Nathan, 4 ans, est suivi dans l’institution en raison d’une malformation congénitale le privant de l’usage de ses jambes. Lors des premières rencontres, Nathan a un regard étrange : tantôt traversant l’autre, tantôt plus « habité ». Je remarque qu’il grogne, sa mère me précise qu’il imite Hulk. D’ailleurs, il vient souvent avec une main de Hulk en papier mâché qu’il porte comme un gant. Il ne dit que quelques mots qui semblent empruntés à des films de super-héros. Son énonciation ne semble pas être en jeu.
Si je lui pose une question, Nathan peut s’arracher les cheveux ou se frapper. Mes paroles ne sont pas anodines, elles le frappent, et lui ne peut rien en dire. Cela ne va pas sans m’évoquer le point que souligne Jacques-Alain Miller dans son texte d’orientation : « La violence chez cet enfant est-elle une violence sans phrase ? Est-ce la pure irruption de la pulsion de mort, une jouissance dans le réel ? »[1] Il se calme très difficilement. Sa mère y parvient en lui donnant un biberon de lait, rabattant la demande sur le besoin.
Après quelques temps, je constate que je n’ai pas rencontré Nathan. Je décide de le recevoir seul. Nathan me demande le « ballon-lune », un objet qu’il voit lorsque je le porte vers ma salle. Assise à terre, je fais rouler la balle vers lui et il me la renvoie. Il émet une vocalise, je l’imite, il sourit et j’ajoute un nouveau son à chaque échange. Ensuite, je m’allonge sur le flanc près de lui. Il rampe vers moi et approche son visage très proche du mien. Ses yeux sont à cinq centimètres des miens, il dit : « C’est mes yeux » en touchant la peau sous mon œil. Je répète : « C’est mes yeux ? » Puis, il touche mon bras, mes côtes et ma jambe précautionneusement.
Lors d’une autre séance, je le trouve dans la salle d’attente avec une voiturette qu’il propulse avec ses bras, il roule vers moi en souriant, l’effroi dans son regard a disparu. Dans ma salle, nous avons quelques échanges sur le même mode que la séance précédente, il est joyeux. Il souhaite remonter sur sa voiturette mais tombe. La violence sur lui-même reprend de plus belle. Assise sur mon petit tabouret à roulettes, je le prends contre moi, son dos est contre mon ventre. Cela le calme, il me faudra le raccompagner à sa mère en roulant ainsi. Le ballon-lune a, semble-t-il, été le support à notre rencontre.
Après quelques mois, Nathan vient avec un masque d’Iron man. Si sa mère lui demande de l’enlever pour me saluer, il se frappe. Dans mon bureau, il me désigne et dit : « Hulk », lui est « Iron man », il veut qu’on se bagarre. Je repère qu’il est très vite envahi, je lui dis : « Je ne veux plus jouer avec Iron man, je préfère jouer au ballon-lune », il accepte en gardant le masque. Lors d’un échange du ballon, celui-ci disparaît sous un fauteuil, je dis : « Caché », il éclate de rire et dit : « Le revoilà ! » quand je le lui montre. Il enlève alors son masque et me le donne. Nous continuons à échanger la balle. Comme je tarde à récupérer le ballon, il me lance les coussins, je lui rends. Ensuite, il me lance la main de Hulk, je la lui rends et ainsi de suite. Les échanges se reproduiront pendant plusieurs semaines avec ces mêmes objets. Quelque chose enfin se déplace pour Nathan, produisant un circuit qui inclut l’autre et la possibilité d’une absence.
Depuis, au fil du suivi, Nathan parle mieux et ne se blesse plus ; depuis la rentrée, il est scolarisé à plein temps. Un jour, en m’apercevant au loin dans le couloir, il m’interpelle en criant mon prénom pour la première fois. Sa mère me précise qu’il distingue mon prénom et celui de la psychomotricienne. Un monde s’est ouvert pour Nathan.
* Ce cas a fait l’objet d’une première publication dans le Courtil en ligne numéro 24 de janvier 2019 intitulé “Pratiques hors les normes”.
[1] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin, coll. La petite Girafe, 2017, p. 203.