enfants. À (h)auteur d’enfants », jan­vier 2022, dis­po­nible sur le site du gou­ver­ne­ment. de Gautier Arnaud-Melchiorre – sur lequel la der­nière loi de pro­tec­tion de l’enfance du 7 février 2022 s’appuie – recueille les paroles d’enfants pla­cés et mérite, à ce titre, toute notre atten­tion. Un enfant ne consent pas tou­jours à s’identifier à son inté­rêt dit supé­rieur tant son inté­rêt sub­jec­tif immé­diat – en par­ti­cu­lier sa satis­fac­tion pul­sion­nelle – le presse. Ce rap­port s’ouvre avec la chan­son de Jacques Brel Quand on a que l’amour. Or, l’amour ne per­met pas tou­jours « à la jouis­sance de condes­cendre au désir[2]Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 209. ». Un impos­sible à sup­por­ter demeure. C’est ce qui est si décou­ra­geant. Cela pro­voque en retour des contre­coups agres­sifs tant du côté des pro­fes­sion­nels que du côté de l’enfant. Dans un texte écrit en 1988, Nicole Tréglia expose ce que peut l’éthique de la psy­cha­na­lyse dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial. Lorsque le tra­vailleur social s’identifie à la souf­france de l’enfant, com­ment limi­ter la « conta­gion des affects » du fait de la proxi­mi­té de la jouis­sance et de l’amour[3]Tréglia N., « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial », Actes de l’ECF, octobre 1988, p. 50–52. ? Comment sou­te­nir le désir du pra­ti­cien au-delà de vou­loir le bien de l’enfant ? Via la psy­cha­na­lyse, N. Tréglia nous invite à trouer le savoir déjà-là afin de « pro­duire un manque dans le savoir qui est sup­po­sé dans l’aide[4]Ibid. » et tout aus­si bien dans l’amour.

Rêve d’harmonie

Les dits inté­rêts supé­rieurs de l’enfant relèvent sou­vent du registre ima­gi­naire, de « la dimen­sion de la pas­to­rale[5]Lacan J, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psy­cha­na­lyse, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 107. », que Lacan sou­ligne dans son Séminaire L’Éthique de la psy­cha­na­lyse. Cette dimen­sion prêche l’harmonie entre l’homme et la nature. Confondant besoin, demande et désir, ain­si qu’instinct et pul­sion, elle occulte com­plè­te­ment la force inex­tin­guible de cette der­nière. La pas­to­rale, alliée des com­man­de­ments chré­tiens, nous semble éga­le­ment nier l’altérité radi­cale qui nous divise jusque dans la dyade mère–enfant. Le para­doxe de cette conscience morale que Lacan pré­fère nom­mer « éthique sau­vage[6]Ibid., p. 108 : « éthique sau­vage, non culti­vée, telle que nous la trou­vons fonc­tion­nant toute seule, spé­cia­le­ment chez ceux à qui nous avons affaire en tant que nous avan­çons sur le plan du … Continue rea­ding» est qu’elle pousse à la culpa­bi­li­té, à la haine de soi et de l’autre tant ce qu’elle com­mande est impos­sible[7]Campos A., Ce que com­mande le sur­moi, Impératifs et sacri­fices au XXe siècle, Rennes, PUR, 2022, p. 102.. Cette volon­té de retour à mère nature est un mirage qui fait l’impasse sur la méchan­ce­té de l’homme, voire l’exacerbe et ne suf­fit pas plus à résor­ber le malaise dans la civi­li­sa­tion que repré­sente l’enfant pla­cé. La psy­cha­na­lyse ne croit pas en la famille comme natu­relle. Il n’y a pas l’homéostase et l’instinct mater­nel dont la pas­to­rale rêve.

Cette idéo­lo­gie de la paren­ta­li­té s’infiltre éga­le­ment dans la pente à inter­pré­ter les com­por­te­ments de l’enfant à par­tir des évé­ne­ments de son his­toire, ce qui est « à situer dans le registre de la maî­trise[8]Tréglia N., « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial », op. cit., p. 51. » d’un savoir déjà-là. La psy­cha­na­lyse se refuse à ins­crire de manière sys­té­ma­tique et méca­nique la cause de la souf­france des enfants dans les défaillances paren­tales et/ou dans la sépa­ra­tion elle-même. N. Tréglia fait l’hypothèse que si tant d’efforts sont déployés pour condam­ner ces « mau­vais parents », c’est parce qu’ils révèlent ce qui rate tou­jours, un reste irré­sor­bable, celui de l’agressivité, reje­ton de la pul­sion de mort. Toutes les légis­la­tions n’y chan­ge­ront rien, mais, comme le pro­pose Armand Zaloszyc, elles font tout de même sup­pléance au déclin de la fonc­tion pater­nelle, sup­pléance insuf­fi­sante, certes, « mais, interroge-t-il, en est-il une autre qui soit vivable[9]Zaloszyc A., Du com­plexe d’Œdipe à l’intérêt supé­rieur de l’enfant, Le Point-virgule, n°7, novembre 1997, p. 98. ? »

