« La fiction est aujourd’hui reconnue pour être par excellence le mode discursif sous lequel s’inscrivent les petits d’homme dès qu’ils se mettent à parlêtrer à qui mieux mieux. » [1]
Un petit garçon de dix-huit mois est présent dans une pièce où la télévision vient d’être allumée. Un documentaire animalier est diffusé : un loup, brusquement, se jette sur une proie et la dévore. Sidération des adultes présents qui assistent à la scène et n’en disent pas un mot. L’enfant se débrouille mieux. Il se lève et dit : « Dehors ! » en imitant le geste du papa qui, dans Mon papa d’Anthony Browne, met le grand méchant loup à la porte. « Mon papa n’a peur de rien, pas même du grand méchant loup », écrit l’auteur.
Si ce jeune enfant a pu prendre appui sur le livre, c’est parce que ce signifiant était déjà important pour lui. « Dehors ! » est en effet un de ses premiers mots. Il le prononce avec joie lorsqu’il entend son père ouvrir la porte de la maison. « Dehors ! » nomme le lieu où se trouve encore son père qu’il va retrouver. L’enfant anticipe la présence du père qu’il appelle de ses vœux. Être présent ou absent, entrer ou sortir sont déjà des concepts dont l’enfant fait usage avec le signifiant « Dehors ! ».
Lorsque l’image angoissante du loup surgit, il utilise ce mot qu’il a déjà en réserve. Dire : « Dehors ! » en imitant le geste du papa constitue pour ce jeune enfant un appel au père.
Le soir, au moment du coucher, le petit garçon demande à ses parents de lui lire plusieurs livres, pas sans lien avec la scène qui s’est déroulée dans la journée.
L’enfant choisit d’abord Mon papa. Sa mère lui lit ce livre depuis plusieurs mois et a pris l’habitude de dire : « Dehors le loup ! », en mimant le geste du papa. L’enfant reproduit ce geste au moment où sa mère lit le passage en question. Il prend donc appui sur l’image du livre, sur le corps en mouvement de sa mère et sur ce signifiant majeur pour lui « Dehors ! ».
Le petit garçon demande ensuite Manger un loup de Cédric Ramadier, l’histoire d’un cochon qui en a assez que ce soit toujours le loup qui mange le cochon. Il commence sa recette de soupe au loup jusqu’au moment où le loup surgit et provoque sa fuite. Avec ce livre, l’enfant joue sur l’angoisse liée au surgissement du loup. Il aime beaucoup cette histoire et a repéré à quel moment le loup entre en scène. Le petit garçon se fait ici acteur de ce qui s’est joué pour lui dans l’après-midi : là où le loup a surgi sans prévenir ; il anticipe avec le livre l’inquiétante apparition.
Puis, l’enfant choisit Par la fenêtre d’Émile Jadoul. Un pas de plus est fait : les animaux anticipent l’arrivée du loup qu’ils guettent par la fenêtre. Quand enfin le loup surgit, c’est pour souffler les bougies d’un gâteau d’anniversaire. L’image du loup dans le livre fait retomber l’angoisse liée à l’attente de son apparition. Quant au gâteau d’anniversaire, il vient se substituer aux animaux que l’on croyait susceptibles d’être croqués. Durant la lecture du livre, le petit garçon et son père se serrent la main chaque fois qu’un nouvel animal entre dans la maison.
Dernière histoire choisie : Boum bam boum de Jeanne Ashbé, le livre ne met plus en scène un loup mais un enfant qui se prénomme Lou. On observe l’effet de pacification des histoires précédentes : un loup angoissant, susceptible de dévorer se réduit désormais à un signifiant qui peut circuler.
Après la lecture de ces quatre histoires, le petit garçon s’endort tranquillement.
L’usage des livres a permis à ce jeune sujet de dix-huit mois d’humaniser un réel inquiétant. Le loup – jouissance orale qui fait irruption – devient un signifiant qui peut se traiter en s’articulant à un autre signifiant, « Dehors ! », que l’enfant avait déjà en réserve. Le livre où se mêlent, par le truchement du corps, images et mots, constitue un semblant permettant de s’approcher de l’objet d’angoisse tout en s’en préservant.
[1] Roy D., « Fictions d’enfance », La Cause du désir, n° 87, mai 2014, p. 8.