Assiste-t-on à une bascule dans les prises en charge des enfants et des adolescents aujourd’hui, qui verrait glisser leur principe directeur de « la protection de l’enfant » à la protection contre lui ? Police appelée dans les institutions et les écoles, professionnels formés aux techniques de self-défense, voire protégés par des gardes du corps : le recours à la force et à l’autorité brute se banalise. Avons-nous tellement peur de ceux dont nous nous occupons ? Cette peur qui paralyse et nous expulse de notre fonction, ne nous met-elle pourtant pas de facto dans la position de prendre un coup ? Ce numéro du Zappeur explore quelques façons de saisir cette impasse, et d’en sortir !
Martine Revel ausculte ainsi l’enfant maléfique de nos contes ultracontemporains. Cette figure inquiétante, familière des amateurs de films d’horreur, que représente-t-elle qui fait mouche par l’angoisse qu’elle inspire ? Objet ordinaire de notre attendrissement, l’enfant s’avère dans ces fictions l’ennemi intime et étranger à la fois dont nous ne parvenons pas à nous séparer. Mais cela reste une fiction, avec laquelle nous jouons à nous « effrayer…avec délice ».
La solution à l’impasse des violences en miroir réside-t-elle dans l’éducation positive, promue récemment par le Conseil de l’Europe[1]Cf. https://rm.coe.int/16805a920c, p. 17. ? Delphine Jézéquel dissèque les postulats de la « communication non-violente » qui en est un des fondements, méthode censée expurger de toute hostilité, colère ou conflit l’adresse à l’enfant – dont l’hypothèse principale implique qu’en retour, l’enfant n’en produirait donc pas non plus. C’est magique ! La violence disparaît du tableau – comme à la fin d’un conte de fée ou d’une comédie romantique hollywoodienne. C’est faire comme si le symbolique pouvait tout éponger des vagues pulsionnelles, parfois des tsunamis, qui animent le corps vivant.
Dans un texte d’orientation traduit et ramassé pour ce numéro, Miquel Bassols réfute implicitement les thèses de la non-violence. Il montre comment l’absence de toute manifestation agressive peut s’avérer être d’une grande violence, quand aucune échappatoire ne lui est laissée. Quelle autre issue – sinon le sang – à une telle dictature ? Certains enfants le savent, ceux dont le silence, les regards détournés, la longue bouderie sont les seules armes pour répondre au piège du commandement de gentillesse des parents ou des éducateurs. Ma gentillesse dans ta gueule ! – Pour ainsi dire…
M. Bassols souligne ainsi l’intérêt de distinguer la violence de l’agression, l’acte de l’action. Il déplie comment, selon les cas, la violence ne se voit pas située au même point de la structure – diagnostique, mais, au-delà, dans toutes ses infinies variations. Dans une démonstration passionnante sur le rapport de l’acte à la violence, il indique que c’est à la frontière où le corps vivant et la parole se dépossèdent que se joue toute possibilité d’un acte, « là où la pulsion cesse d’être ancrée au signifiant pour apparaître comme ce qui est toujours dans sa limite pure pulsion de mort ». Chaque acte porte ainsi en lui-même la trace de la violence foncière qu’il a fallu pour arracher du monde la première représentation, de l’Autre le premier objet, du moi la première limitation.
Relisant Freud, Hélène Deltombe rappelle aussi que « la violence est notre lot » : loin d’être un excès accidentel ou pathologique, elle est le climat natif de tout sujet en devenir, aux prises avec la jouissance de son corps, mais aussi ce qui, déjà, de l’Autre le détermine. Elle nous précise les conditions de son éclosion, pas sans reste de violence, dont ceux qui accompagnent l’enfant ont à tenir compte.
Cela n’en passe pas nécessairement par la gentillesse ou l’empathie, moins efficaces qu’elles ne sont vissées, bien plutôt, à l’idéal des partenaires de l’enfant. La gentillesse ne produit pas la gentillesse – fait têtu dont il s’agit de tirer conséquence. On ne sait pas, a priori, à quel Autre le sujet a ordinairement affaire. « Oh tu as craché dans le café, c’est dégueulasse ce que tu m’offres ! » – ainsi répondait un enfant à l’offre gentille d’une boisson chaude par son éducatrice. Certains enfants ont eu comme partenaire dès l’origine un Autre qui ne leur fait pas de cadeau. L’accueil bienveillant quand l’Autre méchant est attendu peut produire des ravages ! L’empathie n’a jamais suffi et, plutôt, encombre. Si c’est la chaise sur laquelle on assoit sa pratique, le moindre échec la retire brutalement, et fout tout le monde par terre ! Il sera tentant alors, de faire de l’enfant ce monstre maléfique de film d’horreur qui ne vous veut pas du bien.
Emmanuelle Chaminand Edelstein montre dans son texte combien il est utile de se décaler de la recherche d’une causalité à l’acte violent ignorée du sujet lui-même, débordé, sans quoi l’on risque l’escalade sans fin du rapport de forces. Cherchons plutôt les « conditions de l’explosion ». Pour N. dont elle présente la vignette, c’est le débordement d’une excitation sexuelle inassimilable. C’est alors l’intérêt porté à sa « console » et à ce que les jeux opèrent d’adoucissement de la pulsion en rassemblant son corps qui permettra a minima de la dialectiser.
Dans son texte d’orientation à notre Journée, Jacques-Alain Miller incite certes à « procéder avec l’enfant violent de préférence par la douceur, [mais] sans renoncer à manier, s’il faut le faire, une contre-violence symbolique »[2]Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin éditions, coll. La petite Girafe, 2017, p. 207. – proposant une issue à cette opposition factice. M. Bassols évoque, lui, dans son texte la seule autorité qui vaille, celle de « l’autorisation du sujet dans son désir et dans la cession du pouvoir à la parole. » Ce dont il va s’agir pour construire sa position, c’est de repérer les coordonnées du boom de la violence, le point de réel en jeu pour l’enfant – qui, hors-sens, ne nous vise pas.