Nuances

Si l’objet est struc­tu­rel­le­ment et « éter­nel­le­ment man­quant[10]Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 164. », les effets du manque d’objet dans la réa­li­té sont-ils pour autant à balayer ? Les effets rava­geants lorsque l’appel de l’enfant reste sans réponse et le cri sans signi­fi­ca­tion, ne peuvent être igno­rés. On ne naît pas tous dans le même bain de lan­gage, les « carences de l’entourage sym­bo­lique[11]Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la rai­son depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 519. » sont donc très variables. Certains ont davan­tage à faire à une eau crou­pie sans ossa­ture sym­bo­lique où la ques­tion des places peut être tuée dans l’œuf. Le malaise est de struc­ture, mais il y a une dif­fé­rence entre « l’épreuve de sa mort en tant que le sujet dis­pa­raît sous le signi­fiant[12]Tréglia N., « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial », op. cit., p. 51. », épreuve qui touche cha­cun, et le risque de mort réelle qu’un enfant peut éprou­ver au quo­ti­dien. Serge Cottet sou­ligne ces nuances : « Dans l’affaire d’Outreau, les obser­va­teurs décrivent un uni­vers sans com­mune mesure avec l’environnement coton­neux du petit Hans ou de l’enfant freu­dien ; un monde de brutes où nul roman fami­lial ne sau­rait même prendre ses sources. Nulle règle, nulle loi, ni quoique ce soit du Nom-du-Père pour régu­ler une jouis­sance impo­sée aux enfants, qu’ils aient été mêlés ou non aux orgies. […] La pro­mis­cui­té qua­si ani­male qui nous est décrite semble exclure, par sa sau­va­ge­rie, toute pos­si­bi­li­té de fic­tion[13]Cottet S., « L’enfant, ses “théo­ries sexuelles”, son pédo­phile », La Petite Girafe, n°25, juin 2007, p. 29. ».

Dès lors, com­ment arti­cu­ler ce qui est de struc­ture et ce qui tient du réel ren­con­tré par ces enfants ? Comment, dans un tel envi­ron­ne­ment, faire le choix de l’aliénation signi­fiante ? À quoi s’aliéner ? C’est peut-être là que nous pou­vons sai­sir le choix fait par un sujet qui relève de la dite débi­li­té men­tale telle que Lacan l’entend, c’est-à-dire flot­ter entre deux dis­cours[14]Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 131., de n’être ins­tal­lé dans aucun discours.

Aliéné à soi-même

N.Tréglia repère éga­le­ment une dette inver­sée[15]Tréglia N., « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial », op. cit., p. 52. chez cer­tains sujets qui consi­dèrent, en rai­son de leurs mal­heurs, qu’ils n’ont pas à en répondre et que l’Autre leur est rede­vable, ne pre­nant alors aucune part dans ce qui leur arrive, per­dant ain­si leur digni­té. Ce n’est pas sans évo­quer « la dette ravie » que Lacan expose en 1961 dans son Séminaire Le Transfert : « c’est la dette elle-même où nous avions notre place qui peut nous être ravie, et c’est là que nous pou­vons nous sen­tir à nous-mêmes tota­le­ment alié­nés[16]Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 358–359. ». La dette sym­bo­lique que l’enfant contracte à l’égard de ses parents a, par la culpa­bi­li­té qu’elle implique, une fonc­tion de régu­la­tion, de tem­pé­rance du lien à l’Autre. L’idée de « leur devoir quelque chose » orga­nise un rap­port à la struc­ture, donne une place dans l’Autre. Or, lorsqu’un sujet a affaire à un Autre hors-la-loi, non res­pec­table où il ne peut se loger, le risque pour lui est d’être désar­ti­cu­lé du sym­bo­lique ( ou du lan­gage ?). Figé dans le réel, il est « réduit à incar­ner une véri­té essen­tielle[17]Dhéret J., « À pro­pos de l’inceste », @-trait du CIEN, n°18, novembre 2020, p. 26. ». Comment peut naître un désir dans ces condi­tions d’aliénation à soi-même ? Comment construire un mini­mum de sem­blants et de pos­si­bi­li­tés de fiction ?

Un enfant dont les parents sont incar­cé­rés et déchus de leurs droits m’a beau­coup ensei­gnée à ce sujet. Il ne cesse de vou­loir se décol­ler de ce pas­sé et de cette assi­gna­tion à l’enfant mal­trai­té. S’appuyant sur le trans­fert, il tente de s’auto-nommer, il change l’orthographe de son pré­nom dès nos pre­mières ren­contres – ce qui est enté­ri­né par l’institution qui l’accueille. En outre, il use de mon bureau comme d’un espace de dés­in­tri­ca­tion, consti­tuant plu­sieurs dos­siers pour que les rares paroles sur son pas­sé ne conta­minent pas ses pro­duc­tions pré­sentes. En arri­vant dans son nou­veau lieu de vie, il dit être « cho­qué » par la façon dont Noël se fête. Cette fête de famille est, pour lui, asso­ciée aux débauches les plus sor­dides. Dès lors, il met beau­coup d’énergie à « sau­ver Noël ». Se mettre à croire au père Noël lui per­met, pen­dant un temps, de rêver à une ver­sion du père à figure humaine envers lequel une dette peut se construire.

Responsabilité du sujet

N’est-ce pas au sujet lui-même qu’il revient de don­ner place ou pas aux évé­ne­ments sur­ve­nus dans son his­toire ? « À chaque géné­ra­tion sa res­pon­sa­bi­li­té. Notre cli­nique res­pecte l’histoire, mais c’est une cli­nique de la sépa­ra­tion, puisque c’est une cli­nique du sujet[18]Dhéret J., « À pro­pos de l’inceste », @-trait du CIEN, n°18, novembre 2020, p. 26. », indique Jacqueline Dhéret. Charge à l’analyste de main­te­nir vivante l’énigme de ce qui, pré­ci­sé­ment, fait trau­ma­tisme pour un sujet, sans a prio­ri et sans pré­dic­tion du pas­sé. C’est ce que pro­pose le dis­cours ana­ly­tique dont le savoir est « tou­jours devant, à construire, au cas par cas[19]Marty M.-C., « Le CIEN et l’enfant pla­cé », Péril en la demeure. Dans le vif des pra­tiques avec les enfants pla­cés et les familles, publi­ca­tion du CIEN, 2023, p. 6. ». C’est une éthique exi­geante, mais qui per­met de se décol­ler du pathos aveu­glant des situa­tions ren­con­trées. N. Tréglia ponc­tue son texte avec les mots d’Eugénie Lemoine-Luccioni pour qui les humains n’ont pas le choix : « il faut qu’ils demandent à vivre ; sévère impé­ra­tif dont la psy­cha­na­lyse main­tient l’exigence[20]Lemoine-Luccioni E., Psychanalyse pour la vie quo­ti­dienne, Paris, Navarin, 1987, p. 16, cité par N. Tréglia N., in « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment … Continue rea­ding ». Misons sur cette demande qui s’exprime sou­vent à corps et à cris chez des enfants dont les com­por­te­ments bruyants ou les symp­tômes leur per­mettent de s’extraire, a mini­ma, d’un envi­ron­ne­ment par­fois innom­mable. C’est ce qui nous per­met de parier sur une cer­taine res­pon­sa­bi­li­té de ces enfants quant à leur placement.

Notes

Notes
1 Arnaud-Melchiorre G., « Rapport de la mis­sion La parole aux enfants. À (h)auteur d’enfants », jan­vier 2022, dis­po­nible sur le site du gouvernement.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 209.
3 Tréglia N., « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial », Actes de l’ECF, octobre 1988, p. 50–52.
4 Ibid.
5 Lacan J, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psy­cha­na­lyse, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 107.
6 Ibid., p. 108 : « éthique sau­vage, non culti­vée, telle que nous la trou­vons fonc­tion­nant toute seule, spé­cia­le­ment chez ceux à qui nous avons affaire en tant que nous avan­çons sur le plan du pathos, de la pathologie. »
7 Campos A., Ce que com­mande le sur­moi, Impératifs et sacri­fices au XXe siècle, Rennes, PUR, 2022, p. 102.
8, 12 Tréglia N., « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial », op. cit., p. 51.
9 Zaloszyc A., Du com­plexe d’Œdipe à l’intérêt supé­rieur de l’enfant, Le Point-virgule, n°7, novembre 1997, p. 98.
10 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 164.
11 Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la rai­son depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 519.
13 Cottet S., « L’enfant, ses “théo­ries sexuelles”, son pédo­phile », La Petite Girafe, n°25, juin 2007, p. 29.
14 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 131.
15 Tréglia N., « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial », op. cit., p. 52.
16 Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte éta­bli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 358–359.
17, 18 Dhéret J., « À pro­pos de l’inceste », @-trait du CIEN, n°18, novembre 2020, p. 26.
19 Marty M.-C., « Le CIEN et l’enfant pla­cé », Péril en la demeure. Dans le vif des pra­tiques avec les enfants pla­cés et les familles, publi­ca­tion du CIEN, 2023, p. 6.
20 Lemoine-Luccioni E., Psychanalyse pour la vie quo­ti­dienne, Paris, Navarin, 1987, p. 16, cité par N. Tréglia N., in « Référence à l’éthique psy­cha­na­ly­tique dans un ser­vice de pla­ce­ment fami­lial », op. cit.

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